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Équipée — voyage au pays du Réel (3) 

jeudi 18 août 2022, par Victor Segalen (Date de rédaction antérieure : 17 septembre 2013).

13.

DANS LE GROS TORRENT, LE BAIN est toute une aventure non prévue ; un sport vif et frais de toute la peau, qui n’a pas appris à se sentir, certes, dans toutes les représentations esthétiques du nu. La littérature et la musique sont peu instructives à cet égard, et ne sont pas en cause ici. Les peintres seuls ont abusé du bain, et se servent couramment du nu avec une candeur ridicule. On ne peut être nu comme à souhait. On ne peut, sans déconvenues ni découvertes, les unes comme les autres, étonnantes, s’allonger tout d’un coup dans l’eau vivante du torrent. — D’abord, bien plus que la mer informe, l’eau courante, fuyante, furieuse et cascadante, a sa personnalité, sa pudeur, son étreinte, — véritablement son corps à corps. Le bain dans la mer ne fait point participer à l’infini des mers, et nulle marée Atlantique n’est perçue comme un halètement, si ce n’est par la plume sèche du poète terrien. Mais on vit de l’essor du torrent puisque l’on s’oppose à sa course. Et que le premier geste, en entrant dans le bain, dans le gros torrent, est d’avoir à s’opposer de toutes forces à lui.

C’est la première des surprises. On est puissamment bousculé. Aussitôt les pieds heurtés aux roches ou piqués de gravats font mal. Quand, enfin, l’on a retrouvé son assiette, on peut goûter la saveur sans cesse à l’indéfini renouvelée, de l’eau, sur les pores de la peau. — A l’encontre du sens un peu trop alimentaire du goût, que l’on ne peut ni ralentir ni retenir, et qui n’est pas réversible, et qui dépend si goulûment de la plénitude d’une poche ! la peau est un admirable organe étendu, mince et subtil ; et le seul qui puisse, pour ainsi dire, jouir de son organe jumeau : d’autres peaux, d’un grain égal ou différent, d’une tactilité, d’un dépoli sensible... Le regard seul a cet immédiat dans la réponse..., mais voir est si différent d’être vu ; cependant que toucher est le même geste qu’être touché... Et cependant les poètes et grands imaginaires, si féconds en échanges d’âmes à travers les prunelles, à travers des mots et la voix, à travers des moments spasmodiques si grossièrement réglés par la physiologie, — les poètes ont peu chanté l’immédiat et le charme et la jouissance de la peau.

C’est tout d’abord ce que la plongée au creux, au lit du grand torrent, révèle. Dès qu’on a retrouvé son assiette, on est étourdi, frotté, décapé, attaqué sur toutes les coutures. Le corps à corps avec toute l’eau descendue est complet et presque sans aides : la pesanteur, si cuisante dans la chute vraie, si vertigineuse au bas-ventre durant l’imaginaire de la chute —, la pesanteur n’existe presque plus, et le bon sol solide très habituel, père de l’immobilité, n’est ici représenté que par ces ronds et gros galets moussus, qu’on sent prêts à entrer en danse eux-mêmes, à se rouler dans l’eau, à fuir ; — et, pour comble, recouverts d’une peau verte, veloutée, fuyante et glissante aussi, sur laquelle on a moins de prises que sur l’eau...

L’eau heurte durement, lutte constante. Peu à peu la fatigue vient, avec le froid... le froid surprend, saisit et stupéfie. Sortant de ce grand et dur été aérien, de cet air enclavé de montagnes, chauffé, tout stagnant dans ses cuvettes d’où il monte en bouffées verticales, mais sans pouvoir s’animer jusqu’au vent traversier, - l’on ne croyait plus qu’il fut possible d’avoir froid, et l’on soupirait vers la fraîcheur irréelle... Le froid est tombé en ouragan fluide et divisé. Le froid avec le bruit éclaboussant. Avec la poussée continue ; et l’on sait d’où il vient : toutes les eaux, depuis deux mois de marche, coulent du Tibet, tout poche, et s’en vont à la mer, à plus de mille lieues... C’est l’haleine dure, le vent des cimes, la cascade du Tibet...

Grelottant, l’on sort du bain. Tout d’un coup repris par l’air tiède, puis chaud ; étonné de l’immobile serre qui vous reprend, où, de nouveau, il faut faire aller ses muscles massés et alanguis d’eau froide, et des baisers de l’eau renouvelée qui lave elle-même son baiser.

14.

LA GRANDE VILLE AU BOUT DU MONDE, je l’imaginais ainsi : populeuse, peuplée, mais non populacière ; ni trop ordonnée, ni trop compliquée ; les rues dallées à plat, peu larges, mais non pas étroites, — où les maisons de vente offrent et dégorgent sur les passants les cellules profondes de leurs magasins riches ; où les toits, cornus, comme il sied, depuis la classique tradition de ces deux mille années, ne sont pas des toits biscornus, — et pourtant, accrochent le regard et l’envoient baller dans le profond du Ciel chinois, du Ciel magistral, le Régulateur et l’Ancêtre. Cette ville, je la rêvais d’avance comme un compromis réussi, entre le ciel, la terre, la campagne et l’homme ; et aussi comme un juste milieu entre l’Impériale Cité du Nord, Péking aux larges avenues préparées pour les cortèges, et Canton, Capitale du négoce fourmillier [sic] dans le sud, si étroit, si parcimonieux de son espace que les chaises un peu somptueuses en sont réduites, dans les boyaux étroits, à passer l’une par-dessus l’autre… — Enfin, comme cette Ville est la Principale de celles qui s’avancent vers le Tibet, et s’opposent à lui, j’espérais y voir un reflet du Tibet, mis au pillage, et les débris de ses hordes... Enfin la Ville chinoise, ni mandchoue, ni côtière, ni sauvage dans ses tributaires à peine assimilés, du sud. Je m’attendais bien à cela. Je désirais si fortement cela, au bout de quatre mois de route ; — et je trouve, au bout de quatre mois de route :

Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière. Ni trop ordonnée, ni trop compliquée. Les rues, dallées de ce large grès velouté, gris-violet, doux au fer des sabots et aux semelles ; des rues que l’échange des pas remplit, et pourtant où l’on peut trotter à l’aise à grande allure ; où les riches maisons de vente dégorgent incessamment les soies et les couleurs et les odeurs... même inattendues, des chaussures, minutieusement cousues, relèvent leur poulaine courte. Des jambons arrondissent leur fesse luisante ; des cordes de tabac et leur note grave ; des œufs rouges, d’une garance effroyable, des œufs peints, sont moins riches que la lueur ambrée et le verdâtre des œufs conservés, épluchés, leurs voisins. Ces délicats bijoux de plumes bleu turquoise, niellés d’argent ; des cuirs tannés, et des cuirs vivant encore ; des ceintures anciennes et ces cartouchières neuves... Voici des calots de soie mauve, et des coupons empilés, colonnes denses de soie, de soie dure, vendue au poids de soie, sous les teintures gris de pigeon, les verts de Chine, les grenats. Puis, des écheveaux affadis du rouge au blanc, laissant glisser le son comme une corde de luth dont on dévisse la clef. Ces denrées, ces matières papillotantes à l’extrême, encastrées méticuleusement dans chaque échoppe ou magasin, dont le cadre est fait de ceci : un beau noir et or. Les poteaux laqués du beau vernis brun sombre à luisants noirs et reflets roux, la laque de Tch’eng-tou, et non d’ailleurs...

Suivre ces rues presque couvertes, où les couleurs sont contenues et ramenées par l’air papillotant, est un long couloir enfermé et où l’on a les coudes à l’aise. Moins ouverte à tous les vents qui d’ailleurs soufflent si peu au Sseu-tch’ouan, moins fermée que le boyau fécal de Canton, la rue à Tch’eng-tou est toute décorée des plus altières et profondes couleurs : or vieilli sur laque noire. Noir est trop dur pour ce que je veux fixer ici. Ce noir apparent est en réalité un brun roussâtre profond et chaud dans lequel s’enfonce et luit le vieil or dynastique. Cependant, ceci n’est point impérial comme Péking, et ceci n’est pas mercanti. Mais toute la puissance Provinciale éclate et joue dans ces richesses et ces couleurs. Comme le Sseu-tch’ouan bien peuplé est la plus féconde en hommes dans les dix-huit provinces de l’Empire, de même sa Capitale est l’abri de ses maîtres et corporants, et le plus valable antagoniste de ce qui, étranger à Péking, s’oppose à la Capitale...

Et, par rafale, c’est aussi la reine du pillage et des échanges entre le Tibet tributaire et la grosse impératrice chinoise. Quand le Tibet indompté est sage et condescend à traiter et à vendre, c’est là que ses denrées passent et trafiquent — mais l’échange est mesuré et mesquin. Quand le Tibet se révolte et tue les envoyés de Chine, puis est puni et massacré, c’est encore à Tch’eng-tou que reviennent se disperser et se vendre les trophées chauds et embaumés d’encens des temples de lamas et des Gûms. Alors, pendant quelques mois, la ville trafique des turquoises en pavé, en cailloux, en bijoux et en poussière ; il traîne dans les rues des peintures sombres et farouches, où parmi des auréoles de bleu vif, sur un fond rouge, d’épouvantables et féconds dieux membrés, pénètrent des parèdres ravies et renversées, en agitant dix bras et cent doigts devinés dans la nuit d’un fond de fumée ; ce sont les peintures Tibétaines. D’admirables et somptueuses loques pendent aussi aux mains des soldats. Ils sont heureux de troquer pour du cuivre ce qu’ils rapportent au prix d’épouvantables soifs, et de faims où le cuir des harnais était depuis longtemps digéré, et de froids dans lesquels la neige pure était un réconfort. Ils abandonnent aussi des objets dont ils ne savent pas l’usage, et d’autres dont ils se moquent : des crânes sertis de cuivre doré, et qui enfermèrent de très pieuses pensées ; des crânes maintenant, où l’on boit...

15.

LE LONG SÉJOUR IMMOBILE, l’escale grise et que j’imaginais rembourrée d’un or bien cotonneux, chaud après le froid, moelleux après l’âpre et l’aigre... C’est, de toutes, la plus désolante déception ; la seule complète. S’arrêter quand on sait qu’il faudra repartir ; déballer ses coffres dans le provisoire afin de laisser souffler les chevaux ; perdre l’impulsion quotidienne de la route, qui finit par être nécessaire autant que le flot et le jusant aux vers ambulants de la plage... Ceci est un désappointement qui noie sous une grande fatigue, d’autant plus lourde qu’elle naît dans le repos.

C’est ainsi, que le fleuve charrieur, tant qu’il est maintenu entre deux hautes berges, ayant fait sa route à travers les gorges, arrivant à l’embouchure, s’alentit, s’alourdit, s’évase et s’envase. Alors, dans les eaux largement immobiles, les troubles alourdis par le repos descendent au fond, avec leur bon goût de terre, leurs gravats et les relents qu’ils charrient ; avec leurs paillettes aux cillements d’or ; les troubles déposent, enrichissant les hauts-fonds sans profit. C’est alors que le fleuve se purifie, semble-t-il. Non. Le fleuve est mort, s’étant vomi dans la vaste saumure.

Ainsi, le torrent des heures du voyage quand il dévale et, débouche, très alenti, à l’escale longue (et qui n’est pas le but) s’amortit et se disperse dans l’ennui. Il se clarifie et s’épure. Il s’aveulit. Ne pas repartir demain ? Ce soir, ne pas avoir fait de route ? La journée est opaque et embuée, grise et vide, — perdue. Ne pas sentir dans les reins ce poids mensurable de cent li parcourus avec entrain ! Ce n’est plus la fatigue achetée au jeu des muscles, mais l’illusion quotidienne, un accablement sans cause et sans vigueur, qui ne permet aucun espoir de sommeil et n’espère aucun réveil.

16.

UNE CHAIR GLORIEUSE ! un corps d’élu ! une relique non dépecée, le chef-d’œuvre frais du martyre ; la conquête de l’esprit sur tout le grossier Temporel ; la figure, sous face humaine, de ce qui, vivant, a vaincu la mort et toutes ses suites ; la défroque d’une âme déchaussée, démembrée dépouillée, dépulpée, libre et purement âme ; ce qui reste, le témoin de la Lutte : le manteau fait de sang et de muscles, ironique otage, méprisable laissé pour compte aux bourreaux, et sur lequel ils ont dansé bestialement, croyant ainsi venger le César, ou détruire l’hérésie, cependant que le souffle désincarné dans son grand essor parabolique revient tourner sur la dépouille dont il rit. Et pourtant, qu’elle apparut belle, dans les œuvres peintes ou lyriques, habillée de mots plus célestes que le bleu Angelico. Des musiques ont chanté plus haut et plus fort que les martyrs. Si on en parle, c’est afin d’exprimer l’allégement, l’évasion... Le mot seul de martyr détache une symphonie bruissante de harpes et d’ailes, de rayons, de flammes et de pleurs presque amoureux. Et si d’en haut on revient à la terre, un corps tombé au bon combat ne peut pas s’imaginer d’une autre manière que celle-ci : si c’est un homme, qu’il soit nu du crâne à la ceinture, des orteils aux genoux, fort et musclé, — le renoncement au corps ne fut que plus méritoire, — et alors, couvert de rouges plaies — dans sa chair encore palpitante, le sang fume comme un encens fume. Les bourreaux qui l’ont éventré, écorcé, brûlé, divisé, tenaillé, énervé dans tous les replis douloureux, n’ont pas égratigné la peau sereine du visage, beau et fort. Ou bien, si les privations historiques ont été longues, si le Saint a longtemps résisté sous terre dans la faim, et dans l’ombre pleine de tentations plus cuisantes que le gril, on consent qu’il paraisse blême, maigre, jaune-extatique, déformé, et sec à la vie humaine. — Une Sainte doit être préservée, et toujours avant tout elle sera belle. On accepte qu’elle ait été mère, mais non déformée. On l’honore dans sa beauté terrestre, image de sa splendeur dans les cieux. Sur ce corps miraculé les pires outrages, volontiers décrits, laissent peu de traces peintes. Dépouillée, souillée, on ne la voit plus que rajustée, les bras à peine nus, défendant le cœur passionné pour l’Époux-Unique. Les cheveux fouillés dans la luxure ont repris leur attache, leur grâce ; — et d’invisibles mains de sœurs déjà célestes ont tout réparé du spectacle abominable que serait le même corps, profané par les mêmes violences, mais que le but ne sanctifierait pas. Car du principe où le corps est jugé glorieux, toutes les habitudes naturelles s’arrêtent pour lui : comme l’âme est insaisissable avec les brutales mains à cinq doigts de la vie et non divisible par le sabre, le corps échappe à la décomposition. Il participe déjà à l’essence de ces chairs vraiment glorieuses : corps d’Élus après le Dernier Jugement ; corps pénétrants, filtrants, fluents... Et d’ailleurs, des fidèles, des amis, des parents — jaloux du triomphe — viennent précocement inhumer le cadavre, et parfois, par conviction sans doute insuffisante, sans attendre la preuve pourrie, la "tache verte" sur le ventre, — l’embaument.

Mille ans plus tard, quand trois miracles révolus auront proclamé la sainteté, l’on ouvrira la chambre sèche, et l’on s’étonnera, ou bien de la conservation, ou du poli jaune des os que l’on se partagera de reliquaires en reliquaires. L’on gardera aussi les cheveux, matière impérissable ; et les dents, et les rognures d’ongles trop négligées durant la vie. Et dans tout cela, rien de déplacé, ni déplaisant, ni répugnant. Mais une grande envolée réconfortante : un allégement, dans les mots, dans les couleurs et les formes, dans l’esprit et dans le cœur, tout se distille en ce léger et enivrant parfum de sainteté... Voilà ce qu’il est décent d’imaginer au seul prononcé de ces mots : Martyrologe, Martyrisé, Martyr et Sainte Relique... Un corps élu ; une chair glorieuse.

Mais voici ce que j’ai vu : une charogne. Glorieuse, oui, et je le sais ; mais avant tout, et pour toujours : une charogne. C’est ici, au confin de la Chine et du Tibet, que je l’ai regardée, reconnue, touchée.

Sous un hangar, un cercueil chinois fort étriqué, misérablement économe de son bois. Un jeune missionnaire chargé des cérémonies, et très affairé, papillonne autour d’un prélat, évêque d’Héracléopolis, in partibus infidelium. L’un et l’autre semblent fort préoccupés de l’odeur. Le cadavre est vieux de vingt-deux jours ; vingt-deux jours de route chaude depuis l’embuscade où les lamas Tibétains l’ont fusillé mécaniquement, puis amputé, lacéré, trépigné, meurtri. Il faut lutter contre l’odeur qu’on ne sent pas encore, mais qu’on redoute. On cherche des produits chinois, un peu païens : les bâtonnets à la crotte de chameau, mêlée d’encens et dont les bouddhistes font usage. On en achète au coin de la rue. On les fiche partout : dans les ais disjoints du cercueil, dans les fentes des poutres du hangar... on en offre aux assistants ; on racle aussi des copeaux de santal, qu’on s’efforce d’allumer ; on songe à faire flamber le puant alcool chinois, et l’on remue le dispensaire et ses fonds de flacons désinfectants. Seuls les bâtonnets rougeoient bien, et encensent l’air gris, immobile. On se risque à ouvrir le cercueil.

Sans suaire, sauf un mauvais drap suintant, sur la face, le corps est vêtu, trop vêtu, trop naturellement recouvert de ses vrais vêtements d’humain vivant ; la sorte de robe-soutane chinoise, ballonnée au ventre, étriquée aux épaules que le cercueil trop étroit ratatine, — les coudes gênés, serrés en avant ; — un qui fut un homme étouffe là, ayant voyagé vingt et un jours dans cette boîte, avec ses mouches vertes, sous le soleil bourdonnant d’éclosions...

C’est un martyr. Le cas est indiscutable. Si j’avais à le plaider en cour de Rome, je ferais voir le bon droit du confesseur : non seulement le Père était en tournée pastorale, et ce n’est pas jeu de brigands, mais vengeance : le coup ne peut s’expliquer autrement que par volonté d’un Lama, d’un diabolique suppôt de cette religion caricature des gestes romains liturgiques, et qui n’ignore ni l’eau consacrée, ni les cloches, ni les pèlerinages, ni les oraisons jaculatoires remetteuses de sept ans et de sept quarantaines. — Un satanique concurrent, un échappé d’enfer, armé par la permission divine d’un excellent Mauser importé d’Allemagne par la frontière himalayenne, a fait le coup... ressentiment prémédité du Lama, contre qui le Père volait des âmes, les arrachant aux sectes jaunes pour les "donner à Jésus". Le martyre est donc indiscutable. Et malgré la répugnance du spectacle, les glaires, le ballonnement et les taches, on peut croire à une spiritualité légère, victorieuse de tout ceci...

Peut-être quelque prière d’une voix vivante, pour rejoindre l’âme, l’appeler, l’évoquer... Peut-être un peu d’eau lustrale, bénite sous les mots romains pour laver, pour décoller l’étoffe grise et jaune du visage...

D’une main de femme au-dessus de la bière, d’une longue manche blanche, tombent en effet des gouttes sur l’étoffe, sur le cœur... et une abominable odeur se répand : toute la sale et puante pharmacopée se déverse sur le cadavre... Toujours afin de tuer l’odeur du saint, une religieuse l’inonde d’un vieux flacon de phénol.

Et l’on peut découvrir la face. Non plus la face ; il n’y en a plus ; ce qui fut le visage est, non pas pourri, mais noir et sec. Tout s’est rétréci sur les os. La tête est rentrée dans le cou, le cou dans le tronc ; la petite figure de momie encore humide rit abominablement "en dedans". Quelques cheveux gras ; des poils de barbe rousse, européenne. Le crâne est presque vide, vert et liquéfié. Les mains qui ne sont pas jointes, ni résignées, tordent leurs doigts noirs et secs. On se penche : la tempe gauche, trouée largement, témoigne que la mort fut brève, qu’il n’y eut pas de souffrance. On se félicite que celui-ci admis à l’ineffable sacrifice de soi n’ait pas eu le temps d’en goûter consciemment, dans sa force, la splendeur. Ayant vu ce trou, et reconnu que la barbe jaune ne pouvait être chinoise, ayant fait ce constat policier, il semble que tout est bien ainsi, et l’on va se retirer, poliment, mais vite, comme les parents éloignés...

Mais cela pourrait "sentir" encore cette nuit : des coolies et des enfants, accourus à ce curieux spectacle d’un squelette d’Européen, s’emploient à piler dans des auges des racines d’assa fœtida. On hésite. On s’en va. Rien ne montera dans l’air... Rien n’appelle un peu d’esprit... Les bâtonnets fumants, l’odeur païenne s’absorbe et s’éteint. On recloue la bière. On lui tourne le dos. L’air gris est immobile et pesant. Que penser... que penser : pas une prière, pas un geste. Le mort glorieux n’est qu’un mort, total dans sa putréfaction. L’âme est morte. Rien ne s’est manifesté. Le confesseur n’a rien avoué de sa bouche déformée ; ne nous a rien appris, sinon par son crâne creux, ses yeux pourris : le triomphe cadavérique de la mort, de la chair sur l’esprit, — rien, sinon le prix même de la durée temporelle, de l’être, du voir, du sentir et du penser. Plus fort que les ignobles baumes médicaux montait le parfum de la vie.

La chose finie, l’Évêque a poliment remercié l’honorable assistance, et, inquiet sur les haut-le-cœur possibles, s’est détourné sur le pas de sa porte... engageant, simple et paternel...

— Eh ! messieurs, un petit verre de vin de messe, pour combattre les "miasmes" ?

Refusé.

17.

L’HOMME DE BÂT n’est pas ce coolie de bonne ou mauvaise volonté, muni de jambes et de bras et qui s’offre partout en Chine à soulever des poids, pour un peu d’argent, de cuivre ou de riz. Il n’est pas donné à tout homme, même solide, d’être un bon porteur. — Le portage est une science, une tradition, un sport, une profession, une ascèse. Tout homme peut devenir un grand fonctionnaire de l’Empire, mais le porteur naît porteur et ne s’improvise point par un titre.

Le portage exige en effet la réunion des qualités que voici : la force, l’adresse, — une connaissance de l’équilibre ; une attention continuelle au terrain ; une peau solide et peu sensible au frottement ; une certaine honnêteté corporative ; de bons poumons ; une gaieté réservée ; et l’art d’arrimer au mieux du poids les fardeaux en mouvement. Tout animal de somme peut avoir jusqu’à certains points ces qualités diverses. Mais une autre échelle et une autre hiérarchie est donnée par les différents apparaux, par les divers mécanismes, par le lien choisi, intermédiaire entre le poids et le porteur, — et s’il est seul ou s’ils sont plusieurs à porter le même poids.

L’homme peut simplement porter sur son dos par l’entremise d’une hotte.

Il peut confier à un bambou flexible le soin de balancer deux paquets suspendus et d’amortir ainsi les ressauts de la marche.

Le bambou enfin peut reposer à longue distance sur deux ou plusieurs épaules, et suspendre sa charge au milieu.

Le premier moyen est simple, formidable et grossier. La hotte, reposant sur un coussinet de bourre, peut supporter un poids énorme : douze ballots de thé comprimé, de vingt livres chacun, soit : deux cent quarante livres sur les reins, les genoux, les chevilles et les plantes. Ou bien trois marmites de fonte, ou bien deux ais épais de bois de cercueil... Cela qui fait un gros bipède de stature effrayante va lentement, trop lentement au gré de celui qui veut le dépasser, encombre les sentiers de montagnes, mais arrive à tout escalader, marches et pentes où l’homme seul glisse et dévale, et qui plus est arrive à descendre sans rouler au bas. Quand cela s’arrête, on voit la pyramide sortir un bâton fourchu et asseoir un instant, sur cette troisième jambe, le fardeau colossal. L’homme à la hotte va lentement, pesamment, indiscontinûment à travers la montagne, là où les autres refusent de passer.

Le porteur élastique, au bambou bien équilibré, est tout autre : moins de la moitié ou du tiers, il n’est pas inquiet du poids, mais des balancements et des secousses : ses pieds travaillent moins que ses reins, élastiques autant que le bambou... Et il prépare à bien comprendre l’effort ambulant et dansant à la fois des trois porteurs de chaise, de la chaise qui m’enlève et d’où je médite et expertise tout ceci.

La chaise est d’abord une bien singulière expérience. Se sentir enlevé par d’autres muscles que les siens est désagréable et indécent. Perdre la notion d’équilibre volontaire est possible à cheval, si l’on a bien la bête entre les jambes, ou en bateau si l’on est à la barre, l’autre main sur l’écoute de grand’voile. Ici, aucune autre action — que la voix — sur ces mécaniques humaines qui vous emportent, un peu malgré soi...

L’enlevé de la chaise, et son vacillement est pénible. La mise au pas irritante ; — et l’on se penche malgré soi en avant, et l’on se crispe sur les bambous, augmentant le balancement... Et l’on se calme et l’on se résigne et l’on se laisse marcher, avec si besoin, le recours au sommeil. — Cependant, certains instants demeurent pathétiques : le passage d’un pont fait de deux planches flexibles ; un tournant net durant lequel la chaise surplombe l’abîme ; ou bien la dévalée dans les éboulis crépitants... Et puis, tout se calme, et l’on n’en vient plus à se préoccuper que de la formation d’une bonne équipe.

Ceci demande du coup d’œil. Ne pas se fier à la grosseur des muscles, ni des épaules, ni des cuisses. De bonnes chevilles-paturons. — En revanche, les masses lombaires doivent demeurer fortes et souples. — Des épaules voûtées portent bien. Exiger des soles sans défaut, des mains fines, un regard vif et surtout un bon poil : toute maladie de peau pourrait être prétexte à renâcler. Il faut se préoccuper enfin, puisqu’il s’agit d’un étalon humain, — du moral.

Ne pas choisir un époux trop fidèle ou économe, qui regrette la femme gratuite demeurée au logis ; mais plutôt un joyeux garçon prêt aux aventures de la route. N’accepter point de buveur reconnu de vin d’orge chinois, bien mal distillé dans les villages, — et l’alcool, même impur, ne pousse point à marcher droit ! Rechercher au besoin le fumeur, silencieux, maigre et réservé. S’assurer avant de quitter la grande étape qu’il a bien fait sa provision de drogue, et qu’elle suffira à tout le voyage. Lui avancer au besoin l’argent nécessaire pour qu’il ne diminue point sa respectable dose quotidienne. Car l’opium enchérit beaucoup dans les temps visités par la moralité occidentale. Enfin s’il est blême et défait au matin, s’il a l’œil grand et béant de noir, s’il vous parle avec une respectueuse douceur expirante, soyez sûr qu’il n’a point dormi d’un vrai sommeil mais que l’étape sera bonne et se prolongera au besoin dans l’autre nuit, qu’il passera de nouveau sans sommeil. — Capable ainsi d’un effort paradoxal que nulle bête ne consentirait à fournir. Et ceci marque la supériorité sur la bête, de l’homme de bât.

D’où vient donc que malgré soi j’en prenne moins de soin que de mes bêtes ? Et surtout que je compatisse avec moins d’immédiat dans la fatigue ou le coup de rein ? Si le cheval qui me porte bute ou bronche, ou s’essouffle à galoper une côte, ou prend sa volte sur le mauvais pied, ou boite, ou est gêné par le mors ; — je me sens boiteux ou gêné, mal à l’aise, fatigué tout d’un coup de la fatigue de la bête, et je descends et la ménage avant de l’avoir éreintée. Mais un porteur essoufflé, un homme, est moins compris de l’homme qui le porte et qui ne veut point être dupé. Le cheval simule aussi pourtant, ayant remarqué une fois qu’une boiterie légère le rend libre... Mais il est soupçonné plus tardivement. L’homme se méfie plus de l’homme que de la bête. Et si l’homme qui porte est blessé, l’autre, voyant la blessure apparente, dira : "Je sais ce que c’est. Marche" là où il n’osera pas pousser un cheval jusqu’au bout de peur de le claquer sans remède, et de le voir tomber sur le flanc dans une crise, pour des raisons de mécanique animale qu’il ignore. L’homme ne meurt point à la tâche, avant d’avoir beaucoup geint ; le cheval grogne à peine, souffle un peu plus fort, et tout d’un coup n’est plus qu’un grand sac gonflé, muni d’un cou plat, d’une grosse tête sur l’herbe et de quatre jambes horizontales, raides. Et aussi : dans les pays de grand portage humain, le cheval est rare et l’homme de bât abondant et bon marché. Plus commun. Moins rare. Plus médiocre. Cela se sent, et l’on s’attache naturellement moins à l’homme vulgaire qu’à la bête rare. Je n’aurais aucun plaisir à revoir les meilleurs de mes porteurs de chaise, même celui dont les jambes longues et minces, parfaites de formes, parfaites de peau, et qui marchait pour moi bien assis, s’arrêtant à un balancement de mon coude, repartant gaiement, enlevant son portage d’avant avec décision et jeunesse... et qui mettait des fleurs aux portants de ma chaise... même celui-là, hors des grandes montagnes où il se mouvait me serait d’une médiocre rencontre comparée à la retrouvée face à face, dans le fumet d’écurie, de la bête blanche au grand trot, aux foulées de galop successives et dont chacune dépassait l’autre en avalant l’effort, et qui cependant, nerveuse et rauque au départ, assagie par la route, m’a mené de Péking aux Marches Tibétaines. Je savais d’avance comment il passerait ce pont, et l’écart à cause de ce rayon de soleil, et son refoulement de l’eau dans les gués, et sa façon convaincue de me rejoindre quand, laissé seul et nu, de l’autre côté des fleuves non guéables, il nageait en levant juste les naseaux et les oreilles. Savoir qu’il tourne maintenant une meule à fromage est pour moi un remords circulaire comparable seulement au remords de Samson. Je n’ai cure du lot échu à mes porteurs : ma reconnaissance dort bien puisqu’ils ont été bien payés.

C’est peut-être cela. On achète le cheval qui devient à soi. On paie l’homme qui reste indépendant, bon à tous, bon au plus offrant. Mieux valait acheter l’homme aussi, et le bien traiter en esclave, avec la parfaite entente de la force contenue en lui ; et sa nourriture, et la femelle à lui donner. Ceci est l’autre raison de connaître mon cheval favori mieux qu’un homme, de le préférer à mon porteur favori.

Mais surtout la mésentente et le mépris relatif de l’homme porté pour son porteur vient du manque d’action directe, de l’impuissance à se faire comprendre, — musculairement. Il faut toujours recourir à la voix ! À la parole articulée ! dont on aperçoit ici la gaucherie et la lenteur. "Tournez à gauche" ne vaut pas la légère pression des rênes. — Et le départ n’est jamais indiqué comme la poussée en avant de la bête glissant comme une grosse cerise chatouilleuse entre les jambes. En chaise, si l’on double les ordres de la voix de gesticulations insolites, l’on devient à la fois incompréhensible et impuissant, imprudent aussi car tout se renverse et me voilà par terre. On peut espérer mieux, comme compréhension directe, avec ces porteurs sellés d’une sorte de bât, et qu’on chevauche véritablement... et qui font partie de la cavalerie de certains petits roitelets Tibétains, qui les offrent et que l’on monte véritablement. L’idée est bonne, mais n’est pas conduite à bout ; car l’on n’est encore qu’un colis sur leurs épaules et l’on n’a que la voix pour les exciter. Il fallait compléter aussi le harnachement et réaliser ainsi la parfaite monture en montagne : l’homme est vêtu selon le climat, ferré pour la glace. On l’a choisi, parmi les porteurs à deux cents livres. Dans la bouche, un mors léger, approprié à la denture humaine, et mieux encore, comme un buffle, l’anneau d’argent au nez d’où partent deux rênes minces : simple filet, car, bien choisi, on est sûr de le tenir. Des éperons dont on usera peu, seulement en cas de faux pas ou de maladresse. Ce qui fait dériver sur les flancs du porteur la peur désagréable du porté. Une bonne cravache, et, à l’étape, une pièce d’argent au milieu d’un bon bol de riz rehaussé de piments...

C’est ainsi que, balancé lentement dans la chaise étroite, je songe à l’amélioration et à l’entraînement du bétail humain de portage... il y aurait nécessairement des pacages et des haras...

Et ceci, tiré de l’expérience, est discrètement à opposer aux plus nobles et plus purs enseignements humanitaires : il est bon de murmurer comme une leçon d’irréel, les doux cantiques de l’égalité humaine, d’une fraternité qui excuse et blanchit tout, jusqu’au noir, et de droits si éternels qu’ils eurent besoin d’une date, quatre-vingt-neuf, pour être promulgués dans notre temps.

C’est ainsi que mon porteur ayant fléchi sur les genoux, je le relève d’un sérieux coup de pied très instinctif. Il repart. Je ne songe pas à m’assurer qu’il n’est pas couronné.

Il en serait d’ailleurs le premier étonné.

18.

LA FEMME, AU LIT DU RÉEL, peut tout d’abord y sembler assez déplacée. Le grand voyage a toujours été l’antidote des chagrins amoureux, et le sport jaloux de sa force qui ne permet aucune autre dépense. L’erreur est à la fois naïve, ancienne, et d’ailleurs si souvent dénoncée qu’on aurait mauvaise grâce à appuyer : l’on n’oublie rien en voyageant : on donne à sa dominatrice un palais plus riche et plus insistant ; on convoie l’obsédante à travers un parc merveilleux que toute étape change ; si l’on a fait ce jour même quelque chose où le corps soit fier de soi, on lui consacre sa fatigue, dans un acte d’amour indirect, mais d’intention égale à l’autre. — Même si on parvient à la quitter, à la laisser en arrière, à la dépouiller de soi pour une heure de soleil vrai, un jour de marche, un plus grand effort concret à donner, on peut être sûr de la voir venir par devant soi, au prochain détour inattendu. Mais combien tout cela n’a-t-il pas été dit. Mal dit peut-être, puisqu’il arrive qu’on en soit dupe encore.

Ce n’est donc pas de "la femme" qu’il s’agit ici, de la femme, par définition singulière, de l’Unique (on suppose toujours à l’amour une monogamie féroce... ), mais des femmes, de "ces femmes", de toutes ces femmes, au pluriel prononcé avec dégoût par l’Unique, de celles-là que l’on rencontre sur la Route.

Celles-là ne peuvent pas être traitées dans l’abstrait ; et c’est ici que l’imaginaire doit s’abstenir de parler ou d’apparaître, ou bien les pires bévues s’apprêtent. Déjà redoutable en Europe, auprès de nos sœurs raciales, l’illusion deviendrait ici pire que toutes les glissades sur chemin dévalant au fleuve. Il ne faut pas se laisser conduire ni aux apparences, ni à ce que l’on sait, ni surtout à ce que l’on désire. La montagne libre et haute a déjà époumoné des gens qui la voulaient gravir à coups d’aile. La femme étrangère, la femelle ambrée, olivâtre ou jaune, ou de teint chaud comme les terres italiennes, sépia et d’ombre brûlée, vous réserverait des à-plats déconcertant davantage... Je veux parler exactement : de la femme Chinoise, de la Neissou, de la Mosso. Enfin, de la Tibétaine.

La femme Chinoise, plus que toute autre, demande à être achetée. Comme dans tout marché chinois le rôle des intermédiaires est important, si important que la conquête de l’objet, fort atténuée par les débats nécessaires, aboutit péniblement à une pure et simple livraison. — Quant à l’objet, il a pour première valeur d’être exotique au plus haut point. C’est la transposition lunaire de gestes qu’on doit dire féminins, mais à l’extrême des autres. La beauté chinoise doit être reconnue, mais dans un monde différent du nôtre. Il y a beauté, indéniable, et parfois si hautaine, si lointaine, si picturale, si littéraire que d’autres sentiments peuvent s’incliner devant celui-là : une étrange stylisation vivante. Mais combien peu conduisant à l’étreinte corporelle... C’est le triomphe austère et chaste du Divers. La femme Chinoise, par aucun trait, ne se rapproche de la nôtre : la belle Chinoise n’a aucun geste, aucune manière d’être, aucune mode qui puisse servir de mode (malgré des essais contemporains) — et surtout, la beauté chinoise, le parangon de la beauté chinoise, cristallisé depuis la grande peinture des T’ang, — n’a rien que nous puissions imiter ou emprunter. — Ce n’est point parce qu’elle est étrangère, étrange et rare par nature... Dans presque toutes les autres races, certains traits peuvent servir d’union entre notre beauté sexuelle et les autres : certaine coiffure bouffant sur le front, certains sourcils dans une figure ovale étaient fort japonais, et l’on pouvait s’en éprendre, parmi nous...

La broussailleuse chevelure éparse d’une belle sauvagesse, le port splendide, les yeux et le grain de peau maori sont d’inoubliables leçons... mais la Chinoise contemporaine ne peut rien apprendre, ne peut rien transmettre à sa comparse de chez nous, — car laide, elle est plus honteuse qu’une femelle de phoque putréfiée, et jolie, déjà détournant du sexe, et belle, selon les rites chinois, belle au-delà de toute commune mesure : ses joues se laquent, ses yeux s’immobilisent ; sa poitrine disparaît chastement, son ventre, on ne sait pourquoi, bombe et se dandine, chastement aussi, ses cheveux chargés d’émail gras, accusent un ovale impassible ; sa bouche est petite, petite, trop petite, trop ronde... et parfaitement belle ainsi... paraît-il...

Enfin les modes actuelles tendaient au boudiné des membres. Vraiment il n’y avait plus de féminin là-dessous ; et les meilleures apparences, au gré même de la tradition, ne se trouvaient plus qu’au théâtre. Là, dans les pièces antiques, se revoyaient les longues jaquettes onduleuses, les robes à franges sur les pieds, et toute l’arabesque dessinée par un corps de femme dans les airs, comme l’idée et l’élastique imaginaire dans l’esprit... Seulement, au théâtre, dans les meilleurs théâtres, ces rôles étaient justement tenus par des hommes : de jeunes garçons...

De Péking au Tibet règne donc la femme Chinoise, du nord au sud, de l’est à l’ouest, avec l’empan de la carte géographique, la chaste Lunaire Émaillée, triomphe, perverse par antinomie sans doute. Mais, ayant traversé toute la Chine, de Péking au Tibet, on se trouve soudain face à la première femme non chinoise, c’est la Neissou, la femme-femelle du Lolo qu’on ne peut vraiment appeler une Lolotte... ou bien tous les jeux de mots seraient permis. Je rendrai donc à la race Neissou le nom qu’elle réclame pour elle. Je dirai donc les charmes inattendus de la femme Neissou, apparue tout d’un coup, au tournant d’un sentier en territoire non chinois... Et d’abord, c’est une femme, même si elle est très vieille, car elle porte jupons et chapeaux de femme. Si elle est jeune, c’est encore mieux qu’une femme : une fille. Le mot, prostitué, ne se peut remplacer par aucun autre. C’est une fille, celle qui surgit au détour du chemin, jeune, maigre et dansant comme la chèvre, et qui rebondit sur ses pieds ; puis immobile et dévisageant l’étranger, les yeux grands et fixes plongés tout entiers dans les miens (une Chinoise regarderait innocemment la terre, et sournoisement le dos et l’allure du passant...) vire tout d’un coup, et s’enfuit en éclatant de rire...

Ici, l’attente ou la provocation est directe. La chasse est tentante. Poursuivre la fuyarde à travers les sentiers de ses domaines serait plein de fièvre, de halètements et de déconvenues... Il faudrait, plus que de son esprit ou de sa grâce, être bien sûr de ses jarrets... Plus que de ses jarrets, il faudrait, au déduit, être bien sûr de soi. Mais avant que d’en arriver là, tant de faux pas ou d’hésités... Il est vrai que le but est superbe et sain. C’est la mince et robuste jeune fille musclée, ambrée, la lutteuse autant que l’amoureuse, et le muscle, roulant sous la peau fine, sans l’apparat de la graisse collée qui l’épaissit et émousse le corps vivant. La graisse à la mode, — du féminin trop nourri, trop sûr de lui... trop sûre d’elle.

Mais durant l’évocation rapide, l’objet a fui, et le désir disparaît dans son sillage. Et la femme Neissou, apparue posée sur sa terre, toute droite, comme une flèche retombée du ciel, et qui vibre, n’est qu’un but lointain que je n’atteindrai pas.

On peut songer qu’elle, au moins, comme son pays indépendant, est restée vierge ; sinon de l’assaut de ses mâles, du moins des romans d’amour distillés par nos voyageurs français. Personne, jusqu’à ce jour, ne s’est vanté d’avoir aimé une Lolotte !

J’en arrive donc à la pure Tibétaine. C’est à elle que l’on parvient, ayant traversé de bout en bout toute la Chine. Voici, après la Chinoise méticuleuse, — après la fille évanouie dans sa cambrure jeune, voici, semble-t-il, un réconfort de ce que l’on peut souhaiter... Une femme vêtue de loques rutilantes ; de beaux rouges tiédis par le soleil ; de garances violets, de violets rougis par l’air vif des hauts sommets qui fait aussi rougir les peaux. Brunes et vives elles portent de gros bijoux d’argent, émaillés de pierres de couleurs. Rouges ou bleues, ou turquoise aussi. Beaucoup de ces turquoises sont vivantes.

La femme Tibétaine est défendue contre les idylles et contre les possessions, — mieux que par les morales... (et pourtant leurs morales sont hospitalières, écossaises et polygames), mieux que par les prescriptions que les lamas sont les seuls à enseigner dans leur pays, et d’ailleurs les premiers à ne pas suivre... La femme Tibétaine est bien protégée, bien immunisée par son beurre ; — son beurre rance et ancestral. On sait qu’il faudrait de nombreux bains pour la rendre pure, ou moins odorante. On sait qu’il faudrait des pratiques véritablement étrangères, pour la rendre docile à l’amour... On lui laisse toutes ses habitudes, on se gardera bien de la dépoétiser ici... Mais son attrait, il faut l’avouer ou le crier, est fait de tout ce que ses mâles, ses yacks, son pays, enfin, vient puissamment déverser sur le visage de l’intrus qui se risque jusque-là.

Son attrait est fait de ses montagnes ; de son inaccessible, et de tout l’air de toutes les cimes qui l’ont rougie et durcie.

19.

CEUX QUI "VIVENT" SUR LES HAUTS PLATEAUX, bout au vent des montagnes, sous la pluie et sous le temps ; Claudel et Mallarmé, Ronsard et Jules de Gaultier. — Ceux qui s’éparpillent : les écrivassiers de romans, surtout vécus. — Seul existe le Mot pour lui-même : le contour du style, la forme enfin. Tout "document" livresque disparaît ; et surtout l’anecdote.

Mais qu’un Claudel écrive : "La Buse plane dans l’air liquide" et voilà qui vaut en espace aérien le grand versant de l’air incliné aux flancs du mont.

Leitmotive durs comme la marche ascendante. Les phrases qu’on remâche comme les feuilles de la kola. Elles n’ont plus bientôt de sens, comme une feuille mâchée n’a plus de goût. Mais leurs propriétés, leur valeur énergétique restent grandes. Et le refrain tonne intérieurement à coups rythmés : "Je me souviendrai de toi, Ceylan !..." — "Délaisse les peuples vaincus, qui sont sous le lit de l’aurore..." Comme un Tyrtée chantant boiteux, les temps forts frappés d’un coup de hanche. Alors le pied se fait élastique. Le rythme intérieur a la dureté, la réalité de ce grès rouge qui bondit sous mes pas, de pas en pas.


P.-S.

Texte numérisé pour le site Victor Segalen, repris ici avec des corrections mineures.

Le logo est une photographie de l’artiste Darren Almond.

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