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Les noces d’or 

lundi 24 septembre 2012, par Raymond Penblanc

Décidément, les restaurants lui réussissaient bien. Non seulement on lui ôtait le souci d’avoir à composer les menus, non seulement il lui était permis de mettre les pieds sous la table et de n’en plus bouger pendant toute la durée du repas, non seulement, une fois celui-ci terminé, elle pouvait s’offrir le luxe de quitter la salle à manger sans avoir de comptes à rendre à personne (Marc y pourvoirait avec toujours autant de tact et de discrétion), sans avoir non plus à tremper ses mains dans l’eau grasse d’un bac à vaisselle, mais elle avait l’art de choisir ce qui lui convenait le mieux, tant du point de vue du goût que de celui des effets indésirables, dont chacun sait qu’ils vous surprennent avec d’autant plus d’implacabilité que vous avez pris le risque d’adresser un pied de nez à vos sacro saintes habitudes. Elle n’était pas du genre à commettre des excès. A la différence de Marc, qui alignait viandes rouges, fromages, pâtisseries, café et pousse-café, avec une constance que ne parvenaient pas à entamer les allers-retours à la salle de bain la nuit suivante. Retapé dès l’aube, ce que démentaient les cernes violets et le teint brouillé, il n’hésiterait pas à remettre ça le lendemain. Il faut soigner le mal par le mal, assurait-il. Ce qui était vrai aussi pour elle, sauf qu’elle le faisait à doses homéopathiques, jouant à aligner devant elle ses petits tubes bleus (ou rouges, ou verts) d’arnica montana, de nux vomica, de gelsemium sempervirens, ou de rhus toxicodendron.

Ce soir-là, pas plus que les autres soirs, elle n’avait souhaité déroger à son régime habituel. Elle ne tenait pas à se rendre malade. Marc non plus sans doute. Cependant elle ne lui imposerait rien. Il était libre. Et elle avait prononcé ce mot avec une pointe (mais une pointe seulement ?) de regret. Et elle ? Que fabriquaient-ils donc tous deux sur cette route de montagne (pas encore les Alpes, mais presque) à l’heure où ils auraient dû se trouver à un millier de kilomètres d’ici ? N’était-ce pas faire preuve de la plus insolente liberté que de se trouver là où ils étaient, Marc au volant, elle à ses côtés, tels deux amoureux en goguette ? (La fièvre en moins, et l’impatience aussi, celle de pouvoir se coucher le soir même dans un grand lit douillet, un lit qu’elle n’aurait pas fait, et qui, pour cette raison même, lui avait toujours paru de nature à réveiller les anciennes ardeurs. Les chambres d’hôtel n’étaient pas seulement destinées à abriter les adultères, les rencontres louches mal tarifées, elles s’adressaient tout autant aux couples que le lit conjugal avait tendance à assoupir, en leur redonnant le goût de l’enfantillage et de l’interdit.) Il lui semblait avoir gagné en acuité visuelle depuis leur départ. Rien de ce que les bords de routes pouvaient offrir de banal ou de surprenant ne lui échappait. La moindre touffe d’herbe, la plus petite feuille de hêtre ou de peuplier lui causaient le bonheur infini de la découverte. Elle en humait la fraîcheur, elle en goûtait l’acidité contre son palais. Cette disponibilité n’était pourtant pas si récente. Elle avait toujours donné prise à ce que la nature pouvait offrir de doux et de violent, et appréciait autant l’arôme délicat de la violette que les relents d’une charogne dans le sous bois. Les odeurs d’humus et de terreau l’enivraient, le plaisir d’y plonger les doigts avant de les porter à ses narines remontait à l’enfance et n’avait rien de grossier ou de clandestin. Elle aimait le faire partager et avait essayé de l’enseigner à Marc. Paradoxe masculin ? Autant Marc savait reconnaître la richesse des sauces au vin, autant il était capable d’apprécier le bouquet d’un vieux Bourgogne, autant la violette lui semblait fade, la jacinthe maniérée, autant la renoncule et le coucou lui faisaient l’effet de minauder. Le dahlia puait, mais la tulipe ne sentait rien. Et quant à la pivoine à la robe vineuse, qui aurait dû le séduire, elle ne tenait pas plus de trois jours avant de répandre des torrents de sang. Résultat, il avait pris du ventre, des seins qui n’avaient rien à envier aux siens, sa flore intestinale aurait de quoi lui tresser des couronnes le moment venu, le plus tard possible naturellement, tandis qu’elle se réduisait d’autant, se recroquevillait. Artifice féminin susceptible de donner moins de prise à la faux qui tranche les tiges les plus résistantes ? Elle prétendait avoir de quoi s’accrocher solidement à la terre, tout en ayant la légèreté de ces fleurs fanées de pissenlit dont il ne restait que des barbes que les enfants s’amusaient à souffler dans le vent. C’est ce qu’elle disait d’elle-même. Ce que par contre elle n’avouait pas, c’est que son esprit s’effilochait, qu’il s’envolait lui aussi à tous vents comme ces barbes légères, son esprit, sa mémoire, et jusqu’aux mots de tous les jours, dont les plus simples avaient fini par lui échapper, qu’elle remplaçait rageusement par un geste le plus souvent réduit à un trait, ou par un dessin griffonné à même la table. Marc avait d’abord pensé qu’elle jouait la comédie, sans comprendre quel rôle elle tenait exactement, ni quelle scène elle interprétait ainsi, elle si menue, qui lui rappelait cette actrice encore plus petite et menue qu’ils avaient applaudie autrefois, lorsqu’ils étaient très jeunes, et qui, enfoncée jusqu’à la taille dans un monticule de sable, brandissait son ombrelle tout en continuant à papoter malgré l’approche du soir et de la mort. Une leçon de vie pour elle, mais pour lui un profond malaise et un sérieux motif d’inquiétude.

Il lui tendit la carte, tout en sachant déjà ce qu’elle choisirait. Elle ne faisait pas sa mijaurée. Simplement le poisson avait ceci d’avantageux qu’il fondait sous la langue tout en imprégnant ses papilles, sans qu’elle ait besoin de mâcher. C’était ce qu’elle attendait à présent des choses, qu’elles fondent en elle, qu’elles infusent. Une dégustation de grand-mère. En même temps, c’était avouer à Marc qu’elle n’avait presque plus de force, qu’elle se contenterait donc de peu. Lui aussi. Il ferait comme elle. Ils seraient proches par le choix des mets et des saveurs. Ils partageraient le vin (blanc) et l’eau. Il émietterait le pain pour elle, comme à un oiseau. Elle était un oiseau. Elle les aimait trop pour ne pas avoir emprunté à l’hirondelle au vol brisé et au ventre blanc, qui criait son allégresse dans le ciel du soir, au rossignol tapi dans l’ombre qui lui semblait avoir toujours inspiré Mozart, au rouge-gorge qui la suivait en sautillant au fond du jardin, à la mésange charbonnière, au bouvreuil, au chardonneret casqué de rouge, au verdier moins vert que jaune, au pinson du nord. Ils avaient beau avoir ça en commun, elle mettait là aussi plus de force, plus de constance, se montrait plus attentionnée et plus fidèle que Marc. Les vieilles pierres en revanche lui revenaient de droit. Les églises romanes, les abbayes réveillaient en lui l’enfant de choeur, le curé de campagne ou le moine convers, dont le prosaïsme lui apparaissait plus sain et plus vigoureux, plus religieux que les dentelles des théologiens, ou les élans des grands mystiques. Dans une abbaye il regardait d’abord par terre et n’oubliait jamais ses pieds, ce qui ne l’empêchait pas d’être comme elle happé par la lumière qui dotait ces lieux d’une présence vraiment céleste. Ils les énumérèrent avec autant de nostalgie que de gourmandise. Fontevraud et Fongombault, Fontenay, Fontfroide, Noirlac et Brou la blanche, Vézelay, Sénanque, Conques, Le Thoronet et Boscodon. Et encore, c’était montrer bien de l’ingratitude à l’égard des autres, à commencer par ces petites chapelles dont ils ne se souvenaient aujourd’hui plus des noms, parce qu’elles portaient toujours les mêmes, noms de saints présents partout, Jean, Paul, Pierre, Matthieu et Jacques, Marie bien sûr, et Marie Madeleine.

La chambre leur rappela une cellule de moines, mais de moines chartreux, avec de petits renfoncements et des niches partout, avec ce balcon fleuri de pensées violettes et jaunes qui n’était pas sans évoquer les petits jardins que parmi tous leurs semblables les chartreux étaient les seuls à posséder. Ils ne prendraient pas leur douche ensemble, mais séparément, elle d’abord, lui ensuite. Elle se coucha dans des draps qui lui parurent moins rugueux que ceux de la veille, et c’était heureux, car elle y avait plutôt mal dormi. Quand il se coucha près d’elle il s’aperçut qu’elle était nue et il regretta de n’en avoir pas fait de même. Car à présent il lui faudrait se débarrasser de son pyjama, et c’était lui avouer une faute de goût, pire, une faute tout court qu’il n’y avait qu’elle pour lui pardonner. Il baisa ses seins, juste la pointe, qu’il sentit frémir et baisa encore. Il passa sa main à plat sur son ventre, frôla son sexe, sans s’attarder, bifurqua sur la hanche avant de glisser sur le haut de la fesse et de remonter le dos, ce qui la fit à nouveau frémir, plus profondément et plus longuement, sixième corde de cet instrument unique où il avait fait ses gammes autrefois. Ils dormirent peu, mais ils dormirent. Ils firent peut-être le même rêve, mais ne le sauraient jamais. Le jour le réveilla, lui le premier, elle ensuite, du moins c’est ce qu’il s’imagina, parce qu’elle ne bougeait pas. Une vague nausée l’avait saisie, mais peut-être ne l’avait-elle pas quittée depuis la veille, tellement incertaine qu’elle ne lui semblait même pas physique. C’était sûrement sa peur, cette vieille peur qui nichait en elle comme un animal tapi, comme un double d’elle-même et qui l’avait toujours incitée à agir, autant pour pouvoir la sentir relâcher son étreinte que pour aller de l’avant. Elle demanda à conduire, et Marc était sur le point de céder lorsqu’elle se rétracta. Elle préférait finalement la douceur d’être transportée (et dans transportée il y avait portée ; d’ailleurs il lui sembla que deux bras, sans doute ceux de Marc, la tenaient en l’air.) Elle avait pensé qu’elle s’enchanterait à nouveau de ce paysage de montagne, mais elle comprit qu’il était trop tard, ou alors c’est qu’elle était déjà comblée, ce qui la fit tristement sourire. Bientôt les arbres et les prairies s’espacèrent, se raréfièrent, laissant place aux maisons, aux immeubles. Ils continuèrent tout droit, puis s’arrêtèrent, un peu inquiets de découvrir que la configuration des lieux ne correspondait nullement à ce qu’ils avaient imaginé. Il fallut téléphoner. Une voix douce, avec un vague accent étranger leur indiqua le chemin et ils purent repartir. Cherchant un mur avec une grille ils ne tardèrent pas à les trouver. Portail électronique. Marc composa le code et comme par enchantement les deux battants de la grille décrivirent un même quart de cercle en même temps.

Une maison blanche à étage se dressait au bout de l’allée. Ils gravirent ensemble, elle lui donnant le bras, les quelques marches permettant d’accéder au perron. Elle ne portait que son petit sac de cuir, rien d’autre. Il lui sembla avoir plus de mal à marcher que d’habitude et comprit qu’il était temps. Cette pensée lui sembla aussi atroce qu’inutile. Ils sonnèrent. Une femme, peut-être celle qui leur avait indiqué le chemin au téléphone, s’empressa de leur ouvrir. Ils échangèrent quelques mots, de simples paroles de bienvenue. Après avoir longé un couloir ils se retrouvèrent dans une petite chambre qui n’avait rien à voir avec celle de l’hôtel. Celle-ci était à la fois plus blanche et plus intime, pareille à une chambre d’enfant. Qu’en savait-elle, elle qui n’avait jamais eu d’enfant ? Peut-être pensait-elle cela à cause de la douceur qui s’en dégageait, ou parce qu’elle se sentait redevenir une petite fille, qu’elle était fatiguée et qu’elle allait dormir ? D’emblée elle avait posé son sac au milieu du lit, et pour elle c’était un signe, celui qu’elle ne se coucherait pas sur ce lit, qu’elle s’assiérait plutôt dans ce fauteuil d’osier près de la fenêtre donnant sur le parc. C’est en tout cas ce que comprit Marc, qui se taisait, qui semblait être rentré en lui-même, devenu si léger qu’elle ne le reconnaissait plus. On leur proposa un thé ou un café, ou une boisson fraîche, ou autre chose, qu’il refusa, et elle aussi, toujours à cause de cette vague nausée. Elle ne toucherait à rien, elle ne toucherait plus à rien, à vrai dire. On lui demanda si elle voulait écrire, si elle avait écrit quelque chose qu’elle souhaitait lire. Pourquoi écrire, et pourquoi lire ? Ils s’étaient tout dit. C’est ce qu’elle croyait. Quel mot oublié, jamais émis, lui serrait pourtant la gorge en cet instant ? Etait-ce un mot d’ailleurs ? Ses lèvres tremblèrent, mais ce fut seulement son souffle qu’elle exprima. Puis elle voulut avoir Marc à ses côtés, ce qu’il fit. Presque aussitôt elle le pria de rester derrière elle et de lui prendre les poignets, ce qu’il fit également. Elle insista pour qu’il ne la regarde pas, qu’il fixe comme elle les arbres lourds et sombres du parc à travers la vitre. On lui demanda si elle voulait de la musique, et elle se rendit compte que c’était à elle et à elle seule qu’on posait toutes ces questions. Est-ce qu’il ne comptait pas lui aussi ? Elle s’insurgea quelque peu d’être ainsi désignée, privilégiée, et ce petit mouvement de révolte intérieure lui déplut assez pour la faire se redresser et regarder derrière elle. C’est alors qu’elle découvrit les yeux de Marc fixés sur elle. Il pleurait. Ou plutôt des larmes coulaient de ses yeux sans provoquer le moindre plissement du visage, comme de l’eau, juste comme de l’eau. Elle ne fut pas surprise, simplement déroutée. Elle hésita un moment avant de lui sourire. Elle ne le remercierait jamais assez d’être là, debout derrière elle, et lui serra davantage les poignets. C’est-à-dire qu’elle tira à elle les bras de Marc de façon à pouvoir les sentir lui presser doucement le cou une fois qu’elle se serait à nouveau détournée. Autour d’eux c’était à présent le silence, on n’entendait personne dans la maison, à croire qu’ils avaient été abandonnés. Elle respira un grand coup avant de se renverser en arrière, cala sa nuque contre le dossier du fauteuil et se remit à fixer les arbres dans le parc. Mais insensiblement ses yeux avaient glissé le long des branches pour s’élever bien plus haut, et son regard se perdit dans le bleu du ciel.

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