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Aller retour 

lundi 4 mars 2013, par Mouloud Akkouche

Pour Rékia : ma mère.


L’avion ne devait pas tarder à atterrir. Je fermai les yeux et essayai d’imaginer mon village. Plus de dix-sept ans sans y remettre les pieds. Ce petit patelin de Kabylie où je fis mes débuts. Sur une colline couverte d’oliviers, mes premiers spectateurs n’avaient jamais quitté leurs maisons de pierres sèches. Sauf ceux massacrés par les mains sans noms
Une semaine auparavant, un coup de fil de mon frère : notre mère allait bientôt mourir. Aussitôt, j’avais voulu prendre le premier avion. Ma femme m’avait rappelé qu’un retour en Algérie tenait du suicide.
Sonné, j’avais passé une nuit blanche. Le lendemain matin, Ali, mon fils, m’avait jeté un coup d’œil inquiet. Jamais il ne m’avait vu dans cet état. Aussi désemparé.

— Papa, y faut que tu y ailles. J’ai trouvé un bon plan pour que tu puisses partir au bled sans aucun problème.
J’écrasai mon mégot en soupirant.

— Et c’est quoi ton idée ?

— Ben, tu y vas dans un cercueil comme les vieux qu’on enterre au bled…
Ma femme lui avait fondu dessus.

— Ça suffit ! File dans ta chambre.
Mon gosse m’exhortait à me rendre au chevet de ma mère : sa grand-mère qu’il ne connaîtrait jamais.
Même dans le sketch le plus délirant, je n’aurais pu proposer cette scène : un acteur comique voyageant en cercueil dans une soute à bagages. Un copain m’avait fourni les papiers d’un faux mort et un vrai cercueil équipé d’un système d’aération bricolé à la hâte. Quant au reste, tout avait été organisé dans les règles pour le convoyage d’un défunt.
Quelle connerie ! Pathétique ! A Alger, j’allais arrêter cette pitoyable comédie.
Le choc interrompit mes digressions. Le boucan faillit m’éclater les tympans. Que se passait-il ? Je redressai la tête et tendis l’oreille. Qu’est-ce qu’ils font ? L’avion finit par ouvrir ses entrailles. Plus d’une heure après, on me hissait dans un véhicule : direction mon village natal.
Excepté Djamel, mon jeune frère, personne n’était au courant de mon arrivée. Même pas ma mère .
Sur les routes sinueuses, le cercueil cognait contre les parois. J’avais une bosse au front. Bras et jambes coincés, visage inondé de sueur. A chaque coup de freins, ma poitrine se serrait. Des heures d’enfer. Je crus devenir fou.
A peine garé, des cris fusèrent. On tira le cercueil vers l’extérieur avant un arrêt brusque, suivi d’un silence. Une femme gueula, son cri ricocha de femme en femme. Un nouveau silence. Puis des voix d’hommes.

— Ce mort n’est pas du village, affirma un vieillard.

— Sortez de chez moi ! gueula Djamel.
Peu après, quelqu’un souleva le couvercle. La lumière me fit cligner des yeux. Le visage rondouillard du frangin apparut au hublot. Puis celui de ma mère.

— C’est fini, dit-il en m’aidant à sortir. Je ne te demanderai pas si tu as fait un bon voyage.

— A tombeau ouvert, répondis-je avec un clin d’œil.
Il me broya contre lui.
Ma mère, adossée au mur, me sourit. Je restai immobile, incapable du moindre geste. Elle s’appuya sur une canne et fit un pas. Je l’accompagnai du regard. Ses pieds nus glissaient sur le carrelage. Elle marchait pliée en deux, l’autre main sur les reins. Rétrécie par le temps.
Elle tomba dans mes bras.

— Tu es revenu mon fils. Tu es revenu.
Elle se poussa et leva la tête vers moi. Je posai la main sur son épaule.

— Oui, maman.
Elle désigna le cercueil :

— T’aurais pas dû venir dans ça. Ca se fait pas mon fils, c’est une honte.

— Pas moyen de faire autrement.
Les yeux au plafond, elle se mit à m’engueuler comme quand j’étais gosse. Chaque reproche ponctué d’un remerciement à Dieu d’avoir ramené son fils à la maison. Un flot de paroles qui brassait anecdotes datant d’une quarantaine d’années et détails d’un quotidien récent. Elle critiquait le maire du village, les gendarmes, l’imam, le président de la république ; débarrassée de son habituelle révérence qui m’avait toujours agacée. Comme si, au seuil de la mort, elle n’avait plus honte d’elle. Et plus peur.

— Maman, je…
Telle une propriétaire, elle me fouillait du regard pour retrouver ce qui lui appartenait encore, ce que l’exil n’avait pu dérober.
Elle retomba dans mes bras.

— Je suis si heureuse de te voir Mohamed.
Son corps frêle, visité par un souffle chaotique, me semblait très lourd. Elle sanglotait. Jamais restés aussi longtemps serrés l’un contre l’autre. Ses ongles labouraient mon dos comme pour y inscrire des empreintes indélébiles.

— Mon Mohamed, tu es revenu, répétait-elle avec de plus en plus de difficultés pour respirer.
Djamel m’adressa un signe discret avant de la diriger d’autorité vers sa chambre. « Tu repartiras plus » murmura-t-elle. Tête basse, je gagnai la fenêtre.
Une cigarette à la main, je fixai un point invisible dans le champ derrière la maison. Un troupeau de mouton paissait près d’un pylône électrique, de nombreuses habitations avaient poussé sur les champs qui faisaient la fierté de mon père. Sur son lit de mort, il m’avait fait promettre de continuer de les cultiver. Je lui avais juré de respecter ses dernières volontés alors que ma fuite était déjà programmée deux mois après. Mensonge à perpétuité. Je posai le regard sur le sommet de la colline : il reposait dans sa terre rouge.

— Je peux t’en prendre une ? demanda Djamel.

— Garde le paquet.
Nous restâmes un long moment côte à côte sans parler, les yeux sur notre première aire de jeux. Parties de foot, cabanes, pièges à cailles, pêche à la main dans la rivière …

— Momo, tu repars demain à 8 heures.

— Non, je veux rester plus longtemps.

— Pas possible. Mourad a tout préparé avec un mec du consulat de France. Tu partiras avec les papiers d’un coopérant français mort d’une attaque cardiaque… T’es pas en sécurité ici. Ils finiront par savoir que tu es revenu.
Mon absence et les drames ayant ébranlé la famille lui avaient donné l’assurance d’un aîné, celle que je n’avais jamais eue. L’expérience en accéléré du malheur, même si celui-ci n’offre souvent qu’une fausse et éphémère maturité, lui avait distribué un nouveau rôle. Il me parlait comme à un petit frère à protéger. Et j’étais incapable de lui offrir la moindre parole de réconfort. Minable.

— Momo, on va manger.
Après le repas, j’entrai dans la chambre plongée dans l’obscurité. A tâtons, je m’assis sur la chaise à côté du lit. Elle respirait lentement, doigts agrippés au drap.

— Pars pas ?
Elle me prit la main et ajouta :

— Y faut pas que tu laisses Djamel tout seul.
Je baissai les yeux.

— Tu sais que je suis…
Elle relâcha ma main.

— J’espère qu’un jour, tu pourras revenir dans notre maison dans autre chose qu’un cercueil.
Une quinte de toux la secoua.

— Ce jour-là viendra, reprit-elle après avoir craché sur le sol. Un jour, notre pays sortira de cette nuit de sang. Tout à une fin, même l’horreur…
Elle se remit à tousser.

— Essaye de dormir un peu.
Je lui pris la main. Elle tremblait.

— Je le verrai pas ce jour-là, moi. Je serai au cimetière à l’ombre des cyprès… avec tes frères et ton père.
Le lendemain matin, j’étais prostré dans la cuisine avec Djamel. Les cafés et les clopes ne ralentissaient pas les aiguilles de la vieille horloge bourrée à craquer de dix-sept ans d’absence. Les images, sans ordre apparent, se pressaient au portillon de la mémoire. Momo le rigolo, star comique en Europe, n’était plus qu’un fantôme sans humour, un type qui avait claqué la porte de son passé et laissé la clef à l’intérieur. Un paumé protégé par une cloison de dérision. Combien de temps encore ?
Quand le corbillard se gara dans la cour, Djamel précipita les adieux.
Ma mère me dévorait des yeux. Elle me sourit. J’essayai de lui rendre la pareille. En vain. Je l’embrassai sur les joues en évitant son regard.

— Reste mon fils.

— Faut y aller, ordonna Djamel en me poussant dans le cercueil.
Soutenue par une voisine, ma mère se pencha et embrassa le hublot. Son visage grimaçant soudé au rectangle vitré. Une main la tira en arrière.
Djamel referma le couvercle.

P.-S.

En logo : Drawings and paintings by Jennifer Coates.

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