Il pourrait paraître périlleux de brosser en un parcours rétrograde du XXe siècle au Ve siècle avant notre ère un historique de la cruauté orientale. Le but est non pas de chercher l’origine à partir de laquelle se déploierait un récit historique linéaire et continu de la cruauté orientale mais de décrire son commencement, selon la distinction foucaldienne entre les deux. L’histoire de la représentation de la cruauté orientale ne s’est pas faite selon une causalité unique mais selon la disposition accidentelle des forces qui l’ont constituée. La place éminente du corps dans l’entreprise généalogique comme « surface d’inscription des événements » et « volume en perpétuel effritement » [1] fait de la représentation de la cruauté orientale un sujet d’élection. « La généalogie, ajoute Foucault, comme analyse de la provenance, est donc à l’articulation du corps et de l’histoire » [2]. Nous nous proposons ainsi de mettre en évidence un certain nombre d’éléments dont la disposition a conduit à l’image du supplice oriental.
I
Notre périple à rebours débute au moment où culmine en Europe le mythe du Péril jaune [3], et Fu Manchu, personnage inventé par l’Anglais Sax Rohmer dans les années 1910, incarne selon son auteur le Péril jaune à lui seul. A l’instar d’œuvres antérieures comme L’Invasion jaune du capitaine Danrit, Sax Rohmer fait du personnage éponyme le génial et maléfique organisateur d’une prise de contrôle de l’Europe par les Asiatiques. Mélange du savant fou et du Péril jaune, ses aventures furent déclinées pendant quarante ans avec, entre autres, Yellow Shadows (1925), The Emperor of America (1929) et The Mask of Fu Manchu (1955). Voici comment Sax Rohmer le décrit :
« Imaginez un homme de haute taille, maigre, félin, haut d’épaules, avec le front de Shakespeare et la face de Satan, au crâne rasé, aux longs yeux bridés, magnétiques, verts comme ceux d’un chat. Supposez-lui la ruse cruelle de l’Asie tout entière, concentrée dans un puissant cerveau, décuplée par une souveraine connaissance de la science passée et présente [...]. Imaginez cet être terrible et vous aurez le portrait du docteur Fu Manchu, le péril jaune incarné en un seul homme. » [4]
Sa maîtrise des poisons et des animaux sauvages se fonde sur une science inconnue dont les effets sont souvent proches de la maîtrise du surnaturel. Sa cruauté s’exerce sur ceux qui tentent de contrecarrer ses projets d’invasion de l’Europe, et en premier lieu les forces de l’ordre qui subissent divers supplices.
La double caractéristique du Péril jaune, à savoir les schèmes thériomorphes et la maîtrise technique, s’y donnent à voir : « Mes scorpions, avez-vous vu mes scorpions ? Mes pythons et mes hamadryades ? J’ai aussi mes champignons et mes invisibles alliés, les bacilles. J’ai dans mon laboratoire une collection unique » [5] se vante Fu Manchu. Il a ainsi conçu un gilet d’acier dont le réseau métallique tendu autour du corps nu est « serré avec une telle force que la chair horriblement gonflée [sort] par les mailles du filet » [6]. Animaux et dispositif technique sont associés dans le supplice des « Six barrières » qui consiste à ouvrir petit à petit les compartiments d’une cage enveloppant le corps du supplicié hormis la tête, à de féroces rats qui dévorent la chair et dont voici une présentation :
« C’était une sorte de boîte grillagée d’environ 2 mètres de long, haute du tiers, également large. Un fort châssis, recouvert en haut, aux extrémités et sur les côtés d’un fin grillage. Le fond n’en était pas fermé. Cet appareil semblait être divisé en cinq sections ou plus exactement pouvoir être muni de cinq trappes qu’il était possible de baisser ou de lever à volonté. Ces dernières étaient en bois et évidées à leur partie inférieure. Ces évidements, ou ces arches, étaient de tailles différentes. La première et la dernière étaient très basses et petites. Celle du milieu, au contraire, très grande touchait presque au haut de la cage. Cet appareil absorbait toute mon attention. [...]
Ouvrant une petite trappe pratiquée à l’extrémité de la cage et faisant communiquer le premier compartiment, celui qui recouvrait les pieds et les chevilles nues de Smith, avec l’extérieur, il y inséra l’entrée du sac, saisit celui-ci par le fond et le secoua vigoureusement. Sous mes yeux épouvantés, quatre rats énormes tombèrent dans la cage ! [...]
- Des rats de Canton, docteur Petrie. ..Les plus méchants du monde... Ils n’ont à peu près rien mangé depuis huit jours !
Puis tout devint indistinct, comme si un peintre avait barbouillé de rouge les détails de la scène. Pendant un temps que je ne pus mesurer, qui me sembla être très long, et ne dura vraisemblablement que quelques secondes, je ne vis rien, je n’entendis rien ; mes perceptions furent abolies. Je fus réveillé, rappelé à la réalité, par un bruit que je ne pourrai jamais oublier.
Les rats criaient. [...]
Nayland Smith poussa un gémissement sourd. J’osai le regarder. Il était d’une pâleur mortelle. Son front ruisselait de sueur. Ses yeux rencontrèrent les miens.
Les rats ne criaient plus. [...]
Une plainte basse et continue, frémissante d’horreur, s’échappait maintenant des lèvres du supplicié. Je ne l’oublierai jamais. [...]
En Chine, conclut le Dr Fu Manchu, nous appelons cette amusante fantaisie les Six Barrières de la Joyeuse Sagesse. La première, par laquelle les rats sont admis, se nomme la Barrière du Joyeux Espoir ; la deuxième, celle du Doute Enjoué. La troisième est poétiquement dénommée la Barrière de l’Extase Vraie, et la quatrième, celle du Doux Souci. J’ai été l’ami très honoré d’un mandarin de haut rang qui supporta la plaisanterie jusqu’à la cinquième barrière (appelée généralement Barrière des Doux Désirs) et l’admission du vingtième rat. Je le mets au rang de mes dignes ancêtres. J’ai supprimé la sixième barrière, ou Barrière Céleste, qui fait pénétrer 1’homme dans la Joie de la Complète Compréhension, et lui ai substitué le sabre japonais, coutume aussi vieille qu’honorable. L’introduction de ce nouveau facteur est une idée heureuse dont je suis, à juste titre, fier. [7] »
Cette dévoration par des rats associe une peur atavique pour des animaux associés aux peurs collectives et à l’inconscient ainsi qu’une peur du nihilisme technique. Un autre supplice, décrit par Sax Rohmer, utilise des techniques biologiques de pointe, celle des moisissures blanches :
« "Et maintenant, nous allons libérer des spores mûres de l’ empusa dont je vous ai parlé, poursuivit la voix, sifflante, perverse. Comme l’atmosphère de la deuxième cellule est très chargée en oxygène, elles vont germer immédiatement. Ah ! quel triomphe ! Ce procédé est le couronnement de ma carrière !"
Du plafond, il se mit à neiger des spores blanches ; les formes torturées des policiers se couvrirent d’un film blanc et poudreux ; sous mon regard horrifié, la moisissure se mit à proliférer ; à se répandre sur le corps de ceux qu’elle avait touchés, les enveloppant des pieds à la tête d’un linceul scintillant...
- "Ils meurent comme des mouches !" hurla Fu Manchu, saisi d’une fièvre soudaine.
Je fus confirmé dans mes doutes : ce cerveau splendide et pervers était celui d’un tueur fou, quoi qu’en pût dire Smith. Et je fus subitement sûr de ce que j’avais longtemps suspecté, et que Smith contestait : que ce cerveau extraordinaire, perverti, était celui d’un maniaque homicide.
- "Voici mon piège à mouches !" Sa voix était suraiguë. "Et je suis le dieu de la Destruction !" [8] »
II
L’intertexte de cet extrait révèle une parenté évidente entre Fu Manchu et Dracula [9] : l’empuse, bien sûr, mais aussi des expressions identiques relatives au personnage de Renfield qualifié par Bram Stoker de « maniaque homicide » [10] qui collectionne et mange des mouches, ce qui accuse un peu plus leur caractère satanique de Seigneurs des mouches. Signalons d’ailleurs que le même acteur, Christopher Lee, incarna et Dracula et Fu Manchu. Ce dernier n’est-il pas une sorte de Dracula mû par l’envie d’assurer la suprématie de sa race ? L’un et l’autre s’appuient sur la maîtrise des forces chthoniennes et agissent dans l’ombre par l’entremise d’animaux, la même envie de faire couler le sang les réunit, ils sont enfin tous deux définis par le flux.
Le personnage de Dracula est lui aussi fortement lié à l’Orient, pour deux raisons apparemment contradictoires. Dès la première page du roman le héros qui se rend dans les Carpates a le sentiment de quitter « l’Occident pour pénétrer en Orient. Il suffit, dit-il, de franchir le plus occidental des ponts qui enjambent le Danube [...] pour se retrouver parmi les traditions turques. » [11] Alors que Dracula a présenté sa race comme dernier rempart de la Chrétienté contre les Turcs [12], ce qui le situerait du coté de l’Occident, voici ce qu’il dit de sa lignée à Jonathan Harker :
« Ici aussi, quand il sont arrivés ils rencontrèrent les Huns, dont la frénésie guerrière avait ravagé la terre comme une flamme vivante - souvenez-vous combien les peuples vaincus juraient que, dans les veines de leurs envahisseurs, coulait le sang des sorcières qui, chassées de Scythe [sic], avaient copulé avec les démons des déserts. Fous ! Pauvres fous ! Quel diable, quelle sorcière surpassa un jour Attila, dont le sang coule encore dans les veines que voici [...]. Est-ce alors sujet d’étonnement que nous soyons une race conquérante ? Est-ce sujet d’étonnement de trouver tant de fierté en nous ? » [13]
En se présentant comme un descendant d’Attila, il explique le retournement de son destin qui l’a fait rechuter dans l’Orient et la barbarie. La fierté sauvage - si l’on ne craint pas le pléonasme - de Dracula s’exprime par sa cruauté. Ce démon altéré de sang trouve pleinement sa place parmi les Orientaux et notamment les Turcs qu’il a surpassés dans ce domaine. Le corps de Dracula est lui-même un lieu de supplices écrits par l’histoire de l’Orient et de l’Occident, tout comme « Les têtes du sérail » de Victor Hugo.
Dans Les Orientales (1829), Hugo évoque longuement l’affrontement entre Orient et Occident, autrement dit entre Turcs et Grecs dans les années 1821 à 1826. C’est l’occasion d’offrir un tableau sanglant et cruel des Orientaux qui ornent par exemple de six mille têtes coupées le sérail de Stamboul où se donne une fête. Les Turcs sont qualifiés de « horde servile » (Les Têtes du sérail) et dépeints en une éthopée de l’Oriental esclave d’un despote et idolâtre. Hugo s’intéresse tout particulièrement aux figures singulières, telle celle d’Ibrahim-pacha dont « la main dégouttante [de sang] jette des têtes au sérail » (Navarin) ou cet imaginaire sultan Noureddin qui gouverne « l’empire du milieu, / De la mer rouge au fleuve jaune » (Le poète au calife). Le poète ne distingue pas l’Orient de l’Asie, ni « arabes et tartares » (La bataille perdue) : « les Turcs ont passé par là. Tout est ruine et deuil », écrit-il (L’enfant). Tamerlan, les khans, les Turcs, les Arabes voire Bounaberdi-Bonaparte (ce « Mahomet d’Occident ») sont convoqués par le poète car, à l’instar du dernier cité : « Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes » (Lui). La touche personnelle de Hugo est certes importante dans Les Orientales, mais il hérite notamment du siècle précédent les images de cruauté asiatique et de despotisme.
III
Sade fait, au moment où son siècle s’achève, une intéressante compilation des supplices dans son Histoire de Juliette (1799-1801). Ses sources sont L’esprit des usages et des coutumes (1776) de Jean-Nicolas Démeunier et Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des européens dans les deux Indes (1783-1784) de Guillaume-Thomas Raynal. Parmi les peuples d’Asie et même du monde, il juge que les Perses se distinguent :
« Les Perses, les plus ingénieux des peuples pour l’invention des supplices, renfermaient le patient entre deux petits bateaux, de manière que ses pieds, ses mains et sa tête passaient par des ouvertures ; on le forçait à manger et à boire dans cette attitude, en lui piquant les yeux avec des pointes de fer ; quelquefois ils lui frottaient le visage de miel, afin que les guêpes s’y attachassent. Les vers le dévoraient ainsi tout en vie ; qui le croirait ? ils vivaient souvent dix-huit jours dans cette affreuse situation. Quelle sublimité de recherches ! » [14]
Dans l’argumentation de Sade, ces indications montrent les effets de la nature retournée contre elle-même. Les Perses sont ainsi passés maîtres dans l’art de faire surgir de la nature les trésors de destruction qui la sous-tendent. Ce sont bien aussi les enseignements de Gibbon dans son Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain et de Montesquieu dans ses Considérations et ses Lettres persanes de présenter les Huns comme de cruels barbares ayant causé la chute de l’Empire romain : « un nombre infini de peuples barbares, écrit Montesquieu, [...] parurent tout à coup, l’inondèrent, le ravagèrent, le dépecèrent » [15]. Dans De l’Esprit des lois (1748), Montesquieu répond aux Jésuites vantant le gouvernement admirable de la Chine, « qui mêle ensemble, écrit-il, la crainte, l’honneur et la vertu » ; « j’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton. » [16] Il est encore plus sévère avec le Japon, pays où l’on « punit de mort presque tous les crimes parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme » [17]. Il va même plus loin :
« Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, absoudre ses législateurs de l’atrocité de leurs lois. Mais, des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s’ouvre le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices ? Et ne s’y familiarisent-ils pas ? » [18]
Et Montesquieu de conclure qu’au Japon le despotisme « a fait un effort, il est devenu plus cruel que lui-même », à tel point que « des âmes partout effarouchées et rendues plus atroces, n’ont pu être conduites que par une atrocité plus grande » [19].
Gibbon laisse Chinois et Japonais de côté mais se plaît à rappeler de cruelles anecdotes concernant les Perses et les Mongols. Ainsi écrit-il que les Mongols, sur les bords de la mer Baltique, « remplirent neuf sacs des oreilles droites de ceux qu’ils avaient tués », pourtant :
« Les fureurs sanguinaires des sièges et des batailles sont infiniment moins atroces que la perfidie qu’éprouvèrent les fugitifs. Après les avoir attirés hors des bois sous la promesse du pardon et de la paix, on les égorgea de sang froid lorsqu’ils eurent achevé les travaux de la moisson et de la vendange. [Puis les Tartares] dressèrent trente machines conte les murs, comblèrent les fossés avec des sacs de terre et des cadavres ; et à la suite d’un massacre sans choix, le khan fit égorger en sa présence trois cent nobles matrones. » [20]
Gengis khan, quant à lui, « après sa première victoire, fit placer soixante-dix chaudières sur une fournaise, et soixante-dix rebelles des plus coupables périrent dans l’eau bouillante où on leur plongea la tête. » [21]
IV
L’imaginaire relatif aux Barbares avait été fixé par l’Histoire des Goths de Jornandès vers 552 et qui fournit, écrit Pierre Michel, « des stéréotypes moraux, [...] des motifs rhétoriques, la métaphore enfin, de l’inondation des Barbares. » [22] Le flot, la flamme et le sang sont les éléments fondamentaux de ce mythe que Corneille dans Attila (1667) et surtout Racine dans Mithridate (1673) retrouveront encore à l’époque classique. Avec les Barbares la nature semble s’affoler et se déborder : « ce torrent s’il m’entraîne, ira tout inonder » dit Mithridate (v. 803). Pour les Occidentaux les Barbares asiatiques ont à voir avec une nature dont les forces, les dimensions et les desseins sont le plus souvent inhumains.
Si les Orientaux sont tellement aptes - comme Fu Manchu ou Dracula - à incarner des monstres, c’est en raison de la représentation tératologique ancienne dont ils ont fait l’objet. Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, ce ne sont pas les informations rapportées de leurs voyages en Asie par Plan Carpin (fin XIIe siècle) ou Rubrouck (mi-XIIIe) qui retiennent l’attention mais les aberrations anatomiques héritées de l’Antiquité. Ainsi Brunetto Latini affirme-t-il dans son Livre du trésor :
« Les gens qui habitent vers le fleuve Indus [...] sont de couleur verte. Et sachez qu’en Inde et dans le pays qui est au-delà, il y a grande diversité de gens ; car il y en a qui ne vivent que de poissons et de tels qui tuent leurs pères avant qu’ils ne meurent de vieillesse ou de maladie, et qui les mangent. [...] Ceux qui habitent au mont Niles ont les pieds tordus, c’est-à-dire avec la plante dessus et qui ont huit doigts à chaque pied. Il y en a d’autres qui ont une tête de chien, et de nombreux autres sans tête avec les yeux dans les épaules. [...] D’autres n’ont qu’un œil et qu’une jambe, et courent très difficilement. » [23]
En fait, Latini s’est contenté de recopier les passages de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (Ier s. de notre ère). Ainsi, écrit celui-ci, les hommes à tête de chien sont « vêtus de peaux de bêtes, aboyant au lieu de parler, armés de griffes ». Ce n’est pas tout :
« Il existe aussi des satyres dans les montagnes orientales des Indes : le satyre est un être extrêmement agile, qui court tantôt droit tantôt à quatre pattes, et qui a une apparence humaine. [...] Aux alentours de la source du Gange, Mégasthène signale la peuplade des Astomes, qui sont privés de bouche, ont des poils sur tout le corps, s’habillent d’une sorte de duvet végétal [...] » [24]
Vers le Ve siècle, à l’époque de la chute de l’Empire romain, l’image de l’Orient était ainsi déjà fortement délétère. Paul Orose, dans son Histoire contre les païens (415-417), laissait entendre que l’Orient avait subverti les mœurs romaines et causé la décadence qui, dans le vocabulaire augustinien, est liée à la déchéance (subversio, perversio). Le bref règne d’Héliogabale (218-222) avait d’ailleurs marqué les esprits par sa cruelle excentricité et son caractère oriental du fait de l’origine syrienne du jeune empereur qui fascinera notamment Stefan George et Artaud.
V
Mais Pline l’Ancien, au début de notre ère, s’il ne traduisait pas la monstruosité physique des Orientaux en monstruosité morale à la façon des Chrétiens, se faisait le relais des propos de Ctésiphon et Mégasthène aux IVe et IIIe siècles avant notre ère. Mégasthène connaissait pourtant bien l’Inde où il fut l’envoyé du roi Nicator Ier. Il n’en demeure pas moins que l’Asie est pour les Grecs une terre barbare.
Dans Les Têtes du sérail, Hugo évoquait les Thermopyles et la résistance de Léonidas Ier face aux Perses en - 480. Il avait évidemment lu Les Perses et sentait combien Eschyle y est à la fois fier des prouesses grecques et fasciné par l’Asie. Le récit de la bataille de Salamine par le tragédien, lors de laquelle les Grecs vainquirent Xerxès la même année que leur défaite aux Thermopyles, est entièrement fait du point de vue des Perses. Mais ce qui caractérise les Perses et Xerxès à leur tête est ce que nous avons reconnu à de nombreuses reprises tout au long de cet exposé : la démesure et la cruauté. Le chœur, avant que ne lui parvienne la nouvelle de la défaite, clame et s’interroge :
« LE CHŒUR. L’impérieux monarque de l’Asie populeuse pousse à la conquête du monde son monstrueux troupeau humain. [...]
« Qui serait donc capable de tenir tête à ce large flux humain ? Autant vouloir, par de puissantes digues, contenir l’invincible houle des mers ! » [25]
Aux Asiatiques les forces chthoniennes, les forces de la terre qui ne connaissent pas de limites autres que leur continent. La houle humaine asiatique n’est en revanche pas faite pour dompter les mers, et la menace de Xerxès à ses soldats est prémonitoire : « si les Grecs échappent à la male mort et trouvent sur la mer une voie d’évasion furtive, tous auront la tête tranchée. » [26] En effet, si Hugo nous rappelle que « le grand Dionysius, ce Bacchus commun à l’occident et à l’orient [sic], venait en songe lui dicter ses tragédies » [27], ce qu’Eschyle met en scène est autant la parenté que l’opposition entre la Grèce et la barbare Asie. Le songe de la reine au début de la tragédie évoque deux femmes, deux cavales, une Grecque, une Barbare qui se querellent. Xerxès les attelle à son char pour les contenir et les calmer. Si l’une accepte le joug avec joie, l’autre se rebelle et brise tous liens. La prémonition de la reine signifie que le destin dévolu aux Perses, comme le chœur le savait, « leur impose de poursuivre les guerres où croulent les remparts, les mêlées où se vont heurtant les cavaliers, les renversements de cités » [28] et non de se hasarder sur les mers.
L’hybris de l’empire asiatique est « son refus de toute connexion », il est « l’empire du seul Un, qui s’étend sans limites, dominant toute voix contraire. » [29] Telle est la faute que l’ombre de Darios reprochera à son fils et à ses soldats : de n’avoir pas respecté le destin assigné par les dieux et d’avoir commis des crimes en terre grecque : « c’est là que les attendent les suprêmes souffrances, pour prix de leur démesure et de leur orgueil sacrilège. » [30] Xerxès n’aurait pas dû tenter de dépasser la distance des deux contraires représentés, dans le rêve de sa mère, par deux cavales « sœurs du même sang » [31]. En effet, rappelle Massimo Cacciari, cette guerre n’est pas pour Eschyle le modèle du polemos, c’est-à-dire la guerre contre le Barbare, mais de la stasis, la guerre intérieure.
Lorsque nous aurons dit que « dyo [deux] a la même racine que deido : craindre, et deinos : ce qui est terrible, ce qui dépayse ; et, de fait, l’émerveillement qu’il suscite inquiète et terrifie » [32], nous comprendrons mieux que dans Les Perses se trouve un modèle de la scission intérieure que provoque la survenue de l’Autre. La fascination-répulsion de l’Occident pour l’Orient commence là, dans cette naissance du Deux qui intervient en même temps dans l’histoire et dans la représentation cartographique du monde du VIe siècle. Eschyle montre la naissance de ce tourment asiatique qui, à vouloir faire régner l’Un, provoque la coupure entre Europe et Asie, événement qui n’en finira pas de pousser l’Occident à tenter de se connaître soi-même pour mieux affronter son alter ego, comme il se tournera vers son alter ego pour garder l’empire sur lui-même, en une guerre intérieure déchirante. Ce faisant, le souvenir de l’Un lui reviendra, à la façon de souvenirs pélagiques ou du sentiment océanique, sous la guise de l’Orient dont l’existence même lui est cruelle.
*
Ainsi au terme de cette incursion généalogique dans la représentation de la cruauté orientale, faite afin d’en trouver le commencement, pouvons-nous faire les constats suivants : d’une part, le cœur de l’imaginaire du supplice oriental ne résulte pas du regard orientaliste au sens que lui donne Edward Said. Le colonialisme intervient bien tard dans la représentation de la cruauté orientale ; en outre Said ne distingue pas l’Asie de l’Orient, lequel est restreint dans son propos à l’aire arabo-musulmane. D’autre part, idéologie et politique ont peu à voir avec le supplice oriental - où le corps est soumis à la question. Depuis Pythagore puis Platon, le Deux est aussi celui de l’opposition entre soma et psyché (puisque la question ne se posait pas ainsi pour les philosophes présocratiques). La représentation du corps comme soma résistant à la psyché rapprochée de la représentation de l’Orient mettrait en évidence leur commun rapport à l’idéalisme. De Platon à Descartes, le corps comme autre à subjuguer se transforme, certes, tout comme la représentation de l’Orient. Des Indiens monstrueux de Pline l’Ancien aux parfaits tourmenteurs persans de Sade, nous avons gagné la formidable machinerie des supplices qui répond aux corps-machines. Et jusqu’à l’invention de la psychanalyse qui commença à donner d’autres bases pour penser le corps hors de l’opposition soma / psyché, la représentation de l’Orient-Occident resta dialogique. La conjonction des deux se fait précisément entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe, au moment où le Péril jaune et le supplice chinois se constituent. Ainsi la généalogie nous montre-t-elle l’inscription de l’histoire sur les corps et l’histoire ruinant les corps : qui ne voit par exemple que la faveur du lingchi [33] auprès des Occidentaux au début du XXe siècle est comme la transposition du break up of China, le « dépècement » de l’Empire des Qing ?