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Le voyage en Orient dans l’œuvre de Nicolas Bouvier : quête d’ailleurs et désorientation 

mardi 18 octobre 2022, par Muriel Détrie (Date de rédaction antérieure : 3 octobre 2012).

Nicolas Bouvier a entrepris dès sa jeunesse de longs et nombreux voyages à travers le monde, mais de tous ces voyages, ce sont ceux qui l’ont conduit en Asie qui ont donné lieu aux récits les plus importants : la longue équipée qu’il a entreprise avec son ami Thierry Vernet de juin 1953 à décembre 1954 de la Yougoslavie en Afghanistan, puis poursuivie seul à travers l’Inde jusqu’à Ceylan où il est demeuré neuf mois, avant de s’embarquer pour le Japon qu’il a quitté un an plus tard, à l’automne 1956, pour retourner à Genève ; un second séjour au Japon effectué de 1964 à 1966, d’abord en compagnie de sa femme Éliane et de leurs deux fils, puis seul durant les derniers mois ; un troisième voyage au Japon en 1970 qui a été entrecoupé d’une brève escapade en Corée avec son épouse ; enfin divers voyages à travers la Chine de 1984 à 1986, principalement en tant que guide culturel pour le compte d’une agence touristique suisse. Les récits nés de ces voyages ont tous été écrits a posteriori, parfois de nombreuses années plus tard, et sont parus en volumes séparés dans un ordre qui ne correspond pas exactement à la chronologie des voyages [1]. Cet ordre fait se succéder L’Usage du monde qui relate le périple de Yougoslavie en Afghanistan (1963) ; Chronique japonaise (première version sous le titre Japon en 1967, deuxième et troisième versions sous le titre définitif en 1975 et 1989) qui s’inspire des différents voyages au Japon ; Le Poisson-scorpion (1981) qui correspond au séjour à Ceylan ; enfin Les Chemins du Halla-san ou The old shittrack again, et Xian (ces deux derniers titres étant inclus dans le volume intitulé Journal d’Aran et d’autres lieux, 1990), qui concernent respectivement la Corée et la Chine. Il a été suivi par l’édition « Quarto » chez Gallimard des Œuvres de Nicolas Bouvier, parue en 2004, ainsi que par divers critiques dans leur présentation de l’ensemble de l’œuvre [2]. Toutefois, si l’on tient compte de la diégèse des récits et non plus du processus créatif, on n’a plus aucune raison de placer Le Poisson-scorpion avant Chronique japonaise. En effet, à l’exception du court texte de Xian, tous les récits de voyage en Asie s’enchaînent les uns aux autres selon un ordre à la fois chronologique et géographique. À plusieurs reprises, L’Usage du monde fait référence à Ceylan où Nicolas Bouvier envisage de rejoindre, après la traversée de l’Inde, son ami Thierry Vernet qui l’y a devancé [3]. Le Poisson-scorpion débute par le récit des derniers kilomètres parcourus à l’extrême sud de l’Inde, avant la traversée du détroit d’Adam qui conduit à Ceylan, et fait retour sur la « descente de l’Inde » qui a occupé les mois précédents [4]. Après un survol de l’histoire du Japon, Chronique japonaise évoque l’arrivée à Yokohama du voyageur, après trois jours en mer sur un navire parti de Ceylan [5], et mentionne son départ pour Pusan [6], en Corée, dans l’une de ses dernières pages [7]. Enfin, Les Chemins du Halla-San fait explicitement le lien entre le dernier voyage au Japon (celui de 1970, évoqué à la fin de Chronique Japonaise) et l’escapade en Corée, en retraçant toutes les étapes du trajet de Kyôtô à Pusan [8]. Ces brèves notations, qui relient les uns aux autres récits et séjours en Asie, nous incitent donc à lire ceux-ci comme la relation d’un unique voyage dessinant une trajectoire continue d’Ouest en Est. Par ailleurs, les critiques ont souvent souligné le caractère de fiction du Poisson-scorpion en le distinguant, de ce point de vue, des autres récits qui resteraient plus proches de la réalité des chemins parcourus. Mais si – comme nous y autorisent les textes – nous faisons une lecture en continu des récits de voyage en Asie selon leur progression géographique, une telle distinction n’a plus lieu d’être, et c’est l’ensemble des récits qui apparaît dès lors comme constituant une vaste fiction, au sens d’invention d’une histoire. Cette histoire nous raconte à la première personne un « voyage en Orient », dont nous voudrions étudier ici l’organisation et le sens : sans la rapporter à ce que nous savons par ailleurs des voyages réels l’auteur, mais en la confrontant à cette autre fiction qu’est l’Orient dans son ensemble pour l’imaginaire occidental. Grâce à notre choix singulier de lecture, nous espérons pouvoir mieux apprécier en quoi l’œuvre de Nicolas Bouvier, écrivain suisse de la seconde moitié du XXe siècle, poursuit, mais aussi renouvelle voire conteste, la conception de l’Ailleurs issue du romantisme, ainsi que la tradition du voyage en Orient qui en a été l’une des expressions privilégiées.


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« C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là [9] », confie le narrateur de L’Usage du monde pour justifier son départ vers l’Orient. C’est dire que le voyage est porté par un désir d’Ailleurs qui s’enracine dans les rêveries de l’enfance – une enfance marquée par une « éducation huguenote qui vaut presque une hémiplégie [10] », précise-t-il dans le récit suivant. Ce diagnostic d’« hémiplégie » renvoie à toutes les interdictions, censures, restrictions qu’impose la morale protestante, concernant le corps en particulier. Le désir de partir est donc d’abord suscité par une volonté d’échapper à un milieu étouffant, et d’exercer pleinement et librement toutes ses facultés. Mais la fin de L’Usage du Monde, qui évoque « cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr [11] », nous invite à voir aussi à l’origine du voyage une insatisfaction, un manque d’ordre spirituel. Sans doute n’est-il pas anodin qu’on lise, quelques lignes plus haut, une citation de Plotin (« Une tangente est un contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler [12] ») – Plotin pour qui, en fondateur du néoplatonisme, l’être souffre de sa séparation d’avec l’Un, qu’il aspire à rejoindre. On se trouve donc apparemment ici face à un voyageur qui, dans la plus pure tradition romantique, est animé d’une aspiration à un Ailleurs censé compléter son manque d’être (l’« hémiplégique » caractérisant celui qui est privé d’une moitié de ses capacités), et censé lui apporter la plénitude en reconstituant l’unité perdue. Que cet ailleurs prenne le visage de l’Orient n’est pas pour nous surprendre : n’a-t-il pas représenté pour l’Occident, depuis Platon, l’autre de l’Occident ?
Certes, les pays que va parcourir le voyageur sont bien réels et situables sur une carte ; mais la litanie de leurs noms ne suggère qu’une orientation au sens propre du terme, c’est-à-dire un déplacement en direction d’un Orient ressenti comme « vague », dépourvu de tout contenu particulier, qui n’attire que parce qu’il apparaît mystérieux et lointain. Au début de L’Usage du monde, le narrateur exprime son intention de rejoindre son ami Thierry en Bosnie, pour ensuite « continuer vers la Turquie, l’Iran, l’Inde, plus loin peut-être… » ; et il ajoute : « Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir [13]. »

Le voyage raconté conduira le narrateur jusqu’en Inde puis à Ceylan où, on le verra, la dynamique « vers l’Est » sera pour un temps bloquée ; mais le désir du narrateur restera le même : « sans les interdits de la politique, j’aurais continué vers l’Est par la Birmanie et le Sud chinois [14] », écrit-il dans Le Poisson-scorpion. Et s’il se retrouve finalement au Japon et non en Chine, cela n’a aucune importance, l’essentiel étant pour lui non pas de visiter tel ou tel pays particulier sur lequel il se serait préalablement documenté – « Je n’imaginais pas trop – et il vaut mieux – ce que j’attendais du pays. Quant à mon savoir, il était trop sommaire pour me gêner beaucoup [15] », écrit-il du Japon –, mais bien de toujours poursuivre plus avant sa progression vers l’Orient.
À cet égard, il est symptomatique que, dans ce récit global que forment tous les récits de voyage en Asie de l’auteur, il ne soit jamais question pour lui de son retour vers l’Europe. Les seuls « retours » mentionnés sont, d’une part, celui de Thierry qui, après avoir rejoint sa fiancée à Ceylan, est reparti avec elle sans attendre son ancien compagnon (« … mes amis […] ont regagné l’Europe, étrillés par le climat, pour aller mettre au sec dans nos sourds cantons de belle herbe les trésors polychromes récoltés ici [16] ») ; et d’autre part – évoqué par presque la même image – celui de son épouse quittant le Japon pour rejoindre les « prés verts d’Europe [17] ». Mais rien n’est dit des séjours que le narrateur a pourtant faits, lui aussi, en Europe entre ses différents voyages, ainsi que les ellipses narratives le laissent deviner. Et lorsque, à deux reprises, il parle de « retour » en ce qui le concerne, il s’agit à chaque fois de retourner au Japon et non en Occident (« Retour vers Kyoto par une route que j’avais faite à pied voilà huit ans [18] » ; et « huit ans plus tard, je suis revenu [19] ») : comme si pour lui le voyage vers l’Est se poursuivait sans cesse ; comme si aussi sa véritable patrie, son lieu d’origine, était l’Asie et non l’Europe ou la Suisse.
Cette idée d’un déplacement continuel vers l’Orient conçu comme une terre originelle, et présenté comme l’autre d’un Occident imparfait ou honni, est éminemment romantique ; et le narrateur n’est pas sans le souligner, qui oppose son propre désir de départ loin vers l’Est aux réticences de son compagnon Thierry, plus préoccupé d’engranger des couleurs et des images pour son art que de se poser des questions existentielles : « Il avait eu du mal à s’arracher. […] Cette entreprise lui paraissait absurde. D’un romantisme idiot [20]. » La même opposition entre les deux compagnons se retrouve tout à la fin de L’Usage du Monde, dans la dernière séquence qui fait en quelque sorte le bilan du voyage partagé, tel que chacun l’a vécu : l’un a achevé sa formation de peintre (« On devient peintre », écrit Thierry en parlant de lui et de sa compagne, dans une lettre gonflée de bonheur et de satisfaction, ce qui fait dire au narrateur avec une pointe d’ironie : « Il ne serait pas parti pour rien [21] ») ; l’autre n’a connu qu’un instant de plénitude vite aboli, qui le condamne à repartir vers ces terres d’où souffle le « vent d’est [22] ».
Ce mouvement continuel vers l’Orient trahit-il simplement une fuite, ou poursuit-il un but ? La question est explicitement posée : « On voyage, on est libre, on va vers l’Inde… et après [23] ? » Mais elle trouve aussi sa réponse : en effet, la récurrence des mots « chercher [24] », « leçon [25] », « apprendre » (« je voyage pour apprendre [26] »), « comprendre [27] », indique que le voyage vers l’Orient est bien conçu par le narrateur comme une quête. Toutefois, il ne s’agit nullement de la quête d’un savoir d’ordre géographique ou ethnographique. Ce n’est pas que le voyageur ne soit curieux des mœurs et coutumes des pays visités, des peuples et des cultures rencontrés : mais ce qui lui importe avant tout, c’est d’entendre ou de comprendre ce que le monde veut lui dire. À diverses reprises, il est question d’un langage ou d’une musique du monde, qui tantôt reste inaudible ou inintelligible, tantôt se laisse entendre et comprendre. Au début du Poisson-scorpion, le narrateur constate : « Toute ville doit pourtant avoir sa leçon mais je ne comprends rien à celle qu’on me chante ici [28] » ; et à la page suivante, il se dit qu’il devrait « ouvrir l’œil pour rendre justice aux choses, dresser l’oreille pour déchiffrer la musique qui seule les fait tenir ensemble [29] ». Plus loin, il évoque Indigo Street comme la rue « la plus belle et la plus folle de ma futile existence », avec ses boutiques disposées « comme les notes d’une musique qui m’était particulièrement destinée, inoubliable, et dont je cherche encore le sens [30] » ; et ailleurs il se dépeint comme « cherchant un signe [31] » dans le spectacle qui s’offre à ses yeux. Mais vers la fin de Chronique japonaise, il peut au contraire déclarer : « j’ai enfin le sentiment de comprendre ce que l’on cherche à me dire [32]. »
Par ailleurs, situées à des endroits stratégiques dans chaque récit, surgissent des évocations de moments de plénitude, d’accord harmonieux entre le monde et le voyageur, qui font presque toujours intervenir la musique, comme au début du Poisson-scorpion :

Dans ce gracieux agencement d’échos, de reflets, d’ombres colorées et dansantes il y avait une perfection souveraine et fugace et une musique que je reconnaissais. La lyre d’Orphée ou la flûte de Krishna. Celle qui résonne lorsque le monde apparaît dans sa transparence et sa simplicité originelle. Qui l’entend, même une fois, n’en guérira jamais [33].

Langage ou musique du monde, correspondances, retour vers l’origine et harmonie entre le sujet et le monde : on retrouve là bien des facettes de la rêverie romantique sur l’Ailleurs. En outre, l’association des figures d’Orphée et de Krishna – qui fait écho au fameux ouvrage d’Édouard Schuré, Les Grands initiés [34] – rappelle les expériences d’illumination dont ces figures constituent le modèle. Et de fait, à l’instar des « histoires secrètes » rapportées par Schuré, la quête du narrateur semble bien obéir dans ses grandes lignes à un schéma initiatique.
Ainsi que plusieurs critiques ont déjà pu le montrer ou le suggérer, chacun des récits, considéré séparément, fait plus ou moins du voyage un parcours de ce type, avec ses trois principales étapes : entrée dans un nouveau monde, expérience de la mort et renaissance [35]. Mais si on lit l’ensemble des relations de voyage en Asie comme un seul grand récit, on voit se dessiner de l’une à l’autre un parcours plus large, où chacune n’est plus qu’une étape au sein d’une initiation qui lui donne un sens nouveau : L’Usage du monde apparaît dès lors comme l’entrée dans un monde enchanteur dont Le Poisson-scorpion vient dénoncer le caractère illusoire ; et le « passage au noir » que constitue ce second récit se trouve suivi d’une renaissance à une vie nouvelle, dont Chronique japonaise se fait précisément la « chronique ». Cette initiation, on va le voir, permet l’apprentissage d’une forme de sagesse héritée de l’Asie ; mais en même temps elle opère la destruction du mythe même de l’Orient.
Toute initiation commence par une rupture avec le milieu auquel on appartient, et par l’entrée dans un monde nouveau. Le narrateur de L’Usage du monde en a bien conscience, lui qui écrit au seuil de son ouvrage : « Je pensais aux neuf vies proverbiales du chat ; j’avais bien l’impression d’entrer dans la deuxième [36] », et qui plus loin rappelle que « [l]e départ est comme une nouvelle naissance [37] ». Même si le voyage n’est pas dépourvu d’un certain nombre d’épreuves physiques et morales, l’abandon des habitudes européennes et l’adoption des modes de vie orientaux se font sans trop de peine. Vite oublieux d’une vie marquée par le puritanisme et le souci de la productivité, le voyageur se coule aisément dans le rythme de vie oriental, s’abandonnant avec délice à la lenteur et à la jouissance de l’instant, sans projet ni souci de l’avenir. Tous les sens en éveil, il savoure chaque jour les plaisirs simples de la table et du vin, jouit d’un bain chaud ou d’un massage, admire la beauté des femmes et des paysages, s’enchante des musiques et des danses orientales. En un mot, il découvre le « bonheur » – encore que, remarque-t-il, « le mot "bonheur" paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive [38] » ; bonheur fait de dénuement matériel mais de présence totale au monde, qui peut faire croire à un paradis retrouvé :

Il faisait doux. La montagne était silencieuse. Chatons de mars, écorce tendre, branchures neuves, petits bosquets rédempteurs aux couleurs de vannerie : un maigre Éden mais l’Éden tout de même [39].

Pourtant, ce n’est pas que le monde nouveau dans lequel évolue le narrateur ne soit dépaysant ou même parfois hostile ; mais les différences de mœurs, la barrière des langues, les préjugés et la méfiance naturelle des autochtones à l’égard des étrangers ne l’empêchent pas de s’y intégrer, ni de s’y sentir d’une certaine façon en territoire connu. Certes – et l’analyse en a bien été conduite [40] – le voyageur de L’Usage du monde abandonne tout ethnocentrisme pour s’ouvrir à la réalité du monde qu’il découvre. Mais il n’en est pas moins vrai que, tout au long de son périple, il ne coupe jamais complètement les amarres : il reste attaché à son monde d’origine grâce au compagnonnage de Thierry et aux lettres des parents et amis qui l’attendent à chacune de ses étapes ; il ne cesse jamais de fréquenter des exilés européens qui lui offrent travail, dîner ou sympathie ; et il lui arrive même de retrouver des figures familières sous les traits orientaux, comme sur la route de Tabriz où le « patron-chauffeur » iranien d’un camion sur lequel il a embarqué sa voiture lui apparaît soudain incarner « le sosie de [son] père [41] ».
Par ailleurs, si attentif qu’il soit aux particularités des pays qu’il traverse, du début à la fin de son récit, le narrateur s’attache à souligner les liens et les échanges qui assurent entre eux tous une profonde continuité. Il admire les porcelaines de Chine au Topkapi d’Istanbul, relève que tel instrument de musique d’Asie Centrale s’est répandu à la fois en Chine et en Turquie [42], et rapporte les propos d’un Turc soulignant que la population de Tabriz est une, malgré la diversité des peuples et des cultures qui s’y mêlent : « Voyez-vous… la ville n’est ni turque, ni russe, ni persane… elle est un peu tout cela bien sûr, mais au fond d’elle-même elle est centre-asiatique. Notre dialecte turc, difficile pour un Stambouli, se parle pratiquement jusqu’au Turkestan chinois [43]. » Mais il se montre plus sensible encore à la continuité entre passé et présent, qui fait de son périple une véritable anabase : à propos des « charrettes à roues pleines » qu’il croise sur les routes d’Anatolie, il remarque qu’il « en fut retrouvé d’exactement semblables dans des sépultures babyloniennes [44] » ; la vision du mont Ararat lui rappelle l’Arche de Noé, et il s’avise que « son passage a laissé des traces » puisque « la première bourgade du versant russe s’appelle Nakhitchevan : en vieil arménien, "les gens du navire" [45]. » Il met à profit son séjour dans la prison de Mahabad pour lire la Bible et note : « L’Ancien Testament surtout […] était à sa place ici. Quant aux Évangiles, ils retrouvaient dans ce contexte la vertigineuse témérité dont nous les avons si bien dépouillés […] [46]. » La terre d’Iran ne fait pas seulement retrouver tout le passé biblique, elle fait aussi revivre l’histoire de la Grèce antique : parmi les ruines de l’ancienne Persépolis, « les voyageurs de passage peuvent occuper une chambre aménagée dans les appartements de la reine Sémiramis, épouse de Xerxès [47] » ; et le « gérant des ruines » continue d’en vouloir aux Grecs, considérant « les conquêtes d’Alexandre comme un rezzou de bergers alcooliques, juste bons à détruire et à saccager [48] ». Enfin, lorsqu’un jeune mollah vient lui offrir une tranche de melon en échange d’une cigarette sur une route afghane, le voyageur ne peut s’empêcher d’admettre que chrétiens et musulmans appartiennent à la même famille : « Après tout, nous étions entre "gens du Livre", attestateurs de l’Unique, et cousins en religion. Qu’on se fût massacré pendant mille ans n’y changeait pas grand-chose […] [49]. »
Ainsi pour le narrateur de L’Usage du Monde – tout comme dans la tradition romantique – le voyage en Orient opère une remontée aux sources de sa culture, et le retour à un paradis perdu ; à cette différence près toutefois, et elle est importante : il n’y pas pour lui désillusion, l’Orient a bien tenu ses promesses, et surtout – ceci expliquant d’ailleurs cela – le paradis qu’il retrouve n’est pas celui de la tradition du Livre, mais un paradis païen, anté-chrétien et anté-islamique, délivré de toute transcendance. De ce paradis purement terrestre, les dernières pages de L’Usage du monde offrent un aperçu en relatant une expérience de bonheur absolu vécue par le voyageur à la passe de Khyber, dans un somptueux « paysage apollinien » avec lequel il s’éprouve en parfaite harmonie. Mais cet éblouissement est immédiatement suivi d’une véritable dépression, qui oblige le voyageur à reprendre sa quête :

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.
Repris mon passeport paraphé et quitté l’Afghanistan
 [50].

Et le motif de la précarité du bonheur est repris dès l’ouverture du récit suivant, montrant le lien entre quête et voyage vers l’Orient : « J’avais deux ans de route dans les veines et le bonheur rend faraud. Il me restait à l’apprendre [51]. »…
Si on le lit dans la suite de L’Usage du monde, ainsi que cet écho textuel invite à le faire, Le Poisson-scorpion apparaît comme une dénonciation du caractère illusoire du bonheur éprouvé au cours des deux années de voyage écoulées – c’est-à-dire une dénonciation du mythe de l’Orient sur lequel se fondait ce bonheur. Au cœur du scénario initiatique que dessine le voyage en Orient dans son ensemble, il fait figure de « passage au noir », instaurant une rupture radicale avec le monde antérieur, révélant au voyageur l’altérité véritable de l’Orient, et lui faisant connaître son moi dans sa vacuité essentielle.

La rupture qu’instaure Le Poisson-scorpion vis-à-vis de L’Usage du monde est d’autant plus sensible que le récit de la traversée de l’Inde, annoncée dans les derniers mots de celui-ci (« Les jours de vent d’est, bien avant le sommet, le voyageur reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien… [52] »), s’en trouve pratiquement escamoté, étant réduit à deux courtes phrases au début de celui-là : « La descente de l’Inde avait été une merveille. Aujourd’hui j’allais quitter ce continent que j’avais tant aimé [53]. » Cette rupture est visible à tous les niveaux de l’histoire.
Il s’agit d’abord d’une rupture de la continuité géographique et culturelle : « J’étais plus dépaysé que je ne l’avais été de longtemps. Pendant deux ans, la “continuité continentale” m’avait servi de fil rouge […]. Hier j’avais quitté la géographie dépliée et le grand poumon de l’Inde. Ce soir j’étais dans une île [54]. » Comme l’a justement remarqué Jean-Xavier Ridon, « l’île et sa capitale ne sont jamais nommées [55] », car le symbolisme du lieu prévaut sur la précision géographique : il s’agit d’un espace séparé, circonscrit, fermé sur lui-même, tel le lieu clos où se déroulent traditionnellement les rites d’initiation. La solution de continuité entre l’île et le continent met à mal l’idée supposée d’une cohérence de l’Orient, et confronte pour la première fois le voyageur à une altérité radicale où tous ses repères se révèlent inutiles. Dans « ce lieu qui ne ressemble à rien de ce qu’[il a] connu [56] », il ne trouve « rien à quoi s’accrocher [57] » et constate : « personne ne m’avait appris ce que je découvre ici [58] ». Comme la Chine que Victor Segalen a représentée dans René Leÿs, il s’agit d’un monde qui exclut, résiste à toutes les tentatives de pénétration, reste incompréhensible, et qui n’a plus rien à voir avec toutes les représentations antérieures fondées sur des clichés : telles celles de la mère du voyageur qui « ne comprend rien à [ses] lettres » :

À l’en croire, les choses ici ne sont pas du tout telles que je les décris. Elle le sait de science innée, et aussi par des amis qu’une furtive croisière de luxe a amenés pour quelques jours dans le seul palace de la capitale. Je suis tout de même dans l’Ile-du-sourire-et-de-la-pierre-de-lune […] [59].

La rupture est aussi d’ordre affectif : lorsque le voyageur atteint l’auberge où son ami Thierry a vécu avec son épouse, ceux-ci sont déjà repartis en Europe. Quant à la lettre de la femme aimée qu’il y reçoit, elle lui apprend la rupture de leurs longues fiançailles, le laissant seul et désemparé. En outre, alors que dans L’Usage du monde le voyageur n’avait cessé de trouver à s’employer dans les ambassades ou alliances françaises, et avait presque toujours reçu bon accueil chez ses compatriotes comme chez les autochtones, il renonce sur l’île à s’« accrocher à ces lambeaux d’Europe [60] », et par manque de travail se retrouve dans un extrême dénuement. Mais pire encore que « ces interlocuteurs qui se dérobent, ces portes qui se ferment [61] », c’est l’indifférence que lui témoignent la plupart des insulaires qui le fait souffrir, lui faisant prendre conscience de son inexistence.
À cela s’ajoute l’expérience de la maladie qui, associée aux effets d’un climat délétère, le contraint à l’immobilité et à un « sommeil qui ressemble à la mort [62] ». Alors qu’au cours du récit précédent, le narrateur avait reconquis sur son éducation huguenote toutes ses facultés sensorielles et sensuelles, et pu croire qu’une telle reconquête du corps lui faisait faire retour au paradis, il découvre désormais que le corps n’est pas moins source de souffrance, de dégoût : non pas accroissement de plénitude, mais écoulement permanent. Dans cette épreuve de la trahison du corps, le sujet sent peu à peu sa raison, sa mémoire et sa maîtrise de soi lui faire défaut : il perd ses souvenirs [63], frôle la folie (« Mon esprit m’échappe de plus en plus souvent [64]. »), subit des hallucinations et parle avec les fantômes, tels le père Alvaro. À la différence du monde du récit antérieur, concret, coloré, savoureux, celui du Poisson-scorpion se révèle frappé d’irréalité, à l’image d’un moi qui s’épuise et se perd (face à son miroir, le voyageur constate que son visage « a pratiquement disparu […] est vide [65] ») ; c’est un « théâtre d’ombres [66] », le règne de l’abstraction, de l’évanescence, des illusions – un pays de magiciens, de prodiges et de cauchemars.
Seul, sans plus de repères, confronté à l’absentement du monde et à son vide intérieur, le narrateur en vient à se sentir complètement désorienté, au propre comme au figuré. Les « je ne sais », « je ne comprends rien » deviennent récurrents ; mais au plus fort de son désarroi, il persiste à croire que tout cela a un sens : « Derrière ce dénuement terrifiant, au-delà de ce point zéro de l’existence et du bout de la route, il doit encore y avoir quelque chose. Quelque chose de pas ordinaire, un vrai Koh-i-nor c’est certain pour être à ce point gardé et défendu [67] ». Quel est ce « Koh-i-nor », joyau fabuleux donné pour le but symbolique de la quête et la suprême justification des épreuves endurées [68] ? Le texte ne le dit pas explicitement ; mais le fait même que le voyageur sorte vivant de ces épreuves prouve qu’il les a surmontées et qu’il en a tiré un savoir.
Pour comprendre en quoi consiste ce savoir, il faut revenir au processus qui ramène le voyageur d’un état d’extrême déréliction à une redécouverte de la lumière. Dans les chapitres centraux où il touche le fond, il n’a plus d’attention que pour les insectes qui pullulent, « y cherchant un signe [69] ». Le « petit monde » des termites et des fourmis lui apparaît comme agité et vain, cruel et impitoyable ; un monde où le plus fort a toujours raison du plus faible, à l’image du monde des hommes tout aussi plein d’agitation, de violence et de sauvagerie : « La vie des insectes ressemble en ceci à la nôtre : on n’y a pas plutôt fait connaissance qu’il y a déjà un vainqueur et un vaincu [70]. » Mais l’observation de cet univers miniaturisé lui montre que si les formes se délitent et les êtres s’entretuent, ces mêmes formes resurgissent néanmoins sans cesse, et la vie rejaillit en une « fermentation continuelle [71] ». Elle lui révèle ainsi que la mort n’est qu’une étape dans le processus vital fondé sur la loi des métamorphoses.
Deux exemples sont donnés de cette loi, dans les chapitres XVII et XIX qui relatent, pour le premier, comment l’escarbot qu’héberge le narrateur finit contre toute attente et malgré sa lourdeur par s’envoler, en laissant derrière lui « son couvain » ; et pour le second, comment d’un univers de manigances et d’horreurs (symbolisées par un « ignoble essaim sanguinolent [72] ») naît cependant une petite fille qualifiée de « miracle [73] ». Cette double naissance est concomitante de la renaissance du narrateur lui-même qui, après avoir connu une mort symbolique et tiré de cette expérience la compréhension du sens de la vie, réalise le « meurs et deviens » des initiations traditionnelles : « Moi, je refleuris tout seul au cœur de mon petit enfer [74] », « Moi je commençais à revivre : j’avais touché le fond, je remontais comme une bulle [75] ». L’association de l’expression du moi et de métaphores naturelles souligne le lien entre le sentiment d’exister et la connaissance du processus vital ; mais elle indique aussi que ce moi nouveau, contrairement au moi antérieur, se connaît désormais comme partie intégrante d’un monde où rien n’existe, sinon le changement [76].
Le Poisson-scorpion s’achève sur le récit de l’« adieu » à la chambre qui, neuf mois, a retenu le voyageur « prisonnier » ; Chronique japonaise débute par un extrait de journal de voyage portant en épigraphe la mention « Kyoto, le 24 février 1964 / En cherchant un logis » : c’est dire que, d’un récit à l’autre et de Ceylan au Japon, la quête d’un lieu habitable n’a pas cessé. Mais le mirage oriental qui avait fait le bonheur du narrateur dans L’Usage du monde a été détruit, tout comme le mirage du moi qui a fait sa souffrance dans Le Poisson-scorpion : il reste au voyageur débarrassé de ses illusions à réapprendre à vivre dans un monde irrémédiablement marqué par l’altérité et la vacuité. Alors que la tonalité principale du premier récit était globalement lumineuse, et celle du second particulièrement sombre, celle de Chronique japonaise est toute en demi-teintes, « grise » comme ce « Cahier gris » où le narrateur consigne ses notes de voyage durant les années 1964-1966, et dont les extraits jalonnent le récit principal. C’est que le Japon est un lieu paradoxal, qui contre toute logique cartésienne parvient à faire cohabiter tous les contraires : le familier et l’inconnu, le bonheur et le malheur, la tradition et la modernité, l’Orient et l’Occident, le raffinement et la rusticité, la nature et la culture, la permanence et le changement, le goût du concret et la tendance à l’abstraction, la vie et la mort, etc.
À la différence des récits précédents, Chronique japonaise n’obéit pas à une structure linéaire : le récit fait alterner des temps et des lieux divers, selon une structure éclatée qu’on pourrait qualifier d’« archipélagique », à l’image du pays lui-même. Du point de vue temporel, aux évocations de périodes anciennes de l’histoire du Japon (remontant jusqu’aux temps mythiques), le récit mêle celles des différents passages du voyageur dans l’archipel, qui ne se succèdent pas selon un ordre chronologique. Du point de vue spatial, il nous achemine d’un lieu à l’autre – Kyoto, Tokyo, Tsukimura, Hokkaïdo, Kyushu, etc. – , sans se soucier de suivre un itinéraire repérable sur une carte, et en introduisant en outre, dans chaque partie, des digressions ouvertes à d’autres lieux que celui auquel elle est majoritairement consacrée. Quant aux thèmes abordés, ils sont aussi les plus divers, allant de la culture populaire à la culture la plus raffinée, de la vaste fresque historique au détail en apparence le plus insignifiant, etc. Les modes de narration ne sont pas moins hétérogènes, mêlant les passages descriptifs et narratifs concernant le Japon, son histoire et sa culture, à des passages autobiographiques ; ou mêlant la voix du narrateur à celle d’un Japonais (ainsi dans le chapitre XII, « Yuji parle […] ») ou à celle d’autres encore, par le biais de nombreuses citations. S’il est un principe suivi, c’est bien celui de la diversité et de la mobilité – vouant à l’échec toute tentative d’enfermer le Japon dans une essence quelconque.

C’est qu’à la différence de Ceylan (île-prison à l’image d’un moi concentré sur soi-même), le Japon est un ensemble d’îles qui rendent possibles la mobilité, les échanges, l’ouverture, les transformations : par ses îles du sud, l’archipel communique avec la Chine et la Corée, d’où lui sont venus maints apports de la civilisation chinoise ; ou encore, issu du cœur du continent eurasien, le bouddhisme lui-même, après avoir subi toutes sortes d’« influences hellénistiques, mazdéennes, tantriques, chinoises et – qui sait – chrétiennes nestoriennes [77] » ; puis le christianisme à partir du XVIe siècle, avec l’arrivée de François-Xavier. Du côté de sa façade orientale, le Japon est tourné vers les États-Unis et la modernité, dont le voyageur observe partout les signes dans la mégapole de Tokyo. Et le lien avec le continent américain est établi par ses îles septentrionales qui, pour les Japonais du Honshu central, sont autant de marches lointaines, presque inconnues. En effet, le Hokkaïdo (dont le nom signifie « le Chemin de la mer du Nord [78] ») communique avec l’extrême Nord et, au-delà, avec l’Ouest : on y a construit des fermes « à l’américaine [79] » et des trains « comme dans l’ouest américain d’autrefois [80] » ; les autochtones que sont les Aïnous sont cousins des Peaux-rouges, comme eux parqués dans des réserves où ils ne sauvegardent leurs traditions que pour l’amusement des touristes.
Mais – et c’est en cela que Chronique japonaise représente une nouvelle et ultime étape dans la quête – pour le voyageur aussi le « Japon extrême » est une terre de réconciliation et d’équilibre. Après avoir subi un « essorage » complet de son moi à Ceylan, au Japon il apprend à vivre avec un moi non pas inexistant, mais sachant se faire tout petit et se contenter de peu, occupant peu de place et manifestant peu d’exigences. Le narrateur décrit son arrivée au Japon à la troisième personne, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre : « un quidam embarqué à Ceylan [81] ». Il est délivré de toute finalité (« dans quel but, au juste » ce « quidam » débarque-t-il au Japon ? s’interroge le texte ironiquement) ; il ne cherche plus à comprendre, mais se laisse porter par le courant, laissant les choses advenir d’elles-mêmes, sans qu’entre le monde et lui s’interpose sa volonté. Ainsi, lorsqu’il se retrouve sans argent et à court d’expédients, la solution vient d’elle-même : assis devant « un long mur de béton », soudain il est saisi de l’idée de photographier les passants qui animent ce mur « comme un rideau de théâtre [82] » : une idée qui se révèlera heureuse, puisque ses photographies lui seront achetées à bon prix par un magazine de Tokyo.
Réconcilié avec le monde dont il suit le courant, au Japon le voyageur se réconcilie aussi avec son corps qui retrouve une forme de bonheur : non plus dans une fête de tous les sens comme le proposait L’Usage du monde, mais dans une stricte hygiène faite de bain quotidien et de repas frugal, qui lui permet d’éviter les excès et la maladie. Enfin, il se réconcilie avec son passé et l’Europe au Hokkaïdo. Dans cette île « sans mémoire » oubliée des historiens, « il n’y a rien à voir », c’est un lieu « vide » ; mais précisément parce qu’il est désaffecté (« … mais ce vide, quel repos [83] ! »), le voyageur peut le remplir de ses souvenirs et y retrouver son histoire : l’herbe et les chevaux lui rappellent ceux de Normandie, le lac Mashu est « un peu un lac des montagnes suisses [84] », et les paysages, les maisons, les petits trains, réveillent en lui le souvenir de ceux qu’il aimait à regarder sur les vignettes de chocolat et dans les livres de son enfance. Ainsi, le « vide » du paysage comme le « vide » du moi se convertissent en plein, donnant au voyageur le sentiment que sa quête est aboutie : « Dans ce peu qui me ressemble je me sens chez moi, je m’y retrouve, j’ai enfin le sentiment de comprendre ce que l’on cherche à me dire [85]. »
La « leçon » que reçoit le voyageur au cours de son périple au Japon est bien liée à l’Orient, mais un Orient qui n’a plus rien à voir avec celui de l’idéalisme occidental. Il s’agit de la leçon du bouddhisme : non celui qu’on pratique à Ceylan, « aussi misogyne et sourcilleux que moribond [86] » ; mais le bouddhisme zen, d’origine chinoise, qui exclut toute métaphysique et réaccorde l’homme au monde. L’apprentissage du novice zen que décrit le chapitre XVII de Chronique japonaise fait écho au cheminement du narrateur lui-même au cours de son voyage initiatique : l’un et l’autre n’ont pas reçu d’enseignement doctrinal, et ont dû renoncer peu à peu à tout ce qu’ils croyaient savoir ; confronté à des énigmes impossibles à résoudre (les fameux koan), le novice en est venu à perdre tous ses repères, à se dépouiller de toutes ses illusions et à connaître le désespoir,

jusqu’au moment où la pression accumulée [a fait] sauter la cuirasse mentale comme la coque d’un marron et où il [s’est trouvé] débarqué dans un monde (celui-ci, le même, sa cellule) qu’il lui semblait voir pour la première fois « en relief », dans un déferlement d’évidences merveilleuses [87].

À la suite de quoi le voici « renvoyé sur les routes », ni plus ni moins que le narrateur des récits de Bouvier qui, après avoir rappelé « la leçon de tout et de rien » qu’il a « très mal reçue [88] » du Japon, déclare, tout à la fin de Chronique japonaise : « Il est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs [89]. »

oOo

Mais – on l’aura compris – l’ « ailleurs » dont il est ici question n’a plus rien à voir avec celui des romantiques, qui avait mis sur les routes d’Orient le voyageur de L’Usage du monde. Pour celui qui a fait l’expérience du vide habitant au cœur de l’être comme du monde, il n’y a plus de direction à privilégier, plus d’Ici ni d’Ailleurs, plus d’Orient ni d’Occident : la plénitude peut être trouvée n’importe où et à n’importe quel moment – il suffit d’être disponible, en état de « vacance », et de s’abandonner au mouvement de la vie. Aussi le récit qui s’enchaîne à Chronique japonaise, Les Chemins du Halla-san, nous conduit-il en Corée, mais se trouve-t-il mêlé à d’autres récits avec lesquels il n’entretient plus aucun lien géographique ni chronologique : Xian et Journal d’Aran. Car si ces lieux que sont la Corée, la Chine et l’île d’Aran sont aussi divers qu’hétérogènes, le voyageur y retrouve les figures d’êtres libres qui ont jalonné tout son voyage et dont il a finalement rejoint la cohorte. Qu’il s’agisse des moines irlandais ou du guide chinois de Xi’an, des manouches rencontrés sur les routes d’Asie centrale ou des Aïnous du Hokkaïdo, tous – comme lui désormais – sont riches de leur dénuement et de leur joie de vivre : partout chez eux et jamais fixés, sans but et sans illusions, simplement ouverts à la beauté du monde et prêts à saisir les étincelles de bonheur qui se présentent le long de leur route, ici et maintenant. Ainsi finit le « voyage en Orient », et s’ouvre l’ère du nomadisme permanent.

P.-S.

Première publication : « Le voyage en Orient dans l’œuvre de Nicolas Bouvier : quête d’ailleurs et désorientation », in : Daniel Lançon et Patrick Née (dir.), L’Ailleurs depuis le romantisme, Paris, Hermann, 2009, p. 329-348.

Notes

[1Seront seuls retenus les récits publiés en volume par Nicolas Bouvier lui-même, à l’exclusion de ceux parus en journaux ou revues, ou de ceux restés inédits du vivant de l’auteur.

[2Voir Adrien Pasquali, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 1996, chap. « Itinéraire descriptif », p. 20 sq. ; Anne-Marie Jaton, Nicolas Bouvier. Paroles du monde, du secret et de l’ombre, Lausanne, Presses Polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse » n° 12, 2003 ; ou encore Arnaud Bertina, « Le Devisement du texte », in Autour de Nicolas Bouvier. Résonances, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2002, p. 70-83.

[3L’Usage du monde, Genève, Droz, 1963 (rééd. Paris, René Julliard, 1964 ; Éditions La Découverte, 1985 ; Payot et Rivages, 2001) ; repris in Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 359, 386.

[4Le Poisson-scorpion, Vevey (Suisse), Éditions Bertil Galland,1981 (rééd. Paris, Gallimard, 1982, 1996) ; repris in Œuvres, op. cit., p. 727-728.

[5Chronique japonaise [d’abord Japon, Lausanne, Éditions Rencontre, 1967] ; 2ème éd. sous ce titre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1975 ; 3ème éd. déf., Paris, Payot, 1989 ; repris in Œuvres, op. cit., p. 572.

[6Un lecteur nous signale que désormais "l’orthographe correcte pour le port de ’Pusan’ est :
’Busan’ (nouvelle romanisation du coréen)"

[7Ibid., p. 666.

[8Les Chemins du Halla-San ou The old shittrack again, in Journal d’Aran et autres lieux, Paris, Payot, 1990 ; repris in Œuvres, op. cit., p. 993-1001.

[9L’Usage du monde, op. cit., p. 79.

[10Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 744.

[11L’Usage du monde, op. cit., p. 387.

[12Id.

[13Ibid., p. 79.

[14Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 733.

[15Chronique japonaise, op. cit., p. 573.

[16Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 738.

[17Chronique japonaise, op. cit., p. 668.

[18Ibid., p. 500.

[19Ibid., p. 592.

[20L’Usage du monde, op. cit., p. 83.

[21Ibid., p. 386.

[22Ibid., p. 387.

[23Ibid., p. 271.

[24Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 769, 772.

[25Ibid., p. 743, 745.

[26Ibid., p. 789.

[27Ibid., p. 745 ; Chronique japonaise, op. cit., p. 649, 646.

[28Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 743.

[29Ibid., p. 744.

[30Ibid., p. 759.

[31Ibid., p. 772.

[32Chronique japonaise, op. cit., p. 657.

[33Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 727 ; voir aussi ibid., p. 810 ; L’Usage du monde, op. cit., p. 386 ; Chronique japonaise, op. cit., p. 656-657.

[34Édouard Schuré, Les Grands initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions. Rama ; Krishna ; Hermès ; Moïse ; Orphée ; Pythagore ; Platon ; Jésus, Paris, Perrin, 1889 ; constamment réédité depuis.

[35Par exemple, pour Le Poisson-scorpion, voir l’étude de Jean-Xavier Ridon Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, Neuchâtel et Carouge-Genève, ACEL et Zoé éditions, 2007 ; et pour L’Usage du monde, l’article de Sarga Moussa, « Portrait de Nicolas Bouvier en exote », Les Carnets de l’exotisme, Le Torii et Kailash éditions, nouvelle série n° 6, 2006, p. 131-145.

[36L’Usage du monde, op. cit., p. 82.

[37Ibid., p. 195.

[38Ibid., p. 167.

[39Ibid., p. 233.

[40Voir Sarga Moussa, « Nicolas Bouvier ou la réinvention du voyage en Orient au XXe siècle », Seuils & Traverses 4, Université d’Ankara, 2004, p. 164-176.

[41L’Usage du monde, op. cit., p. 275.

[42Ibid., p. 162.

[43Ibid., p. 176.

[44Ibid., p. 149.

[45Ibid., p. 180.

[46Ibid., p. 229.

[47Ibid., p. 280.

[48Ibid., p. 281.

[49Ibid., p. 372.

[50Ibid., p. 387. Déjà auparavant, il avait connu semblables moments de dépression. Ainsi, sur la route de Chiraz, le voyageur est soudain gagné par le sentiment de la mort, de la vanité et de l’irréalité de toutes choses : « Tout n’était plus qu’effondrement, refus, absence. » (ibid., p. 271). C’est là une expérience prémonitoire, qui annonce celle, plus profonde et plus radicale, qui sera vécue à Ceylan.

[51Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 728 ; je souligne.

[52L’Usage du monde, op. cit., p. 387.

[53Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 727.

[54Ibid., p. 733.

[55Jean-Xavier Ridon, Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, op. cit., p. 26. Le nom de Ceylan est cependant donné par les deux récits qui encadrent Le Poisson-scorpion, dans les phrases déjà citées qui relient les différents récits.

[56Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 752.

[57Ibid., p. 777.

[58Ibid., p. 789.

[59Ibid., p. 765.

[60Ibid., p. 744.

[61Ibid., p. 743.

[62Ibid., p. 764.

[63Ibid., p. 791.

[64Ibid., p. 777.

[65Ibid., p. 748.

[66Ibid., p. 783.

[67Ibid., p. 792.

[68« Koh-i-nor » signifie en persan « montagne de lumière », et désigne l’un des plus gros diamants historiques ; d’origine mystérieuse, et après toutes sortes de vicissitudes, il a fini par intégrer au XIXe siècle les joyaux de la couronne royale britannique.

[69Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 772.

[70Ibid., p. 780.

[71Ibid., p. 777.

[72Ibid., p. 806.

[73Ibid., p. 807.

[74Ibid., p. 805.

[75Ibid., p. 809.

[76Cette interprétation du sens de l’initiation vécue par le narrateur du Poisson-scorpion diffère de celle de Jean-Xavier Ridon : si en effet pour celui-ci « le voyageur tout doucement perd de son humanité pour acquérir les attributs propres aux insectes qui l’entourent », il ne recouvrerait son moi qu’en écrasant « l’insecte en lui » (op. cit., p. 42) ; alors que, me semble-t-il, c’est précisément en vivant jusqu’au bout cette expérience des insectes – et à l’image de leurs incessantes métamorphoses – que le voyageur peut renaître.

[77Chronique japonaise, op. cit., p. 513.

[78Ibid., p. 660.

[79Ibid., p. 626.

[80Ibid., p. 631.

[81Ibid., p. 572.

[82Ibid., p. 589.

[83Ibid., p. 658.

[84Ibid., p. 651.

[85Ibid., p. 657.

[86Le Poisson-scorpion, op. cit., p. 755.

[87Chronique japonaise, op. cit., p. 601.

[88Cette forme d’humilité est tout à fait dans l’esprit du zen comme du taoïsme, dont Nicolas Bouvier s’inspire et pour lequel « celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas. »

[89Chronique japonaise, op. cit., p. 669.

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