Victorine vit seule dans un petit appartement qui sent le bois et le propre. La seule chose qui frappe dans ce logis, ce sont les rideaux de velours rouge qui séparent la chambre de la pièce principale. Victorine est une solitaire, elle ne supporterait pas la présence d’un poisson rouge.
Quand le médecin est venu pour sa grippe cet hiver et qu’elle s’est aperçue que c’était un homme, et non pas la doctoresse qu’elle voyait d’habitude, elle a hurlé. « Vous vous rendez compte ! disait-elle à sa voisine, je l’ai reçu dans ma cuisine et dire qu’il y avait mon lit juste à côté ! J’en étais malade ! » Et comme sa voisine lui faisait remarquer que c’est bien parce qu’elle était malade qu’elle avait eu besoin d’un docteur, Victorine avait sifflé qu’elle ne parlait pas de cette sorte de maladie, mais d’un écoeurement profond et sans fin.
Elle doit avoir cinquante ans, une cicatrice assez marquée autour de l’arcade sourcilière, trace d’un accident, et une frayeur dans le regard qui ne la quitte pas, un sourire qu’elle laisse tomber, faute de mieux, parce que sourire vraiment, elle n’y arrive pas, mais elle est belle, très belle, des traces d’une beauté ancienne et qui traverse toutes ces marques de souffrance qu’elle porte. Elle a du charme et un goût sûr pour s’habiller, un certain chic. Elle est une artiste, un peintre comme l’était Séraphine de Senlis qu’elle cite volontiers.
Mais elle est invivable. Elle ne voit plus sa famille, elle n’a pas d’amis. Quand je l’ai rencontrée, je l’ai trouvé sympathique, drôle, différente des gens que je fréquentais habituellement. J’ai eu envie de l’aimer. Je l’ai invitée chez moi. Mon mari m’a traitée de folle, il a dit qu’il en avait assez que je ramasse comme ça n’importe qui dans la rue, dans le bus, le métro et que je les ramène chez nous. Il en avait assez, il fallait déjà qu’il supporte la présence de son père muet, débile souriant, et qu’il essuie sa bave. Je sais tout ça mais je ne vois pas le rapport avec l’envie de se faire des amis, de rencontrer de nouvelles personnes. C’est vrai que je n’ai pas toujours eu beaucoup de satisfaction avec ceux et celles que j’ai voulu aider, mais ils ont compté dans ma vie comme j’espère avoir laissé une trace en eux.
J’avais souvent remarqué qu’il est très difficile d’avoir une conversation avec des personnes qui se retrouvent autour d’une table pour partager un repas et davantage encore. Un malaise d’avoir à partager de la nourriture entre gens qui ne se connaissent pas. C’est très intime, le fait de manger, d’ouvrir la bouche, d’ingérer des aliments, c’est l’autre versant de la défécation, on n’y pense pas et c’est heureux sinon plus personne ne mangerait en public.
J’ai tout de suite su, dès qu’elle s’est assise à la table en bois ronde et fatiguée, qu’avec Victorine ce serait insupportable. Et c’est en effet ingérable. Parce que les conversations, les tentatives d’échanges entre nous, mon mari et son père muet, elle les invalide. Violemment. Elle les raye de la carte en nous jetant à la gueule des faits généralement très crus, déplacés, qui attirent l’attention et sont tellement chargés qu’on ne peut pas ne pas en tenir compte.
Pourtant, elle semble n’avoir aucune intention. Elle est là. C’est ainsi qu’elle s’exprime. Vous êtes dans une conversation avec quelqu’un, vous parlez de la pluie ou du soleil, ou de ses problèmes, ou des derniers événements, de ses voisins, de sa famille, bref vous parlez. Et là, Victorine dit : « Quand j’avais cinq ans, je pissais au lit et je restais toute la nuit enroulée dans mon drap plein de pisse. » La conversation s’interrompt, de toute façon elle ne voulait rien en savoir, c’est bien pour ça qu’elle intervient. J’essaie de sourire, de lui dire que ce n’est peut-être pas le moment pour évoquer ce souvenir d’enfance. L’interroger, tenter de prolonger un échange s’avère vite inutile. Si je prends le temps de discuter avec Victorine, de passer pour une fois sur le fait qu’ici ce n’est pas le lieu, ou en tout cas pas la manière d’amener la chose, qu’il faut tenir compte de la présence des autres et ne pas s’exposer ainsi dans une exhibition insoutenable, je vois que cette parole est close, qu’elle n’a rien à dire de plus. C’est une parole qui n’a de valeur que comme projectile. C’est désespérant de sentir la charge de cette parole, sa violence sur ceux qui sont présents et l’entendent, et l’impossibilité de la poursuivre.
Un jour, elle m’a dit qu’elle allait me dessiner. En quelques traits, elle a déposé sur le papier un visage apaisé qui pouvait me ressembler, un visage agréable. J’ai remercié, souri. Elle m’a regardé en coin avec une sorte de rictus. Elle a continué le dessin et il est devenu criant : les rides étaient marquées sans complaisance, les poches sous les yeux soulignées et je ne sais quelle cruauté se laissait deviner dans l’accentuation des traits. J’ai pris le dessin, j’ai encaissé, il n’y avait rien d’autre à faire.
Une fois rentrée chez moi, j’ai pensé : je ne l’aime pas. Et cet amour négatif, plus qu’un rejet, était la reconnaissance d’une grande lassitude. Je ne l’aime pas. D’ailleurs, elle fait tout pour empêcher qu’on l’aime, c’est ce qui rend si pénible toute relation avec elle. Ces paroles crues qu’elle me jette à la figure témoignent-elles de quelque chose ? Elle a réussi à me présenter en permanence et de manière très violente des bribes de son existence passée, et alors que je les avais sous les yeux, de la façon la plus évidente et la plus nue, je ne savais finalement rien d’elle, rien. Je ne sais pas comment elle a traversé son enfance alors qu’elle ne cesse d’en parler. Mais tout ce qu’elle en dit arrive en désordre et surtout de manière totalement déplacée, en général en plein repas et de préférence pour couper une conversation entre mon mari et moi, ou entre nous et plusieurs personnes. La seule chose que j’ai retenue vraiment, c’est qu’elle était perdue pendant son adolescence, qu’elle a connu les tournantes à l’époque où le mot n’existait pas encore, elle dit comment, pour elle, c’était un moyen d’être acceptée, reconnue.
Je ne l’aime pas et je continue, tous les jours, à aller la voir. Je lui porte son pain, des croissants, un jour des chocolats, le lendemain des fleurs. Elle prend tout avec voracité et elle ricane. Mais jamais merci, jamais comment ça va. J’y vais, par passion de me tenir si près du feu. J’y vais pour recevoir des gifles, des volées de mots verts.
Je ne l’aime pas.