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Durant mes années de formation 

dimanche 15 juillet 2012, par Joël Cornuault (Date de rédaction antérieure : 10 septembre 2003).

Durant mes années de formation, je lisais en ville Nadja et Le Paysan de Paris pour la même raison que, nouvellement installé en Périgord dans les conditions de la campagne, je me mis à dévorer Gustave Roud, Philippe Jaccottet ou bien La Deltheillerie, Thoreau et les poètes-philosophes chinois.
À l’âge de seize ans, j’avais découvert que l’on pouvait non seulement habiter mais, plus encore, nommer le quartier - les rues mêmes - de la capitale que je fréquentais à cette période de ma vie.

Que l’on pouvait parler, pour les transformer en œuvres vives comme firent Breton et Aragon, des endroits dont le guide Taride récitait alphabétiquement la litanie, mais dont les albums illustrés concernant la ville dans les bibliothèques ou chez les libraires ne soufflaient mot. Au lendemain de la guerre et de ses privations, Paris ne semblait exister, hormis chez certains poètes et romanciers parisiens du XIXe siècle, ou bien chez Francis Carco, que dans une perspective mondaine ou historique. Il s’agissait d’un temple de l’argent, de l’élégance et des divertissements coûteux, se réclamant d’un nombre étroit de lieux et de monuments officiels éloignés de nos bases : Panthéon, tours de Notre-Dame, lustre de la place Vendôme et de la Concorde, l’Opéra Garnier et, sur l’autre rive, le Paris bourgeoisement canaille du Moulin-Rouge, ou gras des Folies-Bergères.

À La Chapelle, tout petit, et bien que l’aimant de l’amour entier des petits que je retrouve chez ma fille, prête à défendre bec et ongles tout ce que nous vivons, couvrant jusqu’à mes fautes, j’avais conscience d’habiter un village périphérique, en marge des grandes avenues de la ville, en marge du " vrai Paris " des écoliers. Délaissant pour quelques heures nos pâtés de maisons anonymes en bordure de Clignancourt, qui montrait dans la perspective la basilique du Sacré-Cœur d’où s’étendait le panorama des beaux quartiers, nous nous rendions parfois dans la famille comme des petites gens excursionnistes dans des pays lointains. C’était une joie lorsque mon père, au lieu d’emprunter le métro, nous laissait embarquer sur les plates-formes des autobus verts et jaunes à la surface des rues - est-ce à un souvenir de ce genre que je tiens de beaucoup aimer, dans mes rêves de la nuit ou à l’état de veille, les zones monumentales des villes, à Rome, à Lisbonne sur la place du Commerce ou à Salamanque, Plaza Mayor ?

Mais la rue Louis Blanc, la rue Pajol, flanquée d’un long mur hypnotisant au-delà duquel avaient poussé de noirs gazomètres, la rue l’Olive et son marché où cancanaient les mémés à cabas, n’avaient aucune réalité artistique et littéraire avant que Léon Paul Fargue, Eugène Dabit, chroniqueur des dix-huitième et dix-neuvième arrondissements, ou bien les surréalistes, ne prennent l’initiative de coucher leurs noms dans des livres.
En hissant ces régions jusqu’ici inaperçues, sans passé ni avenir prévisible, sans art ni pensée, au même statut poétique que le Paris de Baudelaire, les livres de Breton et d’Aragon conféraient à l’adolescent des quartiers pauvres et des faubourgs un peu plus d’existence - une ville, un paysage nous habitent bien autant que nous les habitons.

Le graphisme des voies du chemin de fer des gares du Nord et de l’Est ; les verrières abritant les quais sous nos fenêtres ; les poutrelles en losange et à gros boulons du métro aérien, les hachures des grilles noircies par la suie des dernières locomotives à vapeur, ce matériel visuel qui ceinturait l’arrondissement, et droit issu d’un catalogue de produits industriels du XIXe siècle, dut me rendre très tôt perméable à l’univers en noir et blanc des collages de La Femme 100 têtes et d’Une Semaine de bonté, quand je lorgnais la rue derrière la vitre du petit logement. Je jouais encore au train, traînant les pieds sur un rythme approprié, les bras contre le corps, poings fermés.

Mais il y a davantage de différences entre Paris aujourd’hui et la ville de mon enfance qu’entre celle-ci et la capitale que connut la jeune génération des surréalistes. Je suis un étranger désormais rue Ordener, où je stationnais sur le pont (si loin de la Seine) en attendant qu’une loco lâche sa fumée nauséabonde pour voir surgir les fantômes de passants à demi asphyxiés. Il me faudrait demander mon chemin si je voulais revoir l’Hôtel du Nord, les écluses, le Point-du-jour. J’erre aux correspondances du métro où je me dirigeais les yeux fermés. Trop de bâtiments, d’écoles et de voies rapides ont surgi où j’avais connu les terrains vagues et où les droits inaliénables de la promenade poétique, aussi souhaitables que soient, paraît-il, les aménagements des villes, ont été ignorés.

" Il reste bien des Amériques nouvelles à découvrir en flânant à la manière de Christophe Colomb dans certains domaines inexplorés de l’Océan parisien ", écrivait Victor Fournel, l’un des inventeurs de la promenade parisienne et dont je pense (bien que cette source ne soit jamais citée) qu’il a directement influencé plusieurs pages d’Aragon - celles où sont évoquées les enseignes émaillées, les affiches et inscriptions publicitaires.
Pour moi, j’ai renoncé à retrouver le sentiment de la nature dans les atmosphères urbaines comme le tenta, à demi sérieux à demi ironique, faisant montre de trop de brio, le " paysan de Paris ", l’un des explorateurs les plus doués cependant des provinces de la rive droite.

Maintenant que je suis adulte et supposé marcher seul, maintenant que je suis censé nourrir à mon tour de mes expériences les nouvelles générations, je continue à rôder dans des coins sans valeur admise ; je préfère des géographies qui ne brillent d’aucune évidence poétique - c’était le cas des Buttes-Chaumont avant qu’elles ne deviennent un poncif.

Dans l’espace contracté des sociétés modernes, c’est là que l’imagination d’un promeneur trouve à s’employer ; le monde est le support qui lui est offert, et qui s’anime dans le réel de son regard, de son désir, de son action.

P.-S.

Texte initialement publié dans Les Notes du Mondonnet, numéro 5, 2003 ; puis dans la revue des ressources le 10 septembre 2003.

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