M. Auguste Strindberg fut, il faut bien l’avouer, une assez fâcheuse invention ; fâcheuse pour lui et pour nous. On croyait avoir mis la main sur un autre Ibsen. Hélas ! les Ibsen sont rares ; ils ne courent pas les rues, même en Norvège. On dut vite reconnaître que l’on s’était trompé. Comme dramaturge, M. Strindberg ne dépasse pas l’honnête moyenne de nos habituels fournisseurs de théâtre ; comme nouvelliste et comme romancier, il s’atteste d’une éclatante infériorité ; son anthropologie paraît être une molle resucée, un morne remâchement des cuisines lombrosiennes. Pour sa gloire compromise, il reste encore à démontrer que c’est un bon chimiste. Mais je n’ai point qualité pour cela.
Ce qu’il y a de regrettable dans cette aventure, en somme banale et fréquente, c’est qu’elle peut nuire à de moins retentissants et plus valables artistes. Je crains bien qu’on ne fasse payer à ces derniers, d’un silence repentant, l’exagération des éloges dont M. Auguste Strindberg bénéficia si malencontreusement et qui l’écrasèrent sans rémission.
Je voudrais, pourtant, parler aujourd’hui d’un homme singulièrement doué, d’un personnage original et puissant qui mérite, à tous égards, l’attention des lettrés et des curieux d’âmes peu banales. Il s’appelle Knut Hamsun, et l’éditeur Albert Langen vient de nous révéler une œuvre extraordinaire de ce Norvégien : La Faim.
Extraordinaire, vraiment, et qui ne ressemble à aucune œuvre connue. N’allez pas vous imaginer que ce titre cache un livre de révolte sociale, des prêches ardents, des anathèmes et des revendications. Nullement. La Faim est le roman d’un jeune homme qui a faim, voilà tout, qui passe des jours et des jours sans manger, et qui n’a pas une plainte, et qui n’a pas une haine. Chassé de son pauvre logement, il vagabonde à travers les rues de Christiania ; sans autre domicile que les fourrés des bois d’alentours, sans autre lit que les bancs des jardins. Sa détresse se complique de fierté, car il ne veut pas paraître pauvre, et de sa stricte honnêteté, car il ne veut pas devenir un voleur. Plus il a faim, plus il se raidit dans sa dignité. Quelquefois lui arrive l’aubaine de quelque argent. Mais ce n’est qu’une courte halte, dans cette permanente montée au Calvaire de la Faim. Puis, le plus souvent, par une perversité singulière, cet argent avec lequel il pourrait vivre quelques semaines, et puiser de nouvelles forces, en vue des détresses prochaines, il le donne a de plus pauvres que lui ; âme charmante, qui reste, dans cette horreur, douce, naïve, confiante, presque heureuse, ébauchant des projets de livres, de pièces, écrivant, le soir, à la lueur des réverbères, des articles de journaux, dont il ne doute pas un instant qu’ils vont lui donner, dès le lendemain, des sommes considérables et de considérables honneurs.
Nul autre trame, nulle autre action, dans ce livre, que la faim. Et dans ce sujet, poignant, mais qu’on pourrait croire, à la longue, monotone, c’est une diversité d’impressions, d’épisodes renouvelés de rencontres dans la rue, de paysages nocturnes, un défilé curieux de figures imprévues, étrangement bizarres, qui font de ce livre une œuvre unique, de premier ordre, et qui passionne.
Autobiographie, sûrement.
J’ai là sous les yeux la photographie de Knut Hamsun. C’est un homme de forte carrure, de membres vigoureux et souples. Sous des cheveux rudes, impeignés, son front est modelé en coups de pouces énergiques et nets. Son regard est étrange. Dans l’enfoncement de l’orbite, il a des lueurs profondes et sourdes. On sent qu’il a dû connaître bien des spectacles exceptionnels : il a quelque chose de lointain, de voyageur, de nostalgique, comme le regard des marins. La moustache se retrousse, courte et rangée aux abords sur une lèvre pleine de bonté. Physionomie d’expression double, énergique et tendre, ardente et contenue, pénétrante et voilée, fière et triste, et, marquée, ça et là, aux joues creuses, aux narines pincées et reniflantes, des signes de la souffrance, elle impressionne et retient longtemps l’esprit.
Knut Hamsun n’a que trente-quatre ans, et je crois bien qu’aucune vie ne fut plus aventureuse que la sienne. De bonne heure, elle fut trempée au malheur.
À vingt-deux ans, il quitta la Norvège, chassé par la misère et la faim. Las de lutter, avec un incroyable courage, contre les fatalités qui ne cessaient de l’accabler, désespérant de gagner, par le travail, un morceau de pain, préservé d’ailleurs, par une nature strictement loyale et une indomptable fierté contre les tentations mauvaises, il s’embarqua, un beau jour, sur un navire qui s’en allait pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Lui-même, dans d’étonnantes pages publiées, il y a un an, par La Revue Blanche, il a raconté son existence là-bas. Il serait intéressant de savoir si ces quelques pages, d’un frisson si intense, ne sont point un fragment d’une œuvre plus considérable.
« Mois après mois, écrit Knut Hamsun, nous demeurions sur les bancs de Terre-Neuve, pour pêcher la morue. Les étés et les hivers venaient et s’en allaient, et toujours, nous demeurions à la même place, au milieu de la mer, entre deux mondes... Quatre ou cinq fois par an, nous allions à Miquelon, vendre notre prise et acheter des vivres ; puis, nous regagnions le large, et revenions à la même place, pour pêcher la morue et retourner à Miquelon. Jamais je ne descendis à terre. À quoi bon ? On ne voyait que peu de monde, en ce trou abandonné, habité par des pêcheurs et des marchands de poisson... Nous n’étions pas des marins, nous autres, mais de simples pêcheurs. Un marin voyage, et, quelque longue que soit la traversée, finit toujours par arriver quelque part ; tandis que nous, nous ne bougions pas de la même place, nos ancres enfoncées dans les sables. Et cela depuis si longtemps que nous avions perdu jusqu’au souvenir de la terre ferme, ayant tant changé nous-mêmes... Notre promiscuité continuelle avec les poissons nous avait nous-mêmes changés en des sorte de mollusques, en d’étranges animaux marins, rampant dans leur barque et conversant dans une langue à eux. »
Il y avait à bord une femme, une seule femme, la femme du patron. Créature laide, affreusement sale et débraillée, repoussante et acariâtre ; tous la considéraient comme l’idéal de la beauté. Et ils l’aimaient, « chacun à sa façon », et ils la respectaient comme une sainte idole, bien que grondassent en eux les appels sauvages du rut. Ils avaient, pour s’assouvir, d’étranges et horribles manies :
« Alors, il se faisait que nous trouvions un plaisir hors nature à torturer nos poissons, à torturer nos propres poissons. Les deux Russes, surtout, devenaient malades de l’envie de commettre un pareil péché... »
Il faudrait lire en entier ces courtes et impressionnantes pages, qui ont un autre accent d’humanité frénétique et bestiale que celui de Pêcheurs d’Islande. L’apparition soudaine des grands steamers dans la brume, les hallucinations qu’elle provoque dans la nuit, sont rendues par Knut Hamsun avec une force, une terreur, une grandeur d’expression inconnues à M. Pierre Loti.
Qu’on me permette encore cette citation :
« Parfois, je me réveillais vers minuit, à moitié asphyxié par l’exhalaison de tous ces hommes qui s’agitaient dans leurs rêves. La lanterne éclairait leur corps épais marinant dans leurs grossières chemises de laine. Les Russes, avec leurs trois ou quatre poils à la mâchoire, ressemblaient à des phoques ; de chaque hamac venaient des soupirs interrompus par d’indistinctes paroles, et un nom, toujours le même : celui de la femme du patron. Tous étaient fous d’elle, et les brutes l’appelaient dans leurs rêves. L’âcre brouillard qui pénétrait à travers les lucarnes, la fumée de tabac, l’odeur de tous ces hommes en sueur et de ces poissons à bord se condensaient en une vapeur épaisse, étouffante, qui me forçait à fermer les yeux aussitôt que je les voulais rouvrir. Et je me rendormais oppressé par un cauchemar, par une fleur gigantesque qui se posait sur moi et, m’enlaçant de ses pétales humides, me suçait, m’avalait, tenace et dure, placide et sans bruit. »
Après trois ans de cette existence, Knut Hamsun partit pour l’Amérique, où, sans ressource, sans appui, sans relation, il se fit ouvrier. Durant trois ans, encore, il travailla la terre, gagnant à peine sa vie, réduit aux privations, mais n’en souffrant pas, car il avait acquis une force d’endurance extraordinaire. Alors, il rêva de retourner en Norvège. Mais comment faire ? Il n’avait pas d’économie, pas d’argent pour payer son voyage, et il était trop fier pour solliciter son rapatriement. D’ailleurs, il n’y songea pas, sans doute. Il put, enfin, se faire accepter comme conducteur de sleeping-car, sur une des grandes lignes d’Amérique. Nourri, logé, suffisamment payé, il put, au bout de quatre ans, réunir des économies assez notables pour entreprendre son voyage de retour et se mettre au travail littéraire dont il avait toujours, en soi, gardé la passion.
Mais quelque temps après son arrivée en Norvège, il fut obligé, je ne sais pour quelle raison, de s’expatrier de nouveau. Et il se réfugia à Paris, où, seul, pauvre, ignoré de tous, il poursuit avec acharnement une des plus belles œuvres de ce temps.
Il faut aimer cet homme ; il faut suivre, avec passion, cet admirable et rare artiste, à la simple image de qui j’ai vu briller la flamme du génie.