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Le sens des affaires : Treize. 

samedi 3 avril 2010, par Rodolphe Christin

Hector Dumenclin détaillait vainement, avec désespoir, ces montagnes livides de brouillard qui s’étendaient autour de lui. Les yeux libérés, il restait incapable d’identifier l’endroit où il se trouvait. C’était bien évidemment l’intention de ses ravisseurs, qui se garderaient bien de lui donner le détail des lieux s’il avait la naïveté de leur poser la question. Le Pic de l’Etincelle et le Refuge du Loup ne signifiaient rien de précis pour lui. Ainsi vaquait-il à ses occupations –réduites au minimum- dans une relative liberté, libre de ses gestes dans cet environnement qu’il ne connaissait pas et qui constituait la plus gigantesque des prisons.

Depuis peu Kévin avait changé d’expression, estimait Hector lorsqu’il l’observait à la dérobée. Kévin était d’abord apparu rayonnant, vivifié par l’air des hauteurs, mais il semblait désormais l’ombre de lui-même. Hector côtoyait un autre homme, beaucoup plus inquiétant que celui qu’il croyait connaître jusqu’ici. Il avait essayé de lui parler mais Kévin n’avait pas répondu. Ce dernier semblait obsédé par une idée fixe qui l’avait rendu quasiment mutique. Son air était éternellement sombre désormais. Ses sourcils plissés ne bougeaient plus d’un poil et restaient figés en une expression de fureur rentrée. Cela tranchait avec la courtoisie policée que Kévin arborait d’ordinaire.

Pourtant Kévin et Mathilde n’avaient guère eu de difficultés à convaincre Hector de rédiger la lettre de demande de rançon. Il avait suffi de lui en proposer une part : un tiers pour lui, et le tour était joué ! Une offre inespérée. Hector avait donc pris sa plus belle plume, acceptant de sortir temporairement de la dépression dans laquelle il gisait jusque là. Un tiers ne suffisait pourtant pas à compenser les pertes que sa disparition provoquait, estimait-il. S’il admit volontiers que c’était mieux que rien, il voyait là surtout le moyen d’installer un semblant de complicité avec ses ravisseurs. Ainsi espérait-il endormir leur vigilance et se positionner à égalité face à eux, voire créer suffisamment de connivence pour ne pas recevoir un trop mauvais coup si l’affaire tournait au vinaigre. Fidèle à ses principes de rigueur, il avait demandé qu’un papier mentionnant la répartition des parts soit signé par les parties. Kévin avait conservé l’unique exemplaire de ce formulaire, prétextant qu’il trouverait une photocopieuse lorsqu’il descendrait dans la vallée faire des courses.

Bien sûr, Hector n’avait pas réalisé à temps qu’en signant de sa main ce papier, lui qui était aussi l’auteur de la demande de rançon, il devenait complice de son enlèvement. Il s’érigeait lui-même en escroc, bien malgré lui.

Bientôt ce fut au tour de Mathilde de tourner au sombre et de changer d’allure. Elle chuta dans une sorte de tristesse insondable, qu’Hector ne sut expliquer. Elle restait des heures sans manger, sans boire, assise sur la petite colline qui dominait la source, les yeux dans le vide, larmoyant à flots continus. Elle ne faisait aucun bruit déchirant, elle n’éclatait pas en sanglots, elle se contentait de se vider silencieusement de son eau en reniflant.

Des aveux avaient été faits, depuis plus rien n’était comme avant. Et plus rien ne sera jamais plus comme avant, se répétait-elle en s’apitoyant sur son sort. Mathilde craignait de perdre définitivement Kévin, alors qu’ils avaient besoin l’un de l’autre comme jamais. Et pourtant cet homme lui paraissait odieux à présent. Il avait avoué le pire, lui aussi. Il avait commis l’irréparable en coulant le bateau de Louis, dans l’espoir de garder Mathilde pour lui seul. Allons donc, un accident de mer ! Il était un meurtrier, mais plus encore : il venait de découvrir qu’il avait également tué son propre fils. Leur enfant, à Mathilde et à lui.

Ce statut de père naturel, Kévin ne pouvait pardonner à Mathilde de le lui avoir caché si longtemps. S’il avait su, les choses auraient été différentes, jamais ce bateau n’aurait coulé avec Samuel à son bord.

Le chaos explosait entre eux. Le six juin c’était demain, le jour anniversaire de ce qui apparaissait comme un drame jusque-là, et qui s’avérait en réalité un double meurtre.

La situation présente exigeait pourtant qu’ils soient solidaires pour assumer leur nouvelle situation : ils étaient tous les deux les ravisseurs de l’homme d’affaires Hector Dumenclin, même si celui-ci s’était fourré dans un piège. Qu’ils le veuillent ou non, Kévin et elle étaient passés de l’autre côté de la loi. Ils devaient donc se serrer les coudes. Aucune trahison ni défection n’étaient permises. Ils risquaient gros.

Car il arrive que les histoires d’amour, de mer et d’argent mènent au pire.

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