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L’abolition de l’esclavage 

mercredi 13 février 2013, par Demian Kaaïn

J’ai retrouvé ce document près de la caisse du chat. Il s’agit vraisemblablement d’un écrit auquel travaillait S. quelque temps avant sa disparition.

D. K.



Le sable de la mer, les gouttes de la pluie, les jours de l’éternité, qui peut les dénombrer ? La hauteur du ciel, l’étendue de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer ? Siracide

Le programme permettait d’entrer dans sa propre tête. C’était la fin de la journée, l’été. Un temps de vacances, à supposer. Les vacances avaient été abolies depuis que la quête était infinie. Le soleil jouait dans les lattes des stores, les grains de poussière dansaient leur ballet étoilé. Mais il fallait y aller. S. ajusta les écouteurs sur ses oreilles et appuya sur le bouton après un léger soupir – on lui faisait souvent le reproche de soupirer. Le mécanisme se déclencha. C’était son deuxième voyage.
La porte se referma sur un claquement métallique maîtrisé, amorti par les pompes à air. Une lumière rose identique à celle de la première fois irradiait des parois. S. pensa à un jeu d’autrefois : tenir une lampe allumée dans sa main fermée, dans le noir. On tirait les rideaux avec un petit rire nerveux et on s’amusait de la lueur qui traversait la chair. La couleur était la même, celle du sang qui coulait dans les veines. S. ressentait la luminosité des parois de son cerveau dans son propre cerveau, comme un écho physique des murs irrigués de sang. Ici ou là, une écorchure se faisait jour dans le velours des tapisseries et le mur suintait ; du sang sourdait des cicatrices. S’approchant de l’une de ses plaies, S. en suivit des yeux le ruisselet ; les gouttes étaient finalement absorbées par le sol. Au goût c’était bien du sang, et en touchant le mur S. ressentit un agacement dans le genou. On expliquait ça par la continuité des liaisons nerveuses, sachant que le cerveau qui vous accueillait, cerveau compris, était le vôtre. Des mathématiques fractaliennes que S. n’avait jamais trouvé très claires.
A droite de la porte, en entrant, il y avait le cadenas à code. Il faudrait l’activer pour sortir. Les cadenas étaient programmés pour autoriser la sortie dès lors que vous composiez les huit chiffres de votre date de naissance. Cette condition sécurisait toute l’opération et évitait les effritements, les bribes d’identité qui auraient pu se trouver coincées ou arrachées lors du passage. On était maintenant à un stade avancé des expériences. L’opération avait été plus dangereuse ; on avait connu, à l’aube des programmes d’auto-investigation, des cas d’enfermement et d’aliénation. Exactement comme aux débuts historiques des sciences de l’âme. L’évolution des sciences et des techniques, la recherche de solutions de remédiation par les voyages cérébraux avaient suivi un cheminement tout à fait analogue à celui de la psychologie des profondeurs.

Il avait fallu ces premiers drames et la perte d’individus précieux – souvent les grands savants eux-mêmes, précurseurs, objets et sujets d’expérience à la fois, restés emprisonnés à jamais dans leur propre cerveau –, pour trouver et valider le principe du code natal. Quels que soient les troubles que vous subissiez pendant l’exploration, la date de naissance était la seule donnée dont vous ne puissiez vous défaire. En admettant même que vous l’ayez oubliée, vous auriez dans le cerveau tous les indices nécessaires et suffisants pour la retrouver, au bout d’un temps plus ou moins long. Telle était l’hypothèse de travail. Oublier et retrouver sa date de naissance une ou plusieurs fois dans sa vie faisait d’ailleurs partie de la réussite du processus thérapeutique et avait été longuement étudié par les spécialistes comme une épreuve fondatrice de la personnalité.
Depuis que Floyd, le fondateur, l’avait défini comme « la suite de nombres fermant et ouvrant à la fois l’accès à notre propre intériorité, date unique et fixée pour l’éternité, suite algébrique dont la découverte de la clef est le but de notre vie », le nombre d’ouvrages consacrés au « code natal » et toute la littérature afférente avaient crû de manière innombrable.
Le voyage n’était pas neutre. Son prix en termes d’usure de neurones et de destruction de connexions était même assez élevé. Et il fallait souvent en faire plus d’une dizaine. Bientôt toutefois, l’on pourrait remédier à cet inconvénient. Pour l’instant, il fallait y voir un investissement calculé et le rentabiliser au maximum pour rechercher votre clef personnelle : elle vous donnerait le luxe, alors, de ne plus compter les neurones qui vous resteraient. Une fois que vous aviez trouvé la clef, la connaissance vous était acquise ; vous pouviez même oublier jusqu’à votre date de naissance, rien ne vous serait impossible.
S. avait déjà essayé pas mal de choses pour toucher au bonheur, même les plus anciennes méthodes de talking cure. Oh, il y en avait eu plusieurs – de ces médecins qui avaient examiné ses pensées. Tant qu’on ne savait pas ce que c’était que le bonheur, pouvait-on seulement le chercher ? Toutes les théories avaient déjà été bâties. Elles ne lui avaient été d’aucune aide. S. était médecin aujourd’hui, pour leur montrer, leur prouver, pour trouver la solution. Mais la solution de quoi ? Et prouver quoi, à qui ?
Les possibilités étaient multiples. S. se dirigea vers une petite porte dissimulée dans des boursouflures de chair tendre, à gauche en entrant. La pièce était capitonnée de l’intérieur. Un film en noir et blanc s’y projetait en boucle. On pouvait s’asseoir sur un banc, dans une encoignure, pour regarder. Sur l’écran-paroi, une porte blanche coulissait en dévoilant les sanitaires immaculés d’un musée ou d’une bibliothèque publics. Une fille brune faisait un signe de la tête avant de se glisser dans la cabine et se laissait caresser, déshabiller, presser contre les murs carrelés avec violence. Le silence, ou plutôt un son totalement blanc, bruissait dans cet univers brillant de porcelaine. La stridence augmentait progressivement puis l’on revenait au point de départ ; la bobine se ré-enroulait sur elle-même et la porte coulissait à nouveau.

Nouvel an
Les poubelles pleines de vieux calendriers.

Le haïku composé pour le concours de poésie du lycée lui revint en tête. S. n’avait pas gagné, cette fois-là. Pas encore. Un jour, sans doute – peut-être – un jour.
La salle suivante était celle des grains de sable. Le vent qui les emportait avait empêché S. d’y séjourner trop longtemps la première fois, blessant ses yeux. La mer s’étendait au loin comme dans les magazines de voyage, bleu piscine. Est-ce que ça lui faisait envie, un voyage dans les îles ? Mais pour quoi faire ? S. n’avait jamais fréquenté les piscines que pour s’y entraîner et discipliner son corps à l’effort. Dans son dos, la bibliothèque était remplie de volumes de toutes les tailles. L’un d’eux vint se poser dans sa main. Les Vagues, de Virginia Woolf. Les pages tournaient telles des ailes, la majorité blanches, d’autres sur lesquelles apparaissaient des paragraphes fluorescents qui lui disaient quelque chose, qu’il lui semblait avoir déjà lu... Paramnésie. La connaissance de ces textes provenait-elle réellement d’une lecture ancienne, ou d’une illusion ? S. comprit bientôt qu’il lui serait cette fois encore impossible de rester assez longtemps pour le savoir. Des papiers s’envolèrent et le vent alternativement recouvrait de sable et découvrait une vieille machine à écrire, une Underwood noire. La feuille coincée dans le rouleau palpitait au vent, mouchoir d’adieu qui portait une ligne dactylographiée : « Quand on aime, on est toujours sur un quai de gare ».
Un aphorisme à méditer, sans doute. Depuis le grand succès des voyages cérébraux, il était devenu très difficile de connaître l’amour. Ou la simple solidarité humaine. Une fois que vous étiez dans votre tête, personne d’autre ne pouvait entrer, même pour vous sauver la vie. La Règle déontologique numéro 1 interdisait de manière absolue d’entrer dans le cerveau d’autrui.
Aucune exception n’était admise, même en cas de danger de mort. Se connaître était le devoir et le privilège de soi seul. C’est aussi qu’il était impossible de distinguer la vie de la mort terrestre dès l’instant où vous aviez intégré votre cerveau. Vous étiez devenu seul juge de votre état, seul. Vous n’aviez plus besoin de personne. Logiquement, personne ne pouvait plus vous aider.
Ce qui était seulement toléré, lorsque le voyage se prolongeait au-delà d’un certain temps, était que le médecin de surveillance tape quelques coups contre la porte d’entrée – on disait que ces coups pouvaient correspondre à votre code natal, en cas d’oubli, ou tout au moins donner quelques indications. Cette pratique complètement officieuse n’était inscrite nulle part. A se demander s’il ne s’agissait pas plutôt de légendes dont personne n’osait parler pour en vérifier la véracité, de peur qu’on s’aperçût qu’elles ne correspondaient à aucune réalité, ou pire encore peut-être, qu’elles n’existaient pas. Les enfants d’autrefois avaient cru au Père Noël de cette manière-là, de croyance incrédule, avec toute la superstition qu’entraîne le doute. « On ne m’a jamais fait croire au Père Noël », pensa S. Et dire que j’ai pu en tirer de la fierté ! ». De toute façon, on ne savait pas vraiment si ces coups étaient toujours bien entendus.
C’est alors que la deuxième mer apparut, au détour d’un couloir. Une deuxième mer : la mer 2. S. ne l’avait pas vue la première fois.

Une mer qu’à l’œil on n’eût pu qualifier que de soyeuse si l’on ne répugnait pas à utiliser cet adjectif pour ces matières.
Matières : un nom qu’on n’ose pas préciser. Matières absolues certes, pas assez nobles cependant pour être au singulier. La Matière est l’objet des plus grandes sciences. Les matières sont les excréments ; les merdes. « Visqueuse » eût été, scientifiquement, le mot approprié pour qualifier cette étendue, mais la vérité des sens était celle-ci : la texture de la mer 2 était celle de la mousse au chocolat. Sans le goût du chocolat, bien sûr, mais avec celui de la merde – en admettant qu’on pût identifier, voire reconnaître ce goût.
Là était peut-être, d’ailleurs, le point de départ. Les battements du cœur de S. s’accélèrent, les parois intérieures semblèrent se resserrer. Car qu’engendrait cette mer ? Une déferlante marron gronda et s’abattit d’un coup sur S. qui se débattit en quelques mouvements approximatifs de brasse, histoire de garder la tête hors de l’eau – de l’eau de la mer 2. On ne pouvait, bien sûr, s’empêcher de songer à une chasse... Au loin surnageait un esquif... En pleine mer un marin eût crié « Terre ! ». Hélas, ni mer ni terre. L’esquif était un petit récipient rond, à hauts bords, avec au fond un maelström de faux chocolat puant.
C’était le bol jaune dans lequel S. avait pris son petit déjeûner tous les matins. Un déjeûner qui n’était pas du chocolat, comme S. l’aurait rêvé, mais une substance révulsante : de la chicorée. S. avait commencé toutes ses journées pendant des années en ingurgitant cette horreur. Une idée de sa belle-mère, la bourrelle des jours et des nuits. A la réflexion, il arrive donc bien qu’on bouffe de la merde sans le savoir, et suffisamment pour pouvoir en reconnaître le goût... Les vagues alors s’affaissèrent et la mer 2 se retira totalement, ses dernières franges d’écume brunâtre absorbées par les parois. Le bol s’échoua. La tête basanée qui l’ornait, coiffée d’un fez rouge dans le style des publicités colonialistes, regardait S. « Cet esclave, c’est moi. Ou plutôt c’était moi. » S. cassa le bol en deux sur un rocher et à l’aide d’un caillou broya le tesson qui portait la tête. Tant pis pour l’esclave. En cette qualité, il ne devait plus exister. Voilà ce que signifiait ce geste destructeur, bien au-delà de toute charité, de toute pitié dangereuses.
Même si l’on ne comprenait rien aux mathématiques fractaliennes, l’un des paramètres à prendre en compte dans l’exploration était la modification que vous faisiez, nécessairement, des données qui étaient à la fois vous et en vous. Rien que le fait d’entrer dans votre cerveau vous modifiait. Ce phénomène avait lui aussi été étudié depuis longtemps. On avait parlé des théories de l’observateur, des états relatifs... On avait cherché, depuis des siècles, à déterminer quels types d’actes seraient bénéfiques à l’être humain, à trouver le moyen de fixer les comportements des observateurs cérébraux dans la réalité extérieure... Une deuxième génération de chercheurs avait perdu la vie dans ce combat, s’enfermant des mois durant dans ses circonvolutions internes tandis qu’au-dehors les appareils mesuraient l’influence possible sur le bonheur de l’humanité d’un pas à gauche ou d’un virage à droite, d’une porte poussée ou laissée fermée, d’un caillou dans la chaussure ou d’un grain de sable dans l’œil.

Pourquoi devons-nous apprendre à nous connaître ? Pour que le monde soit conscient.

C’était l’un des premiers proverbes qu’on apprenait à l’école, le droit-devoir fondamental de tout homme.
Une voix retentit dans son dos.

— A votre avis, quelle était cette mer 2 ? Qui était cette deuxième mère de merde prétendûment belle ?
Une femme arrivait en barque, et parlait tout en ramant :

— Montez, je vais vous conduire, dit-elle.

— Qui êtes-vous ? demanda S.

— Vous savez bien qui je suis. A vous de le dire et je serai celle que vous voulez. C’est à vous de choisir, mais il faudra payer pour cela.

— Payer ?

— Oh oui, payer. Cher, très cher. De l’argent, certes, mais bien plus que de l’argent. C’est de votre personne que vous payerez. De ce cerveau que vous êtes en train de piétiner, au lieu de monter dans cette barque et de vous épargner un peu la tête en voguant sur les eaux.

— Si vous le dites. Vous avez parlé de deuxième mer. Emmenez-moi à la première. De quoi est-elle ?, demanda S. en montant dans la barque.

— De cristal.

— De cristal ? Je ne l’ai pas vue. Conduisez-moi.
La femme était sans âge apparent ; certaines lueurs la faisaient paraître jeune et l’instant d’après creusaient ses rides. Par moments, elle semblait triste et lasse comme Sisyphe et les géants qui avaient porté sur leur dos les anciens mondes ; à d’autres, on aurait dit une petite fille, avec des rubans roses dans les cheveux, ou peut-être même une poupée.

— Et pourquoi est-ce que j’aurais préféré la merde au cristal ? reprit S.

— Cela, c’est votre histoire. Je vais vous montrer un documentaire. L’histoire d’un lion qu’on a enfermé depuis sa naissance dans une cage avec des barreaux. On l’a promené partout, comme on promenait autrefois les sorcières ou les monstres au Moyen-Âge. On a fait la même chose au roi des animaux, et puis un jour on a ouvert la porte. Mais cela n’a pas suffi, car le lion n’est pas sorti de la cage... Il a fallu la détruire complètement, en enlever les barreaux un à un pour qu’il comprenne qu’elle n’existait plus. Et encore, le lion continuait d’agir, au début – oh, pendant un long moment, même, comme si la cage était toujours là. Jusqu’à présent, vous n’avez vu que les films les plus faciles, ceux qui vous flattaient. Voici l’histoire du roi des animaux.

— Pourquoi dites-vous : « le roi des animaux » ?

— Parce que c’est la vérité. Le lion était autrefois le roi des animaux. C’est attesté dans toutes les fables. Il pourrait l’être à nouveau, s’il le voulait.
La barque s’était échouée ; il fallut descendre. Sur la rive, une machinerie ronronnait. La femme tournait et retournait une manivelle pour faire apparaître des images sur la paroi d’en face.
Leur pieds pataugeaient dans de la mousse de sang, et S. sentit une bizarre pression creusant ses entrailles, une sorte de malaise insensible, un mal au cœur généralisé.

— Regardez les images. Regardez bien le lion. Ce qui s’est passé, disait la femme en voix off, c’est qu’au bout d’un moment il était devenu inutile de fermer la cage à clé. Tant le lion s’était habitué à sa captivité, vous voyez. Peut-être aussi que le verrou était cassé, mais de toute manière, il n’avait plus l’idée de s’enfuir. C’était cela le pire. Vous comprenez ? Ce n’était plus l’idée du verrou qui le maintenait en cage. C’est pour cette raison que, finalement, on a carrément dû détruire la cage, pour le libérer.

— Qui a fait ça ? demanda S. en se tournant vers la femme. Elle haussa les épaules, imperceptiblement.

— Sans doute des gens qui voulaient le sauver. Peut-être des amis, d’autres animaux ? Qui sait ? Le monde est inventif. Peut-être lui-même.

— Qu’est-ce qui s’est passé, une fois que tous les barreaux ont été enlevés ?

— Voyez, on en est juste là. Sur l’écran. Au début, ça n’a pas été simple. Le lion se déplaçait lentement, comme s’il traînait toujours la cage avec lui, autour de lui, vous remarquez. Il a dû s’habituer progressivement aux grands espaces, à ce qu’on appelle aujourd’hui la liberté d’aller et venir. Voilà, c’est fini.

— Et alors ?

— Vous aussi, vous êtes ce lion.

— Comment ça ?

— Enfermé. Regardez. Non, pas l’écran. Ne serait-ce qu’ici.

— Mais ici, c’est normal ! C’est moi-même. Mon cerveau. Cela fait partie du protocole.

— Vous y êtes. Vous pensez que c’est votre cerveau. Mais qui vous l’a dit ? Faites éclater les parois. Faites-vous sauter la cervelle et vous saurez ce que vous pensez. Vous êtes enfermé en vous-même. Vous serez libre !

— Taisez-vous. On dirait que vous me faites la leçon, qu’on vous a payée pour m’engueuler. Vous me faites mal. Qui êtes-vous, d’ailleurs, pour me parler ainsi ? Quel est votre nom ?

— Quand vous dites « payée », encore une fois, vous approchez.

— Que dites-vous ? Pensez-vous que je n’ai pas déjà payé assez cher, pour faire cette expérience grotesque ?

— Soyez honnête avec vous-même. Entre l’image que vous désirez que les autres aient de vous, ce que vous connaissez de vous et de cette image – en admettez-vous d’ailleurs tous les replis ? –, combien de centimètres de décalage, sur les contours du papier calque ? Qui, que pensez-vous être ? Un grand scientifique des temps modernes, un nouveau docteur Folamour ? Vous savez très bien que vous ne faites rien, que votre travail est vain. Que votre grande œuvre ne verra jamais le jour parce que vous n’y travaillez pas, que vous êtes incapable d’y travailler. La tâche est longue et le sera d’autant plus que vous n’accepterez pas de commencer par le début. Oubliez cette stupide histoire de code natal. Le secret ne s’y trouve pas.
L’énervement qui gagnait S. se traduisait par des démangeaisons dans les pieds, sur les bras, et par des petits mouvements tressautants pour tenter de les apaiser. Avec les mots « stupide histoire de code natal », les larmes commencèrent à couler sur ses joues.

— Qui êtes-vous ? Répondez ou je vous brise la nuque.

— La faible lumière qui éclaire ces parois internes, répondit la femme en faisant une petite révérence. J’habite ici et n’ai pour rôle que celui que vous me donnerez. Parfois, vous avez envie que je sois la femme des toilettes, celle du premier film, n’est-ce pas ?

— Pourquoi dites-vous qu’il faut vous payer ?

— Regardez, dit-elle. J’habite sur cette barque. Mon port est un navire. Le navire ne bouge pas. Il reste là et attend que quelqu’un vienne et monte. Que quelqu’un vienne, passe le ponton, descende le petit escalier et s’asseye dans la barque, face à moi. Sans doute a-t-elle déjà navigué avant de s’ancrer là, ne serait-ce que pour y venir. Le fleuve passe, les visiteurs passent, c’est ainsi désormais que voyage le bateau.

— Ne sommes-nous pas dans mon cerveau ? Où sommes-nous ?

— Un peu de patience. A l’intérieur du bateau, une femme attend. C’est moi. C’est une femme à qui l’on rend visite. On ne la voit pas à l’extérieur et elle ne vous rend pas visite non plus. C’est ainsi qu’elle voyage, notamment, par vos visites ; si elle voyage aussi autrement, vous ne le saurez jamais car vous n’avez pas le droit de le savoir. Il est inutile de perdre son temps à chercher quoi que ce soit là-dessus. Aucun indice n’existe, n’est laissé au hasard, aux griffes des limiers que vous êtes parfois, vous les visiteurs. Pourtant, nombre d’entre vous ont compulsivement perdu des heures à chercher le moindre os, toujours en vain, un goût d’insatisfaction rageuse dans la bouche. De désespoir presque.
Inaccessible, je suis. Mais il faut longtemps, avant de renoncer, avant d’admettre. La femme reçoit à heures fixes, intervalles fixes, hommes et femmes. Elle-même pourrait, d’ailleurs, tout autant être un homme. Elle se prête à tous nos désirs et nos fantasmes. Je dis « nous », car finalement, moi aussi, j’en connais une, précisa-t-elle.

— Que voulez-vous dire ?
— A l’intérieur du bateau une femme attend, sans âge... N’est-ce pas ? Telle était bien votre pensée. Eh bien, je me dis aujourd’hui que c’est peut-être fait exprès, cette absence d’âge apparent. Cela vous étonne ? C’est que nous pensons tous à peu près la même chose, dans ces moments-là... La femme se fait payer pour nous recevoir, c’est son travail ; nous la payons pour en faire tout ce que nous voulons. Elle est un symbole universel, comme on le dit d’une clef universelle. Qui s’adapte à toutes les serrures. Mère universelle, père universel, femme universelle, homme universel, sagesse universelle, bêtise, beauté, laideur universelles. Chat, nuit, jour, reine, fée, pauvreté universels. Tout. Tout ce qui vous passe par l’esprit est susceptible d’être elle. Elle est livre, connaissance, univers, liberté. Quand nous allons la voir, nous portons A.M.O.U.R. et H.A.I.N.E. tatoués sur les mains. Ceux que nous portons à la femme du fleuve mais surtout à nous-mêmes, à cause de ce que nous sommes ou de ce que nous ne sommes pas.

— Comment se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?

— L’avez-vous souhaité seulement ? « Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve ; et à qui frappe on ouvrira. »

— De quel droit parlez-vous ainsi ? D’où viennent ces paroles ?

— Ce n’est pas moi qui les ai dites. Pensez-y, justement parce que ce n’est pas moi. Pourquoi s’en tenir à telle porte ? Est-ce qu’on vous aimait, dans la mer 2 ? Qui s’occupait de vous ? Qui essuyait la merde qui vous souillait tous les jours, à nager dans cette pestilence, à essayer d’y survivre ? Qui ? La belle-mère, la mère 2 ?

— Je ne comprends pas ce que vous dites.

— Vous avez tellement vécu dans cette mer 2 que vous feriez le choix d’y rester. Là où il n’y a pas d’amour. Oui, la merde vous a ouvert la porte. Essayez-en d’autres ! Elles s’ouvriront aussi. Qu’avez-vous à perdre ? Vous avez connu le pire. L’Enfer. L’Innommable. Le camp de torture où vous mangiez cela, où vous viviez de cela. Quitte à crever. Pourquoi ? Parce que rien n’était meilleur et que tout le reste était trop bon pour la merde que vous étiez.

— Taisez-vous. — Vous souhaitez sans doute me tuer. Essayez la mer de cristal. Vous y nagerez.

— Nager ! Voilà longtemps que je n’ai pas nagé, vraiment nagé... Je faisais semblant de croire que je n’aimais pas ça... Nager, dites-vous...
« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire J’ai vu tous les soleils y venir se mirer S’y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire. »
C’est à cet instant que S. se métamorphosa et sortit, par la chatière invisible dissimulée dans la porte blindée. Il n’y avait pas de code.

2 Messages

  • L’abolition de l’esclavage 19 février 2013 00:11, par Viktor Quest

    Cher Demian Kaaïn

    J’ai observé avec attention votre texte ; les questions ci-après sont alors survenues et je vous les transmets avec le souhait que vous parviendrez à y répondre lors de votre prochain texte.

    Qui m’a dit que ces points lumineux que j’observe en levant la tête vers le haut, la nuit, étaient des étoiles ?
    Qui m’a dit que cette forme avec des parties plus ou moins molles et quatre sortes de tiges mobiles était mon corps ?
    Qui m’a dit que j’avais une mémoire et qu’elle était contenue dans cette protubérance qu’on a nommé tête ?
    Qu’elle est la réalité de mon ego ? Cet ego est t‘il entièrement concentré et porté dans mon corps ?
    Qui m’a dit cela ?

    Qui m’a emprisonné dans cette réalité et pourquoi ?

    « Nous accueillons facilement la réalité, peut-être parce que nous soupçonnons que rien n’est réel. » J.L.B

    Bien à vous
    Viktor Quest

    • L’abolition de l’esclavage 28 février 2013 21:34, par Demian Kaaïn

      Cher Viktor Quest,

      Je vous remercie de cette observation aiguë qui a permis de faire survenir vos questions. Croyez bien que j’y consacrerai une grande partie des heures à venir.

      En attendant de pouvoir précipiter quelques éléments de réponse sur un support lisible, je vous propose de partager ces mots de Philip K. Dick :

      "Si le thème principal de mes écrits est : Pouvons-nous considérer que l’univers est réel et, si c’est le cas, de quelle manière ?, mon thème secondaire pourrait être : Sommes-nous tous humains ? La falsification est un sujet qui me fascine ; je suis persuadé que tout peut-être falsifié, qu’il est possible de forger de toutes pièces n’importe quelle preuve de n’importe quoi. De faux indices peuvent nous amener à croire tout ce que l’on veut nous faire croire. Il n’existe à cela aucune limite théorique. Dès qu’on a ouvert la porte de son esprit à la notion de falsification, on est prêt à s’imaginer dans une autre sorte de réalité. Il s’agit d’un voyage sans retour et, je pense, d’un voyage salutaire... à condition de ne pas le prendre trop au sérieux." (1978, au sujet de la nouvelle Machination).

      J’avais noté cette phrase en octobre 2011 et ce sont vos questions qui l’ont rappelée presque immédiatement à mon esprit conscient. Mais elle faisait sans doute partie des grains de sable de ma mémoire (si elle existe) lorsque j’ai commencé à écrire cette histoire.

      Demian Kaaïn

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