« Notre cause est juste : parce que si la vie cesse d’être sacrée,
la matière, toute la matière ne sera plus qu’une sourde folie. »
(Sony Labou Tansi, L’Anté-peuple, p. 188-189)
être poète, de nos jours, c’est vouloir de toutes ses forces,
de toute son âme, et de toute sa chair,
face aux fusils, face à l’argent qui lui aussi devient un fusil,
et surtout face à la vérité reçue […]
qu’aucun visage de la réalité humaine
ne soit poussé sous le silence de l’histoire." [1]
Ainsi quand les mots font l’humour, c’est aussi bien un acte poétique qu’un acte politique. Il s’agit de proposer une nouvelle conception de la langue pour une esthétique établissant un nouveau pacte de lecture dans lequel le lecteur est pris en compte dans l’écriture ; un lecteur au fait des ruses du poète, qui sait habiter les failles du langage, et est armé par là même contre les manipulations politiques. [2]
L’autre langue : vers une esthétique de la cruauté
L’œuvre de Sony Labou Tansi manifeste un souci majeur, celui de la quête d’une langue, au-delà de celles pratiquées quotidiennement, que ce soit le français ou les langues maternelles ; langue qui, excédant toutes les amarres historiques et sémantiques, chercherait à coller au plus près à la force et à la puissance des émotions et des vécus, à leur caractère déstabilisant et unique, pulvérisant les préjugés et les entraves, les limitations régionales et linguistiques.
Cette quête implique néanmoins l’interrogation de l’appartenance à un peuple, à son vécu, à son ressenti, à sa vision du monde qui se construit sur sa mythologie, les figures culturelles basiques qui le caractérisent, et sur son expérience de l’Histoire.
Cette quête est accompagnée chez Sony Labou Tansi d’un travail littéraire, d’une ample réflexion qui porte en profondeur sur la place de la littérature chez un peuple, mais aussi dans le monde. Il lui est confié la fonction d’éveil avec ce que cela entraîne d’attention vers le langage et donc, de transformations du texte.
Cette réflexion s’accompagne d’un rythme et d’un souffle portés notamment par une écriture que l’on peut qualifier d’écriture poétique, en ceci qu’elle développe et travaille la fonction phatique et expressive du langage. L’attention portée à la forme dans les romans et les poésies de cet écrivain révèle une tension, ce que l’on pourrait appeler une discursivité innovante. Elle implique une suspension du texte et une déstructuration, donc une violence faite au texte. Mais cette démarche cherche aussi la création et l’inscription dans le tissu textuel de ce qui est le vécu, l’instant, la présence au monde, à travers les déterminations qui rentrent en jeu et l’accompagnent.
« Il est ici une sorte de lieu commun dont je voudrais faire ici l’économie, qui consiste à dire que la violence qui sévit en Afrique ne peut avoir d’autre traduction littéraire que l’éclatement des formes. Les textes les plus bousculés, les intrigues contrariées, les personnages déstructurés, la syntaxe rebelle ou le lexique outrancier seraient un effet de violence qui s’exerce ici et là sur le continent.(…)Il n’y a plus de violence possible dans un univers totalement livré au chaos. Une littérature déstructurée ne saurait plus faire passer aucune violence, tout au plus le ronronnement monotone d’un magma verbal. Les conditions d’une écriture violente sont au contraire liées à une hyper attention aux formes. » [3]
Si les textes de Sony Labou Tansi révèlent incontestablement un foisonnement, une richesse qui confine quelquefois à l’illisibilité, il n’en demeure pas moins qu’une vision du monde s’installe progressivement et laisse apparaître un souci de nommer « l’être là », en mettant en jeu un certain nombre d’idées et de représentations au centre desquelles se trouve la quête de l’homme avec les questions qui l’accompagnent : monstre complexe nourri de la folie du pouvoir ou simple hère qui cherche à survivre et à éviter l’usage de la violence dans un monde déréglé par les abus et la mort scandaleusement brandie au bout de chaque arbitraire ?
Au-delà des faux semblants, des habitudes qui bornent nos univers et nos perceptions, des discours idéologiques de tout acabit, qu’ils soient de récupération ou autres, il s’agit aussi pour Sony de retrouver la vie, la vraie vie, celle qui, aux dires du poète, serait ailleurs ; cet ailleurs serait toujours à réinventer dans la distance, le désenchantement, le refus ; à approcher par petites touches, à expérimenter, à nommer avec plus de fraicheur et de violence.
Dans ce cadre, il s’agira pour l’écrivain de forger deux voies royales qui vont dans ce sens : créer une esthétique de la cruauté qui déstabilise en s’appuyant sur la surprise et en stupeur.
Violence et titubation du texte
Ces états du texte sont liés à un certain nombre de figures du doute et de la titubation, instants de flottement sémantique et syntaxique, que le texte met en place et qui servent à souligner un état « primordial » [4], dirons-nous en rapport avec la vie, dans ce qu’elle a de saisissement surprenant et terrible.
On peut d’abord dire que dans le roman L’ante-peuple, l’association ambivalente est perceptible comme si Sony voulait faire ressortir l’aspect de Janus que revêt la vie : porte d’enfer et porte de lumière, associant la promiscuité de l’amour et du sexe le plus cru, de la bêtise et de l’intelligence ; cette coïncidence est au centre de l’expérience et de l’esthétique de la cruauté voulue par l’écrivain.
Au-delà du propos politique, la création de Sony creuse en amont la poétique de la vie, de l’existence et des fulgurances qu’elle entraîne, des ambiguïtés qu’elle pose et auxquelles l’homme, tout comme le poète, doit faire face.
« Il aimait le mot « merdant », comme le mot « moche », il les trouvait enveloppés d’une curieuse magie, ils lui fendaient l’être en deux, et, entre les deux quartiers de lui, l’un aussi étranger à l’autre qu’à lui-même, une brillante mèche de néant—en lui, une zone de néant—qu’il fallait peupler de quelque chose—quelque chose pris en lui-même, quelque chose qu’il n’avait jamais trouvé. Si bien qu’il essayait : la main gauche, le pied, le cœur, la fatigue, le travail, le vin, la danse, les femmes, le moche, le merdant, n’importe quoi plutôt que le vide, car le vide tue et déroute. Le vide, c’est la mère du désespoir. Dadou s’efforçait de ne pas désespérer. La vie, même quand elle tomberait, il y croirait encore. » [5]
Dadou est donc un personnage caractérisé par ce vécu partagé, cette sensation aiguë de la duplicité du monde qui l’entoure et la difficulté du choix que cela implique, par un malaise enfin qui est à l’origine de ce flottement de son être, de son comportement qui semble comme ralenti, ou indécis. Son extrême sensibilité se traduit notamment comme nous le notons dans la citation plus haut par une attention particulière prêtée à des mots, qui en deviennent des vocables, c’est-à-dire des mots dont la signification est actualisée, en étroit rapport avec l’instant, l’événement et la manière avec laquelle ils sont vécus, dans l’intensité, le désarroi et quelquefois même le ravage. Ils acquièrent ainsi une mortelle matérialité :
« Le cœur, répéta Dadou. C’est le cœur qui peut-être nous trahit. Tout le reste nous est fidèle. Mais je n’ose plus parler. Parce tous ces mots que je beugle, après en moi, c’est des trous. Pleins de rats. Plein d’asticots. Tous ces mots. Je n’ose plus. Le cœur. Oui, le cœur c’est lui qui nous bouleverse. » [6]
S’il a longtemps fait comme les autres dans « cette mocheté » qu’est le monde, en se mariant, en ayant des enfants, en ayant une place dans la société, la rencontre avec Yavelde sera pour Dadou le facteur déclenchant qui va précipiter l’irruption de son altérité, en ravivant ses sensations fondamentales, son expérience du manque et du caractère contradictoire de la vie, à laquelle s’oppose la facilité de vivre de bien d’autres autour de lui :
« …Et le large de la vie, pour y aller, il faut du talent et de la patience. Ici, on n’était pas au pays des talents, ni même des patiences ; c’était le beau pays des mecs à l’aise, facilement heureux ou facilement malheureux. Braves gens pourtant. » [7]
Le texte du roman se caractérise par une double violence donc qui sera liée à cette indétermination du héros qui refuse de posséder, (tout en ressentant des « démangeaisons » comme il les appelle) de se leurrer, et, dans ce sens, d’instituer l’acceptation de l’objet ou du sentiment à double tranchant qu’est l’amour indissolublement lié au désir dans son impétuosité a-sociale ; duplicité d’ailleurs à l’origine des souffrances et des impossibilités de se justifier, et revenant donc à se compromettre dans la jungle des arbitraires :
« A quoi voulez-vous que ressemble, un citoyen directeur amoureux d’une gamine, sinon à un gros cochon dans une grosse cochonnerie. » [8]
La répétition, les figures qui relèvent du chiasme, de l’opposition contrôlée parce que nécessairement complémentaire, de l’antithèse pourtant admise et intégrée en tant que telle dans la compréhension du monde, instituent un univers où l’étrangeté reste un des éléments de base.
Face à cette puissante et dangereuse polyvalence de l’environnement, Dadou se raccroche d’abord à la raison, à la morale, à la société avant de chavirer et de se permettre le délestage, l’abandon :
« Si vous m’aviez vu avant… Et il y a eu mon enfance. Tout a été héroïque. Maintenant, je veux un peu de repos. Un jour de repos dans une vie de feu. » [9]
Ainsi, il y a, dans le roman, avant et après la rencontre avec Yavelde ; il y a avant et après la prison pour le citoyen Dadou, qui passera du statut d’exemple moral à celui d’assassin, de proscrit puis de fou. Ces métamorphoses qui affectent le personnage principal traduisent l’étrangeté et l’arbitraire, caractères qui appartiennent à la vie de façon générale, mais qui sont ici redoublées par le contexte politique et social. Opacité et trouble du monde extérieur donc, auquel répond une opacité intérieure, celle qui est d’ailleurs désignée par le mot « viande ». Ce dernier implique notamment le poids du corps et les déterminismes qui l’enserrent de toutes parts.
Le personnage est entraîné à la fois par les facteurs extérieurs et intérieurs et devient l’emblème même de cette stupeur que la vie provoque, lorsqu’on est submergé dans le flot de la succession des événements et qu’on trouve comme seule réponse, un repli, un reflux de manière à ne pas se compromettre davantage.
Il parle peu, mais monologue beaucoup et crée ainsi ces vocables qui le soutiennent momentanément car ils lui permettent de fixer les vertiges que la vie lui inflige :
« « Qu’est ce que tu veux, chéri, la vie. La vie. C’est toujours lourd. Les mots aussi. Mais maintenant ce qui compte pour moi, c’est ce qui dort sous les mots et non les mots eux-mêmes ; ce qu’il y a sous les vies. » [10]
Les mots sont donc au cœur même de la titubation dont nous avons posé l’importance : ils guident et trahissent ; ils couvrent et découvrent et sont au centre de la duplicité de ce monde. Ils sèment le doute et révèlent la profondeur :
« Le cœur danse sous l’homme, sous la viande, sous le monde entier, sous les habitudes, sous les espoirs mais après le cœur, c’est le néant. Tu ne comprendras pas tous ces mots. A moins de les lire toute la vie. En fait, c’est des mots de sang. Des mots forts, mots-cœurs. » [11]
Le jeu de mots qui clôt la citation traduit le caractère trompeur qui caractérise les mots, leur pouvoir d’illusion et de trahison, tout en désignant leur pouvoir d’entraînement, de désignation, d’éblouissement et de dépassement.
Ils ont la faculté de mettre en place cette esthétique de la cruauté car ils donnent à Dadou et au narrateur le pouvoir de désigner le balancement et l’ambiguïté du monde, l’extrême puissance du dépaysement qu’il entraîne et l’extrême violence de la confrontation avec lui.
Liquidité et fluidité premières
Pourtant, avant tout ce dévoiement, il y avait le fleuve, liquidité basique et fluidité existentielle qui permettait aux êtres de demeurer premiers, c’est-à-dire en jonction avec les besoins primordiaux de l’homme, avec le sens du groupe et de l’amour, avec cet éblouissement éphémère qu’il implique. Si dans la ville, l’homme est exposé aux regards, aux surveillances d’origines diverses et notamment politique, il existe, au bord du fleuve, une toute autre manière de vivre, une frugalité presque édénique et une solitude cruciale.
« Ce côté du pays avait donné le fleuve. Il avait donné le fleuve. Le fleuve avait donné la vie. La vie donnait tout le reste. Elle faisait le pont entre aujourd’hui et les ancêtres. Elle offrait la joie de tuer un poisson. » [12].
« Yealadara interrogea ces flots qui passaient toujours. Elle pensa au peuple des crabes, à la tribu des silures, aux familles de sangsues, à la race des carpes, à la maison des lottes. Elle pensa à la paix, au bonheur et à l’amour. Pour les poissons, il y avait l’homme. Mais c’était moins sale. » [13]
L’eau du fleuve est à l’origine d’une socialité différente, d’un sens du temps et de l’espace différents qui aboutissent d’abord à éloigner l’anthropocentrisme qui caractérise le monde citadin. Ici les hommes sont mêlés aux autres espèces ; ils côtoient d’autres groupes de créatures et prennent d’autres mesures de la socialité. Ils découvrent et assument la cruauté, le caractère abrupt de la vie. Cette relativisation est à l’origine de l’humilité, expérience centrale grâce à laquelle on peut d’ailleurs se positionner différemment par rapport au monde environnant et par rapport à ses enjeux.
Cette fluidité est d’ailleurs recherchée par Dadou : c’est elle qu’il tente de rejoindre à travers la boisson et l’excès qu’il en fait. Il ne trouve la paix que lorsque le monde devient égal, tranquille à travers le regard « imbibé » qu’il porte sur lui.
« Toutes choses étaient liquides. Les rues ondulaient, les arbres, les maisons, le ciel. Tout devenait tellement dense que Dadou n’y avait plus de chemin. » [14]
« Dadou adorait cette vision liquide du monde. » [15]
« Il les aurait de nouveau ces merveilleux moments qui nagent, titubent et butent en vous. Ces moments liquides où tout est liquide. La liquidité dans la pensée, dans la parole, dans les gestes. Elle permet l’élargissement du dedans comme de l’extérieur. » [16]
L’état liquide du monde permet à Dadou de retrouver une facilité à se mouvoir et à percevoir, de se familiariser donc avec la vie et d’intégrer la cruauté, c’est-à-dire le parcours plein de ruptures qu’elle constitue, avec les faiblesses sur lesquelles elle s’articule pourtant de manière décisive.
Il permet également de quitter le divorce d’avec soi, l’excitation du sexe et les pulsions qui en sont les conséquences. Il est à l’origine d’un glissement de soi, d’une souplesse qui permet de gérer l’extrême sensibilité aux choses et au monde et les déboires qu’elle entraîne.
La liquidité, vieux rêve lié à la matière ancestrale et rêvée de l’origine permet, plutôt que de dominer par la force, l’instinct ou la concupiscence, de glisser, de s’adapter au mouvement incessant des métamorphoses, et notamment la plus éprouvante d’entre elles, celle qui implique le retournement contradictoire qui relève encore de la cruauté.
Le parcours vers l’antériorité
Les pièges dont parle le narrateur de L’ante-peuple sont essentiellement ce dédoublement, ce sertissage, cette ombre qui suit de manière indéfectible la lumière. Comment intégrer cet incessant danger, comment dépasser son influence destructrice ? Le texte romanesque travaille alors à deux niveaux pour tenter de construire une réponse à cette question tout en gardant cette duplicité du monde intacte.
Au niveau du récit, le narrateur et avec lui, le personnage ont recours à l’avant, « l’anté », sorte de durée positive (au double sens de ce terme) durant laquelle le citoyen Dadou a accumulé les points positifs de son histoire ; durant lesquels il a forgé sa propre personnalité, son aura sociale. Cette durée peut être assimilée à celle du bonheur de vivre ; il ressemblait alors aux autres, ses actes étaient valorisés, il était intégré socialement, il vivait enfin avec les autres dont il forçait l’admiration [17], même si cela était factice et momentané.
Au niveau de la narration, le travail de l’écriture et du texte mettent en place une reconstruction : grâce à sa démarche, le narrateur reconstruit sous forme de fable déconstruite, la vie ravagée de Dadou ; ce dernier échappe à la folie profonde qui anime les autres, surtout ceux qui sont imbus de pouvoir ; sorte de figure christique, le personnage se sacrifie pour regagner des termes d’entente avec la vie et tenter ainsi de reconstruire son estime de soi et des autres.
Ce processus ne peut se faire d’ailleurs que parmi une autre communauté à laquelle Dadou veut appartenir, ou du moins s’identifier momentanément car elle lutte contre l’injustice. C’est-à-dire qu’elle ne cautionne pas l’arbitraire, et tente ainsi de créer des repères, de rendre possibles les questions créatices.
Cette communauté entretient des relations avec les gens du fleuve, ceux-là mêmes qui ont recueilli Dadou et Yealdara, en leur communiquant un autre code de l’existence, une accointance avec le fleuve qui libèrent d’avec le monde voyeur et désocialisant de la ville et permettent d’envisager autrement les rapports entre hommes et femmes, les rapports entre hommes surtout.
Néanmoins Dadou est conscient qu’il a rejoint une autre rive, celle des morts, ceux qui ont refusé une appartenance sociale faussée par les compromissions, ceux qui veulent mourir pour renaître à la vraie vie, ceux qui ont abandonné tous leurs désirs et vont au bout d’eux-mêmes, dépassent aussi cette dernière instance pour devenir rien, ne plus user de leur conscience.
On retrouve dans le texte du roman des références aux inversions métaphysiques dont la Bible se nourrit, et les mystiques de manière générale.
Le chef qui confie à Dadou la mission de tuer le premier l’énonce plus ou moins explicitement :
« …Nous sommes des morts. Et un mort ne pose pas de question. Un mort, ça pourrit. Vite ou lentement, mais ça pourrit. Les questions, les réponses, nous les laissons aux vivants. » [18]
Dans ce contexte, l’usage du paradoxe est également un des ressorts souterrains du récit, sorte de ressort biblique d’ailleurs avec cette très ancienne parabole des fous que l’on retrouve très clairement exprimée :
« Ce monde-ci est fou. Il n’y a plus que les papiers qui raisonnent, qui pensent, qui respirent. Les hommes, tous les hommes sont bouchés. Tous les cœurs. Toutes les têtes. Tous les sangs. Le seul sang qui circule est celui des papiers. » [19]
Le vieux pêcheur qui énonce cette vérité paradoxale reviendra aussi sur le sens de l’existence et de l’être-là, en parlant du fleuve :
« …Ici pouvaient encore venir tous ceux qui avaient perdu ; je disais perdu, mais il faut rectifier parce que ceux qui meurent ici, c’est « les gagnants du monde », les gagnants des choses, de toutes choses, les gagnants du chemin. » [20]
Le lecteur ne peut s’empêcher de penser ici à la parabole du Christ : les derniers seront les premiers. Le récit de L’ante-peuple ouvre donc un horizon inattendu : il questionne le Christ en en faisant à la fois la cible d’une fable macabre et d’un récit nostalgique mais actif qui réinvestit le mythe en le déchirant, en en saisissant les failles et en les rechargeant grâce aux questions qui les accompagnent.
Le recours à cette racine (ante), à ce préfixe relève donc du questionnement qui court en filigranes dans ce texte premier de l’écrivain : toutes les questions sur la vie, sur la mort, l’engagement, l’absurdité et l’arbitraire sont au cœur du travail sur la langue et sur la déportation du sens des mots et son extinction dans le désert des habitudes et des « petites mécaniques ». L’écrivain désigne ainsi de manière implicite et magistrale le travail de déconstruction préalable nécessaire à toute écriture et à toute lecture :
« Son écriture poétique est d’abord une manifestation du désir de réinventer la vie, de changer le cours de l’Histoire, de remodeler le monde. Le cri, qui cristallise en lui la réunion des forces antagonistes, épouse harmonieusement le genre poétique et permet à Sony Labou Tansi de résoudre ce conflit entre contestation et recherche esthétique dans le lieu même du poème. » [21]
Il institue ainsi la cruauté comme règle de déchiffrement de son texte et donne ainsi sa démarche en partage au lecteur.