— Yana-a-a !
C’est mon père qui me cherche. Le dîner est prêt. De la grange des voisins, où je me cache, je fixe la fenêtre de la cuisine, éclairée comme un œil jaune. Maman met la table. Je la vois qui va qui vient, sans fin, nerveusement, ses gestes l’effacent. La chambre paraît vide, nue. Etrangère. Pauvre aussi… Que de mots qui sonnent creux encore ! Je veux leur donner mon propre sens, les imbiber de moi ! La misère est aux autres, la faim et le froid sont dans leur ventre, comment les percevoir alors ? Il me faut manger les mots de la faim, boire ceux de la soif ! Par exemple, la fenêtre impudique toute trempée d’une lumière jaune tumescente, voilà qui me parle ! Me parle… Et je regarde maman. Elle est prise dans un piège, une fausse lumière l’emprisonne telle une abeille capturée dans l’ambre. Je l’observe toujours, maintenant maman enfourche une botte de foin, sous la robe trop légère, je vois tout son corps durcir dans l’effort.
Soudain la porte de la grange s’ébranle. Elle s’ouvre brutalement, puis après quelques secondes j’entends l’ interminable grincement des vieilles charnières, après je devine que la porte se referme. Je pense à cette porte, au bois brûlé par le soleil, aux cornières rouillées qui retiennent les planches noircies. L’odeur du fer me revient, m’imprègne – c’est au cœur de l’été que l’odeur est la plus forte, je la respire et mes battements de cœur s’accélèrent, ma tête tourne un peu ; comme dans les gares que plombe le soleil, la même effluve que je vais souvent renifler comme une chienne en chaleur… Tout à coup je sens sur ma peau la caresse d’un vent de coulis, d’abord tiède, elle se fait brûlante, le feu descend dans mes bronches, les consume, tous mes petits conduits cartilagineux s’allument, rougis tels le bout d’une cigarette. Le flot battant de mon sang m’aspire, le trop plein d’oxygène m’enivre. Mon ventre gonfle, des langues brûlantes courent sur mes cuisses – le feu si fort, si intense, ce n’est pas la mort ô non ! Je me sens vivre dans cet incendie, je grimpe avec les flammes, je danse, je brûle, je lèche le ciel, le soleil roule dans ma bouche ! Oui, oui ! la vie est là, en moi !
— Yana-a-a !!
C’est papa, je descends. Les herbes sont glissantes, hautes, elles me chatouillent les jambes, picotent mes cuisses. Parfois je me plie un peu pour bien les frotter sur ma culotte, des brindilles s’accrochent sur le coton blanc un peu humide. Heureusement, maman m’a appris à laver mes culottes, chaque soir.
— Yana-a-a !
Papa est mort.
Le train ralentit, puis il stoppe. Pourtant je me sens encore glisser sur les rails, plus loin, plus loin, comme entraînée par ma solitude. Et puis les rails foudroyants se glissent entre les cuisses à une vitesse folle, ma bouche s’ouvre au large, maintenant mes dents crissent sur le métal, je refuse cette étreinte, j’avale des étincelles. Subitement j’ouvre les yeux et je vois une femme courir avec un sac à provisions. Il y a aussi un jeune homme avec une casquette et un uniforme. Il tient un bâton qui ressemble à un tournesol rouge en plastique. L’homme semble las, il attend le feu vert du sémaphore, l’éternité aura du retard, faudra l’attendre. Entre les arbres tordus, noircis par les fumées. La gare ressemble à une carcasse. Le temps s’est arrêté. Morne.
— Yana-a-a !
Je ne me suis pas encore réveillée. J’entends la voix de mon père, il me demande de rentrer à la maison.
La femme avec le sac essaye maintenant de le ranger. Il n’entre pas dans le filet. Je dis que ce n’est pas grave, qu’elle peut le poser sur le siège à côté de moi. Nous ne sommes que toutes les deux dans le compartiment, ça ne dérangera personne. Cela ne me gène pas du tout qu’elle le mette sur le siège. Je la rassure :
— N’ayez aucune inquiétude.
Pourtant, c’est moi qui m’inquiète à présent ! L’anxiété, la peur, m’ont rattrapée.
— Vous sentez-vous à l’aise ainsi ?
Elle se sent bien. Moi, plus vraiment. Enfin, tant mieux que ce soit elle dans le train avec moi. Un homme aurait pu être à sa place. Un homme, la quarantaine qui lirait un livre et porterait une alliance. Il me sourirait, serait aimable ou, ne m’ayant pas aperçue encore, il pourrait parler dans un téléphone. En français ou en anglais. Tout à coup, il me verrait et me ferait un sourire, mais son regard passerait à travers moi comme si j’étais invisible. Il pourrait perdre ses cheveux, un peu. Son visage serait délicat, tendre même. Je comprendrais qu’à l’autre bout du téléphone il y aurait une femme. Jeune. Lascive. Il lui dirait qu’il arrive, qu’il va être tout près d’elle bientôt. Une bosse se dessinerait sur son pantalon, à hauteur de mes lèvres. L’homme pourrait le dire en français. Mais dans ce petit train je ne le rencontrerai pas. Dans ces trains il n’y a que des vieilles femmes comme celle-là avec des sacs encombrants remplis à ras bord de gâteaux faits maison, de poivrons farcis, de tomates cueillies dans le jardin, et encore de confiture de myrtilles ou des morceaux de cire d’abeilles, dégoulinants de miel. Car souvent, son petit enfant a des maux de gorge. Alors, rien de plus efficace que la cire d’abeille – meilleure que le chewing-gum ! Une mère panique toujours. Si l’enfant, le pauvre, éternue, elle court chez le médecin. Mais, tous ces médicaments finissent par empoisonner les enfants !
“Suis-je mariée ?” Elle me le demande. Elle veut le savoir. Je l’ai été. Deux fois même. Et le suis toujours d’ailleurs. Elle ne comprend pas. Où je vais ? Le père est mort. Je le lui dis. "Que Dieu ait son âme." La femme semble habituée à cette phrase, elle l’a prononcée si souvent que sa bouche semble pousser les mots sans remuer, comme par magie. Moi, je ne la prononcerai jamais. Je ne crois pas au pardon, ni en Dieu. La femme a été touchée par son pardon. Alors elle sait comment enterrer les êtres chers quand il le faut Elle m’explique que je devrai aller au cimetière tôt, avant le lever du soleil, le lendemain de l’enterrement. Au réveil, je devrai emporter des coquilles de noix. Ainsi que de la bouillie de blé et de l’encens, pour le mettre sur les coquilles, le brûler et tourner trois fois autour de la tombe. Que je devrai garder le silence. Ainsi papa ne reviendrait pas. J’ai fait tout ça. A la lettre. Mais papa est revenu me chercher quand même.
— Yana-a-a !
Je l’entends. Je dois rentrer pour le dîner. Je fais pipi debout sans enlever ma petite culotte puis je me frotte bien fort avec une touffe d’herbe. Je cours et je saute au-dessus du panier dans lequel dort une vieille poule déplumée. Je suis jeune, je suis belle, mon corps est alerte, ferme, une petite machine de chair parfaite. Je pourrais pondre des œufs plus beaux que ceux de la vieille poule ! Je peux arrondir mon dos, faire un grand écart, m’ouvrir au large. Je monte les marches de l’escalier, plusieurs à la fois. Mon corps est flexible comme une brindille de cornouiller. Je suis encore une enfant. Mon pubis est comme celui d’une petite fille. Il est parfaitement lisse et glabre. Mes seins montrent leurs petites museaux de renard.
Mais je sais déjà caresser l’ovale parfait des œufs, je peux aussi les faire bouillir, les faire rougir, les faire grossir follement ! Je peux les lancer très haut, les rouler entre mes mollets, si je veux.
Bientôt, ils vont grossir. Dernièrement, Andreia, le voisin de la rue de dessus, m’a dévorée des yeux. Du moins, Natacha me l’a dit. Elle a vu la bosse sous son pantalon. Andreia me regarde. Je serai triste pour Andreia, pour moi encore et surtout pour mon père, un jour je lancerai leurs œufs très, très haut mais je ne les rattraperai pas !
J’en ferai des hommelettes à Lolita ! Partout sur ma route ! Oui, entre temps, j’aurais lu Lolita !
Ma compagne de voyage se relâche. Je me demande quel âge elle peut bien avoir ? Elle a croisé ses mains sur son ventre et s’appuie sur le dossier en arrière. Les ongles de ses mains sont courts, fendillés, la peau est rugueuse, rude. On dirait de l’argile, un sol desséché après la pluie. Cette peau est brillante, tendue. Un rien pourrait la fissurer. Le dos de la femme prend tout le poids de la tête. Les épaules sont pleines. Elle se sent à l’aise. Je l’imagine se reposant dans la cour de sa maison. Mais d’abord, elle a arrosé le jardin. Les bords de son tablier sont mouillés. Elle a déposé sur la table des concombres, très frais. La toile cirée est vieille, usée. Elle dit à son mari « quelle perte de temps ! », que tout ce qu’ils font n’est qu’une galère, un bagne qui n’a aucun sens ! Car ils nourissent les cochons avec les légumes du jardin ! Pendant ce temps, à la ville, leur petit enfant ne mange que des ordures des magasins. Qu’ils crèvent pour rien. Son mari est grand, doux. Il est soumis, il l’écoute. Tous deux dorment toujours dans le même lit. Son ronflement ne la gêne pas, même quand il a bu un petit coup de trop. Je le vois, là-bas dans la cour. Il lui caresse le dos. Il la rassure. Les regarder ainsi me bouleverse. Comme si ce que je voyais était mal, pervers. Cette tendresse, leur complicité. La femme s’ endort. Le train crépite, balance son corps. Elle s’abandonne pleinement au sommeil. Elle a appris à le faire, se reposer, et surtout ne pas penser. A quoi bon tant penser ? La vie est simple, facile. Les mariages la font rire et elle ne boit pas. Juste un peu et seulement pour la santé. Elle va au cimetière aussi. Tous les dimanches. Elle a ses morts et verse du vin pour eux . Mais nous tous en avons. Elle se fait du souci pour ses proches, pour les vivants et pour les morts.
Le soleil de novembre brûle à travers la fenêtre du train. Ce n’est pas un grand train. Seuls les grands trains sont réels. C’est le père qui me le disait. Ce train est petit. Il est le seul de son genre. Il y en a encore un quelque part en Europe. Un jour, je verrai les grands trains. Les avions aussi. Papa le croyait. Il disait qu’il aurait porté mes bagages partout dans le monde entier, parce que je devais devenir célèbre. Je ne le suis pas devenue. J’avais treize ans quand j’ai pris le petit train. C’était la première fois de ma vie. A cette époque-là j’ai vu aussi la mer. Il serait mieux pour moi ne pas l’avoir vue.
Tout est tellement sale autour de moi. Les rideaux, les sièges. Le miroir au-dessus de la tête de la femme est taché. J’aimerais m’y regarder. Je verrai mon visage plus jeune, un peu flou, sans focal. Le miroir ne me montrerait pas la fatigue ni les rides qui sont déjà là. Même si je ne les vois pas, elles sont là. La femme ronfle doucement, tressaute soudainement et s’endort à nouveau.
Mon sommeil m’a abandonnée.
— J’ari-i-i-ive ! Encore un moment !
Je n’ai pas le désir de rentrer à la maison. La nuit est tombée. Je respire. Je nage dans l’air qui circule autour de moi comme dans un fleuve. J’ai attrapé une luciole. Je l’ai collée sur mon front. Partout dansent les lucioles. Elles illuminent comme des pensées dans l’obscurité. Je les ai vues de près. J’étudie leur mystère. Pourquoi luisent-elles tant alors que leurs petits corps sont noirs ? Ils ressemblent à des fourmis avec une lampe de poche sur son front. J’arrange ma robe, mes cheveux. Papa me regarde, fâché. Il est très en colère. Est-ce que je suis encore allée dans la grange ? Il me fait des remontrances. Maman enlève un brin de paille de mes cheveux. Cet Andreia ! Qu’il n’ose pas me toucher, car papa va lui tirer dessus une balle de son fusil de chasse ! Il va tuer Andreia comme un chien ! Andreia ! Cet idiot ! Le taré ! L’imbécile ! Je devrais me garder de l’approcher. Est-ce que je n’ai pas entendu ce que les gens disent ? Et puis, Natasha ! Elle n’était pas une bonne fille. C’est pour cela qu’Andreia tournait autour d’elle ! Maman regarde papa avec un air désapprobateur. Qu’il arrête ! Qu’il ne me fasse pas peur. Ne voit-t-il pas que je ne suis encore qu’une enfant, que je joue encore avec des poupées ! La dernière phrase qu’elle a dite, ce n’est qu’une métaphore. Une image. Je n’ai jamais eu de poupées, sauf Stella. C’était son prénom. Je ne pouvais pas le savoir, mais il était écrit sur la boîte. Stella. C’était le Père Noël qui me l’avait apportée, ou c’était le Grand-père Koleda ! Peu importe ! Tout le monde s’en fiche ! J’avais peur de lui. Du Père Noël. Il voulait que je lui chante une petite chanson. C’était comme si je devais passer un examen pour mériter mon cadeau. C’était lui le coupable qui voulait me forcer à être récompensée pour mon bon comportement. On reçoit des cadeaux de la part de quelqu’un qui nous aime et qui se moque de savoir si on les mérite ou non. Stella signifie étoile. Le ciel d’été est plein d’étoiles. Mon père me les montre depuis le balcon. Je sais où se trouve le Grand Chariot. La Grande Ourse. Je connais aussi l’Etoile Polaire. Je sais que sur le côté nord des arbres il y a beacoup plus de mousse et que si on descend la colline et qu’on marche le long de la rivière on trouve toujours un village. Papa m’ apprend à ne me pas perdre dans la montagne.
Mais j’ai pris le grand train et les étoiles ne sont plus visibles.
— Vous êtes méchants ! Méchants ! C’est Andreia qui est bon ! Il est bien ! Natasha aussi !
Ma mère est habituée. Elle sait que je me rebelle seulement pour des mots. Pour les tester, éprouver leur force, les essayer. Maintenant, je leur dis qu’ils sont méchants ! Etre mauvais, ou dire un « chien méchant », c’est ordinaire. Mais dire qu’ils sont méchants, cela me plaît ! L’esprit du mal ! Papa veut me couper la langue. Mais sa menace la plus effrayante, c’est qu’il va me dévêtir et me jeter ainsi dans la rue, toute nue. Nue, comme ma mère m’a mise au monde !J’imagine la scène. C’est mon plus grand effroi ! Je crains que tout le monde se moque de moi, parce que mes seins ne sont pas comme ceux des autres filles. Dans les bains, je les dévore des yeux et avec envie, leurs seins. Nous fréquentons tous les bains de la petite ville. Les bains avec le bassin. Tout le monde va là-bas une fois par semaine. La vapeur autour de moi est pleine de corps nus. Certains sont beaux. Certains ne le sont pas. Il y a des corps vieux, et de jeunes aussi ; des femmes enceintes aux seins tombants et des mamelons comme des framboises. Une jeune fille a un clitoris comme un petit pénis. Je ne connais pas encore ce mot, mais je vois qu’il ya une chose qui pend entre ses cuisses. Entre mes cuisses je suis comme une tulipe avant qu’elle ouvre ses pétales. Une fois, j’ai même vu comment le lait coulait des seins des nourrices. Leurs veines bleues, les aréoles brunes. Les miennes était roses. Maintenant, elles sont devenues comme des feuilles mortes, brûlées par le froid, givrées et sans vie. Une fois j’ai même essayé le lait de ma tante. Elle allaitait son bébé. J’avais dix ans. Le goût semblait salé, insipide et j’ai craché. Puis, je me suis achetée une bouteille avec une sucette et je buvais dans les soirée du lait sucré. Je n’aime pas le lait. Mais je suçais la tétine en plastique. Maman ne s’est pas inquiétée de cette attitude, jamais. Maman est une réaliste. Cela signifie qu’elle est d’accord avec sa vie. Mais maman ment. C’est une martyre. Etre une martyre lui plaît. Ce sont les martyrs qui acceptent la vie sans révolte.
Maman n’aime pas papa.