L’enfance est un papier peint indécollable. Les périodes suivantes se décollent, remplacées au fil du temps. Sauf celle de la vieillesse qui se mêle au premier décor de notre existence.
Virginie Lucas, « Oublier d’apprendre », Editions Montreau.
Eté 1936
Partir. Michel doit partir. Pas une volonté de sa part, ni un désir muri depuis longtemps. Plus qu’une poignée d’heures avant de quitter ce pays montagneux où la terre, de très maigres parcelles, ne peut nourrir tous ses habitants. Depuis plusieurs générations, l’un des fils des familles les plus pauvres, soumis à une sorte de loterie économique, doit faire ses bagages. Son frère et sa sœur aînés pourront rester, aider aux travaux agricoles. Lui, comme d’autres avant — heureux ou pas de partir —, allait tenter sa chance ailleurs. Sa chance : cache-misère de l’exode ?
Des mois que cette éventualité s’imposait entre les murs de l’étroite ferme. Jamais évoquée directement par les uns ou les autres. Au fil du temps, les allusions à la « mauvaise récolte » — jamais meilleure que la précédente —, les non-dits, chaque silence quand sa sœur remplit une à une, le plus équitablement possible, toutes les assiettes, pesaient de plus en plus sur lui. Pas un jour sans y penser.
Michel devenu la bouche de trop.
Une semaine auparavant, il annonça son départ pour l’Australie. La voix tremblante. Pourtant, pendant des jours et des nuits, il avait choisi ses mots, ciselé à haute voix ses phrases pour ne pas se laisser submerger par l’émotion au moment de les prononcer au souper ; rester de marbre face à son père. En vain. « Je vais… vais partir pour… pour l’Au… Australie », avait-il fini par bredouiller d’une voix fluette, le timbre d’un enfant inquiet. Et ses mains, essorées nerveusement sur le bord de la table, aspiraient toute la tension de son corps. Les regards de son frère et sa sœur s’étaient alors tournés vers le père assis à sa place habituelle en bout de table. Sans un mot, il avait épongé le fond de son assiette, mâché le morceau de pain trempé de soupe, l’œil dans le vague — une éternité pour Michel — puis, après un bref acquiescement de tête, avait remis sa casquette et gagné la porte. Ses enfants, les yeux rivés sur la fenêtre, l’avaient suivi du regard jusqu’à ce que la pente l’aspire. Michel s’était mordu les lèvres. Surtout ne pas chialer.
Avant de partir, il a décidé de faire un tour du village. Son regard passe d’un buisson de buis aux cols des montagnes enserrant le village, s’attarde sur un Cèdre puis glisse d’une façade à l’autre. Il ramasse un caillou qu’il dépoussière et, après une hésitation, le glisse dans sa poche. Tout ce qui lui paraissait banal avant sa décision revêt désormais un grand intérêt, transformé en une espèce de trésor invisible aux autres — les futurs étrangers côtoyés — qui, l’espère-t-il, le rassurera quand l’absence et la solitude se feront sentir. Soudain au seuil du départ, par peur du manque, il aimerait tout emporter au fond du regard. Retrouvera-t-il ce silence ailleurs ? Si longtemps que le silence chargé de brume ou étincelant de soleil est son compagnon. Toujours à ses côtés, fidèle. Son compagnon lui manquera.
L’exil possède-t-il aussi son silence ?
La porte du cimetière grince. Parfois à la sortie de l’école, il venait lui parler, raconter à voix basse sa journée. Première confidente de toutes ses premières fois. Son cartable posé sur le sol, il ne restait pas trop longtemps au-dessus de la tombe de sa mère. Sur la pierre envahie par les ronces, le E de PPE (priez pour elle) est effacé. Ce matin, il n’arrive pas à ressortir du cimetière, les pieds comme rivés au sol. Incapable du moindre geste. Faut que tu y ailles maintenant, s’exhorte-t-il. Un dernier coup d’œil à la tombe. Avant de sortir, il passe d’une allée à l’autre en relisant les noms. Des noms liés à la famille ou à d’autres du village. Que des morts apprivoisés. Sera-t-il enterré ici ? Jamais il ne s’était posé la question.
Deux chevreuils bondissent dans le champ devant lui et se perdent dans les sous bois ; sans doute revenus du ruisseau. Le père de Michel, excellent chasseur, n’avait plus décroché son fusil depuis presque 20 ans. Une décision incompréhensible pour ses compagnons de chasse. Pas la seule chose qu’il avait abandonnée depuis son retour de la guerre. Disparu son large sourire sur la photo – il brandissait une coupe de rugby – accrochée dans la cuisine. Trois années l’avaient transformé en mur sans mots, mur ébranlé chaque nuit par des cauchemars. Un soir, ivre mort, il avait cogné sur la table et gueulé : « Dieu est mort dans les tranchées ! ». Lui, enfant de chœur et héritier d’une lignée de gens pieux, avait tout abandonné au grand dam du curé revenu plusieurs fois à la charge. Dieu disparu dans les tranchées, sa confiance en l’homme définitivement terminée aussi. Toutefois la boue et les hurlements de douleurs des autres poilus, malgré leur enracinement au fond de son être, lui avaient offert — imposé ? — une soif de savoir et comprendre. La volonté de ne plus redevenir un pion aux mains d’inconnus. Et pour rattraper son retard, il était tombé dans une boulimie de lecture ; surtout des livres de philosophie et d’Histoire. Sans oublier les journaux. Depuis des mois, l’ancien poilu découpait tous les articles sur la guerre d’Espagne. Souvent Michel, en l’absence de son père, se plongeait dans la lecture des articles ; il reprenait par procuration les indignations et révoltes de son père. Une page d’Histoire s’écrivait de l’autre côté des montagnes. Un feuilleton suivi avec passion par Michel.
Une dizaine de minutes plus tard, Michel est planté devant la vierge. Gosse, il la trouvait laide et lui faisait des grimaces ; la seule baffe reçue de sa mère. Depuis que son père lui interdisait l’entrée de l’église et le catéchisme, il ne voyait plus cette sculpture du même œil. Elle était un peu comme ces vieillards, oncles, tantes ou grands-parents qui puent ou piquent, souvent pas le centre d’intérêt des plus jeunes, mais dont la présence balise le quotidien. Par esprit de contradiction avec le diktat de son père, il s’était mis à l’apprécier et à éprouver une forme de pitié pour cette femme coincée dans sa petite niche à flanc de rocher. Une vieille tante de bronze. Environ un mois avant, une croix de cinq mètres de haut avait été érigée sur le pic en face du village ; athées et croyants faillirent en venir aux mains. Le père de Michel avait interdit à ses enfants de se rendre au rassemblement sous la croix. Tous trois lui en voulurent, aucun ne désobéit. Seul le frère aîné continue d’assister en cachette à la messe. Geste qui aurait plu à leur mère bigote.
Fera-t-il fortune ? Cette question s’imposa quand il passe devant la plus grande maison du village. Le propriétaire, un quinquagénaire souvent en costumes trois pièces, avait émigré en Australie. A son retour, il avait fait bâtir cette villa cossue qui, plus large et plus haute, agrémentée d’un jardin aux allées au cordeau, tranchait sur les autres habitations très exigües et aux façades bouffées par les saisons. Le couple, souvent dans leur appartement de Toulouse, ne venait que très rarement. La femme, une citadine, semblait très mal à l’aise. Peut-être peur de salir ces bottines dans les ruelles ? Ou juste paumée, loin de son quartier d’enfance ? En tout cas, Michel aimait cette maison du « richard » ou « pète plus haut que son cul » comme l’avaient surnommé certains villageois ; même son propre frère — resté à la ferme — le jalousait. L’idée de revenir un jour bourse pleine et de construire une maison, encore plus imposante et moderne, s’impose à lui. Cette perspective balaye toutes ses peurs. Il rentre à grandes enjambées, pressé de partir.
« Bonne route fils », grommelle son père.
Je l’embrasse ou pas ? se demande Michel. Les épanchements n’étaient pas une habitude familiale. Les corps se frôlent sans jamais se toucher. Au moment où le fils se baisse pour briser leur pudeur maladive, le père reprend sa hache et s’éloigne.
Son baiser en suspens dans l’air brûlant, Michel l’observe fendre le bois. Trop loin pour voir les larmes couler sur le visage d’un homme usé depuis l’âge de 20 ans. Jamais sorti de la tranchée. Des années après, une autre guerre, évidement sans commune mesure avec la boucherie qu’il avait vécue, obligeait son fils à émigrer. Une guerre plus subtile.
Après un bref salut à son frère et sa sœur, Michel traverse rapidement la Grand Rue. Quelques rideaux s’animent derrière les fenêtres. Il s’arrête deux kilomètres plus loin à un carrefour. Un oncle maraîcher doit le prendre sur sa carriole jusqu’à la gare.
Michel laisse choir son sac sur le chemin poussiéreux. Personne sur la route. Il éponge la sueur sur son front en soupirant et roule une cigarette. Sa dernière au village.
Australie ou Espagne ?