Elle a répondu :
Elle a senti que le chauffeur avait envie de parler. Elle a fermé les yeux pour dire sa fatigue. Elle a entendu dans le noir :
Il y a eu un grand silence Elle a trouvé drôles tous ces petits taxis jaunes comme à New York, dans une ville si petite qu’elle tiendrait dans le coffre d’un taxi à New York.
Elle n’a pas compris que pour les gens du Sud il fait un sale temps les jours où il y a du soleil.
Tout s’est arrêté d’un coup. Un énorme embouteillage. Un immense bruit, tout klaxonne, le ciel, les minarets, les arbres et les flamants roses.
Par bouffées, la chaleur lui arase les bras et le visage. C’est un tourbillon de lumière, jaune or ; tout claque en même temps, le blanc des murs, le bleu des portes et des fenêtres, le noir des yeux des femmes incandescentes, le rouge des bougainvilliers qui gicle comme du sang sur les façades mauresques. Elle ressent une certaine sérénité, mais elle n’est toujours pas là. Elle n’a pas pris le temps d’atterrir. Elle a toujours pensé qu’elle devait investir les villes étrangères comme un corps étranger, la première fois en amour. Fermer les yeux, attendre que sa peau apprenne la langue de la peau de l’autre.
Le taxi remonte le long de l’avenue Bourguiba. Elle se souvient de quelques lieux, comme le grand café là, à sa droite, elle se souvient même de l’endroit où elle a pris un chocolat, il y a dix-huit ans. La vivacité de sa mémoire rend, à ses yeux, dérisoire tout le temps passé depuis.
Elle n’a pas compris comment les oiseaux peuvent casser les oreilles à la police.
À la gare, il y avait foule, elle s’est laissée emporter, heureuse d’être perdue dans cette langue dont elle ne comprend pas un mot et dont elle ne sait jamais si les gens échangent des politesses ou des injures, mais c’est tellement fort qu’elle se dit que les gens passent leur vie à s’engueuler. Elle a pensé aux soirs où elle rentre seule à gare d’Arcueil, aux moments où elle remonte le boulevard du Général Leclerc toujours noir et désert, quand elle passe devant le Leader Price, quand elle traverse le parc désert, quand elle attend l’ascenseur qui souvent ne vient pas, quand elle ouvre la porte de son appart toujours aussi vide. Depuis qu’elle a quitté Jean Baptiste, elle a fait le vide. Une assiette, un couteau, une fourchette, un verre, une tasse à café. Le seul lieu qu’elle occupe vraiment c’est le balcon ; du onzième étage, elle passe des heures à contempler l’aqueduc d’Arcueil, haut comme des nuages noirs et derrière lequel le soleil a des couchers macabres. Là, elle n’a reçu qu’une seul visite, celle de sa mère. Il lui a fallu beaucoup de temps pour la convaincre de prendre le RER de Denfert à Arcueil :
Elle a fini par la faire venir, elle lui a offert un thé sur le balcon. Sa mère a contemplé l’aqueduc et tous les petits basanés qui jouaient en bas de l’immeuble et lui a dit :
Pour ne pas rester seule, elle a essayé avec Matthieu. C’était un grand amour au début, mais un soir de déprime il lui a griffé jusqu’au sang le sein gauche, elle lui a donné un grand coup sur la tête, il en est mort, Matthieu. Depuis, elle s’est jurée de ne plus avoir de cochon d’Inde dans son lit.
Elle a pris le train express qui filait sur Sfax, une dame était assise à sa place, elle lui a montré son ticket blanc pour lui dire que la M32 était prise, mais la dame l’a rassurée :
Elle a compté les oliviers comme des moutons et elle s’est endormie. Au réveil, elle s’est sentie comme aimantée, maintenant elle sait où elle va, elle sait qu’elle a rendez-vous quelque part, pour retrouver quelque un, pour se retrouver enfin.
Elle a couru jusqu’à l’embarcadère pour les îles Kerkena. Elle a pris place sur le pont avant pour mieux voir la mer, née à Quimper, elle a passé son enfance sous la pluie et face aux vagues. Elle ne sait pas pourquoi, elle a eu envie soudain d’appeler sa mère, là, en pleine mer, sous le soleil, peut-être par nostalgie :
Elle a raccroché. Elle a vu soudain un garçon de trois ans peut-être, agrippé aux barrières du bastingage et qui se penchait dangereusement vers la mer, elle a couru pour le retenir quand elle a entendu la voix de la maman :
Une heure plus tard, le bateau est arrivé aux îles Kerkena. Elle a retrouvé la même lumière blanche et bleue. La même mer posée là, qu’elle comparait une écharpe en soie, des dunes de sable et de rocailles, des figuiers de barbarie sortis par miracle d’une steppe qui n’a pas vu de pluie depuis des années, et des palmiers à perte de vue. Elle est loin, très loin de St Pétersbourg.
Elle a eu l’impression que quelque chose s’était cassée sous ses yeux. Confuse, désarçonnée, elle s’est mise à jeter son regard partout et nulle part.
Elle est sortie précipitamment de la réception. Au loin, sur la plage des jeunes avaient dressé une table blanche au milieu de la mer vide, la mer montait rapidement vers eux et eux riaient en descendant leurs bières. Elle est rentrée dans sa chambre, elle n’a pas eu envie de prendre une douche, elle a regardé à travers la fenêtres les felouques, bleues, lisérées de jaune et de rouge avec leurs grandes voiles enroulées, elle a eu alors l’irrésistible envie de fumer. Elle s’est levée pour aller en chercher, puis la voix du médecin lui a explosé dans la tête :
Pour elle, la cigarette c’était une vie, vingt ans de carrière de professeur de français au Lycée Évariste Galois à Bourg la Reine, c’était aussi vingt ans de vie avec les Camel légères.
Elle est revenue à la réception poser la clef, timidement elle a hasardé auprès de la jeune fille :
Elle a marché longuement dans la mer, au milieu de ces grandes digues de palmes. La première fois elle a cru que les palmiers poussaient dans l’eau mais on lui a fait comprendre que c’étaient des pièges pour les poissons. Elle ne sait pas pourquoi, elle s’est dit qu’elle devait continuer marcher jusqu’au bout et laisser l’eau l’inonder de toute part, ne plus respirer et faire le grand saut, mais elle a pensé aux felouques, et elle s’est arrêtée avant que l’eau ne soit trop profonde. Le bar de l’hôtel donne aussi sur la mer, elle a pris une table, le patron, un gars au ventre volumineux mais qui se déplace comme une danseuse de ballet est passé la saluer :
Elle a pris un verre de vin, puis un deuxième puis elle ne sait plus rien. Elle a oublié la mer, le ciel étoilé. Durant toute la soirée elle a fixé les felouques vides qui se balançaient au bout des amarres. Quand le médecin lui a donné son bilan, avant hier, elle est restée sans bouger, interdite durant des minutes, il lui a posé la question :
Elle venait d’apprendre qu’elle allait mourir et contrairement à ce qu’on raconte, elle n’a rien vu de toute sa vie défiler devant elle, non, elle a eu juste une image de felouque, rien d’autre.
Elle est allée à l’aube voir les pêcheurs, ils venaient de relever les filets posés la veille. Ils étaient quatre, silencieux, ils sirotaient leur vin à six heures du matin, en arrachant des mailles une poignée de minuscules poissons. Elle a longuement hésité puis elle s’est décidée à les aborder avec la formule la plus banale :
Ils n’ont pas fait attention à elle, elle sait qu’ils ne parlent pas beaucoup, elle a attendu. Ils ont continué à nettoyer leurs filets, à chaque fois qu’ils tombaient sur un crabe, ils le jetaient à l’eau en poussant des injures. Elle a insisté :
Le plus vieux qui avait un visage berbère, comme sculpté dans une lame de bronze, tailladé par des rides profondes, lui a répondu :
Il secouait en même temps le filet vide.
Elle s’est souvenue qu’il y a vingt ans le petit port était gorgé de felouques et qu’il n’en restait plus que trois. Mais elle a continué :
Elle s’est éclipsée discrètement, en se demandant quelle est cette étrange terre où l’on déracine les arbres, où l’on expulse les oiseaux, où l’on détruit les felouques, où l’on fait fuir les jeunes, où l’on égorge la mer.
Pendant des jours, elle est allée voir tous les ports de île, de Sidi Fredj à Beni Yaneg et de Sidi Youssef à Ras Semoum, interroger les gens sur ce un jeune pêcheur qu’elle a rencontré il y a dix-huit ans, mais personne ne voyait de qui elle parlait.
À la sixième nuit, elle a décidé de renoncer à sa quête, elle devait peut être enfin se rendre compte à l’évidence que trop de temps avait passé depuis et qu’il lui fallait affronter sa maladie sans se réfugier dans un souvenir de jeunesse. Elle a réglé sa note, a demandé un taxi à l’aube pour prendre le premier bateau et s’est couchée plus tôt que d’habitude. La nuit, une tempête a agité la mer et il lui a semblé que les vagues venaient se fracasser contre les murs de sa chambre, elle n’a pas fermé l’œil et aux premières lueurs du ciel le vent est tombé d’un coup et elle a entendu au loin quelqu’un chanter, ou plutôt psalmodier du Coran. Elle reconnaît ce chant, car Jean Baptiste était passionné de chants sacrés. Elle s’est levée, elle a enfilé à la hâte un pantalon et un pull, elle a vu au loin au bout de la jetée une ombre de pêcheur, elle s’en est approchée, l’homme était de dos et chantait de plus en plus fort, et soudain elle a reconnu cette voix, la voix de Hamadi. Elle est revenue en courant à la chambre où elle a pris un petit paquet qu’elle a promené avec elle dans l’île durant toute la semaine, elle a avancé à pas très lents vers l’homme qui chantait toujours, et là elle s’est souvenue de tout, elle était là, à cet endroit sur la digue, le 11 septembre 1987, elle regardait la mer, elle avait une jupe courte noire et une chemise en lin blanche, elle a entendu quelqu’un chanter la mémoire et la mer et elle a vu surgir de l’eau un grand garçon, très mince, halé, avec des cheveux bouclés, très noirs, elle ne sait pas comment mais elle s’est mise à chanter avec lui :
La marée, je l’ai dans le cœur Qui me remonte comme un signe Je meurs de ma petite sœur, de mon enfance et de mon cygne Un bateau, ça dépend comment On l’arrime au port de justesse Il pleure de mon firmament Des années lumières et j’en laisse Je suis le fantôme jersey Celui qui vient les soirs de frime Te lancer la brume en baiser Et te ramasser dans ses rimes Comme le trémail de juillet. Où luisait le loup solitaire Celui que je voyais briller Aux doigts de sable de la terre
Elle ne sait pas comment elle s’est retrouvée avec lui dans sa barque bleue lisérée de jaune et de rouge, il lui a montré comment on relève les nasses, il lui a fait voir comment on devine la présence des mulets et des sars au moindre frémissement de l’eau, il lui a parlé de l’orphie, des poulpes piégés dans les jarres d‘argile, de l’angoisse des poissons quand ils sont pris au piège et qui se laissent mourir. Ils ont passé la journée en barque et la nuit est tombée sur eux, ils chantaient encore. Elle ne sait pas comment ils ont roulé tous les deux au fond de la barque, elle avait la peau brûlante avec le sel et le soleil, il était sur elle, il avait ses lèvres sur son cou, elle regardait ses grandes boucles et les étoiles au dessus de sa tête, elle était nue et lui aussi, il avait sa bouche qui courait sur tout son corps, sur son ventre sur ses seins qui dardaient la lune. Il venait en elle en lui chantant :
Ô parfum rare des salants Dans le poivre feu des gerçures Quand j’allais, géométrisant, Mon âme au creux de ta blessure Dans le désordre de ton cul Poissé dans des draps d’aube fine Je voyais un vitrail de plus, Et toi fille verte, mon spleen.
L’homme se retourne d’un coup, il a le crâne rasé, le visage très ridé, il porte une grande barbe, poivre et sel, courte au niveau des tempes et très fournie au bout, ses yeux sont passés au khôl. Il crie : Dieu protégez-moi du diable. Il la repousse violemment en arrière, elle tombe à la renverse sur la plate forme en béton, il plonge dans la mer, elle se relève péniblement, elle saigne. Elle voit Hamadi s’éloigner à la nage, laissant derrière lui couler lentement le disque de la mémoire et la mer. Elle ne sait pas pourquoi en voyant soudain vieilli le visage de cet amour, elle a accepté enfin l’idée de vieillir ou de mourir.
Inédit, avec l’aimable autorisation de l’auteur © Mohamed Kacimi