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Lettre de Budapest 

lundi 23 juillet 2012, par Marie-Louise Audiberti (Date de rédaction antérieure : 15 mai 2008).

Hongrie, ongre, congre, pays incongru comme sa langue et pourtant si proche. A Budapest, je cherche les Barbares, les Celtes, les Romains, les Huns, les Tartares, les Turcs, et je ne trouve que des semblables, des gens du métro, des comme nous, faciès, taille, pour un peu on se croirait à Dijon, sauf cette fameuse langue agglutinante, finno-ougrienne, le mot déjà vaut son pesant de fortins, dans laquelle la voyageuse refuse de s’immiscer.
L’Anglais, l’Allemand, vous n’y échapperez pas. Dans les grandes salles du Café Gerbeaud, atmosphère viennoise, avec ses lustres et ses miroirs, l’anglo-saxon s’élève comme une grande vague, moutonne dans les décorations du plafond, retombe sur les fameux gâteaux, fait tinter les verres, les tasses.

Des touristes allemands me conseillent d’aller voir le Marché couvert. D’ici, vous prenez tout droit, geradeaus. vous verrez, c’est fabuleux avec tous ces produits locaux, fruits, viandes, vins. Au Marché central, un immense bâtiment art nouveau, l’abondance des marchandises offertes me rappelle le souk d’Istamboul. Ici on vend du Tokay, vin plus ancien que le Bordeaux, paraît-il. Poivrons de toutes couleurs, guirlandes de piments rouges accrochées aux étals de légumes comme des décorations de Noël, tout semble sous le signe du paprika.

Je suis là pour être ailleurs, pourquoi pas Budapest. Je ne suis pas là pour voir, mais pour être. La voyageuse arpente des trottoirs sans fin. Marche éprouvante, fascinante, elle est à l’affût, le détail qui parle, l’émotion qui court sous la peau.

Qu’est-ce que je cherche dans cette ville étrangère, et qu’est-ce qu’être, sinon voir ? Alors la voyageuse se laisse porter, emporter. Le Danube, en ces jours frileux de printemps n’a rien de bleu. C’est un fleuve de guerre et de paix, un roman inachevé, ou plutôt une saga. On le croit encore vagissant en Forêt noire, il est déjà à Vienne, avant de s’élancer dans toute sa largeur sous les ponts de Budapest, des ponts aériens, subtils. L’hôtel Gellert, style art nouveau, vous ne pouvez pas le rater. De Pest, vous ne voyez que ça. Du temps des socialistes, c’était crasseux, paraît-il, mais on y logeait pour trois fois rien. Les sources chaudes font la fierté de la ville, creusant d’impressionnantes grottes Et il y a le château, toute une histoire, avec la citadelle, et aussi la cathédrale néo-gothique consacrée au roi Mathias, et le fameux bastion des Pêcheurs. Le soir, il paraît que ça brille.

Moi je préfère marcher dans Pest, me perdre dans ses rues, découvrir ses maisons colorées, alambiquées, me croire ici en Autriche, là en Italie ou encore en Turquie. D’un édifice à l’autre, tous les styles, gothique, renaissance, baroque, classique, mais plutôt, la faute aux guerres, aux invasions, versions néo.
Avaler tout cela, pas question. Tournons-nous plutôt vers la fiction. Dans le roman de Magda Szabo, Rue Katalin, jaquette rouge, trois familles vivent côte à côte, sur la rive de Buda, dans une atmosphère de paix, de douceur. Il y a Henriette, la petite juive, qui, une fois morte reviendra voir ses proches, Blanka, la dodue, dont les caprices, les impulsions déchaînent des drames, et aussi Iren, la forte, la sage. Au milieu d’elles, le jeune Balint. Balint comme le psychanalyste hongrois, organisateur des fameux« groupes Balint », qui ont développé la relation médecin-malade.
Jeux d’enfants, d’un jardin à l’autre, comme le jeu du cerisier, puis on grandit. Balint aime Henriette comme son enfant, Blanka comme une petite garce, Iren comme sa promise. . Un jour, Balint et Iren se regardent et leur destin est scellé. La fameuse cristallisation stendhalienne. L’amour arrive en une fois, une fois pour toutes.

Magda Szabo conte une histoire avec des vrais personnages, traversés par l’Histoire. Tout y est, amour, peur et joie. Il y a la guerre. N’oublions pas que la Hongrie, après l’Anschluss, est quasiment sous le joug de l’Allemagne. Le père de Balint disparaît. Tant mieux. On aime mieux ne pas savoir ce qu’il a fait pendant la guerre, sur le front ukrainien. Balint aussi part à la guerre. Quand il revient, ce n’est plus le même homme. Il a vu trop de vilaines choses, il ne peut plus épouser Iren, la forte. A partir de 44, la Wehrmacht occupe la Hongrie, les Juifs sont enfermés dans le ghetto, et déportés. On essaie de cacher Henriette. Peine perdue. Pour une étourderie de Blanka, la jeune fille est repérée par un soldat. La première balle fait mouche. Henriette tombe morte.

Puis l’occupation soviétique, puis l’insurrection en octobre 56. Magda Szabo laisse entendre les coups de canon, la mêlée dans les rues, la peur un peu partout. Qui est qui, et qui avec qui ? Elle n’en dit pas plus.
Balint finira par vouloir épouser Iren. Elle pleure. Elle pleure parce qu’elle ne l’aime plus. Mais elle l’épouse, parce qu’elle l’a aimé. Toujours le cristal.
Vous l’aurez compris, la ville est entrée en moi par le roman de Szabo. C’est avec ses personnages que le pavé vibrait sous mes pas, que l’Histoire prenait forme. Mais pas seulement. Parce qu’un livre en convoque un autre. Lire c’est relire. D’autres personnages surgissaient, jetés dans les mêmes bourrasques. Par exemple Liquidation d’Imre Kertez, quand s’allument les bougies du souvenir, Place des Héros. Un livre, c’est comme une ville. On l’a déjà lu quelque part.

Les Soviétiques nous ont libérés, dit le guide qui fait visiter la synagogue, mais ils ont oublié pendant quarante ans de partir. Alors maintenant c’est mieux ? Oui, mais il faut payer pour tout. C’est vrai que sous la férule soviétique, on vivait les uns sur les autres, et on était surveillé. Si vous fautiez, c’était le conseil de discipline. On risquait la prison, voire l’exécution. Et chacun était à la merci d’une dénonciation. Sur des racontars de Blanka, l’écervelée, Balint, devenu médecin, est muté hors de Budapest. Il aurait eu de nombreuses aventures sexuelles au sein même de l’hôpital. Et la morale, alors ! Mais c’est lui qui sauvera Blanka, dénoncée à son tour pour turpitudes.

Le guide est un beau garçon, chapeau noir, costume noir, boucle à l’oreille. Les Juifs étaient tellement intégrés à la population que nous avons tous de la famille juive, me dit une Hongroise rousse aux yeux perdus.
Une merveille, cette synagogue ; on se croirait... dans une église. Dorures, cristal, marqueteries, et même un orgue qu’un Chrétien vient jouer le samedi, jour du shabbat. Construite dans un style mauresque, c’est la plus grande synagogue d’Europe. Ce serait la plus grande du monde s’il n’y avait le Temple Emanu-El à New York. Ici on prie sûrement, on se souvient, mais surtout on respire. Fini la peur, la honte, les poumons s’élargissent sous l’immense voûte. Etrange monument commémoratif en forme de saule pleureur, dans le jardin du souvenir, jardin Raoul Wallenberg. A l’arbre sont accrochées des petites feuilles de métal argentées comme autant de vies frissonnantes avec, gravé sur chaque feuille, le nom d’une victime du nazisme.
Quant à la Basilique, toute en marbre et en mosaïques, elle est consacrée à Saint-Etienne, silhouette blanche rayonnant sur l’autel, le roi qui a converti les Hongrois au catholicisme. Car il y a un millénaire à peine, les Hongrois étaient païens !

A l’Opéra, vaguement inspiré de ceux de Paris et de New York, j’assiste à une représentation de La bohème, pleine d’entrain. Les interprètes, en majorité hongrois, déclament en italien ce mélodrame dont l’action se situe dans le Paris du dix-neuvième siècle. Des surtitres en hongrois permettent aux autochtones de s’y retrouver. J’aime qu’ici au moins, on ne privilégie pas forcément le touriste.
Liszt s’est produit dans ces lieux, Brahms également. La Hongrie, Brahms la connaissait déjà par le violoniste Remenyi, son acolyte des premières années, réfugié en Allemagne après le printemps sanglant de 1849, quand l’Autriche avait écrasé la révolte magyare. Remenyi devait amener Brahms à un autre violoniste hongrois, Joseph Joachim, qui jouerait un rôle primordial dans sa vie. D’où les fameuses Danses hongroises.

Le petit métropolitain est une chose ravissante, avec ses faïences, surtout si vous le prenez juste devant le café Gerbeaud, en direction des bains Széchényi, immeuble néobaroque, couleur jaune. Les bains sont l’une des curiosités de la ville. Faut-il payer pour voir ? Voir la vapeur sortir des eaux ?

On peut aussi prendre le tram brinquebalant qui court le long du Danube, ou encore arpenter le pont Elisabeth pour rejoindre Buda et son funiculaire. Mais voilà que tombent de grosses gouttes. En une minute, c’est la tempête. Le Danube s’affole, les parapluies se retournent, je me plaque contre la pierre.

Suis-je vraiment allée à Budapest ? Il me faut une preuve. Lors d’une dernière promenade, je tends mon portable à un jeune Asiatique qui passe par là avec sa famille. Il n’aura qu’à appuyer sur ok. Je m’adosse à la muraille, la colline de Buda, s’élevant derrière moi. Le garçon s’exécute. La photo, en contre jour, ne montre pas une femme, seulement une vague forme humaine. Le jeune Asiatique semble déçu pour moi, Au moins je fais tache dans l’espace, avec une drôle de mèche au milieu du crâne que le vent hérisse en virgule contre la rive opposée. J’y étais.

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