Toute petite fille un tantinet perspicace vous le confirmera : les habitants du pays des merveilles ont de sérieux problèmes d’emploi du temps. Le lapin blanc a beau se presser et stresser, il est toujours en retard ; mais le lièvre de mars et le chapelier fou sont bloqués comme deux dépressifs en permanence à l’heure du thé : il est toujours dix-huit heures pour eux. Quant à la reine rouge, de l’autre côté du miroir, elle ne cesse de se déplacer à toute vitesse et dans tous les sens pour pouvoir rester à la même place. Pourtant le chapelier fou sait que, si on est en bons termes avec lui, le Temps fait tout ce que l’on veut ; et il enseigne à Alice, attentive, que les aiguilles peuvent tourner en un clin d’oeil de neuf heures à une heure et demi si une petite fille ne veut pas suivre sa leçon ; cependant, chantant devant la reine, et cette dernière estimant qu’il massacrait le temps, ce dernier s’est arrêté à jamais pour lui à l’heure du thé. Les seuls épargnés par le temps du pays des merveilles ou de l’autre côté du miroir sont le chat de Cheshire et Humpty Dumpty : l’un parce qu’il pratique l’art de disparaître et l’indifférence humoristique aux jeux de société des hommes (le chat de Cheshire est un genre de dandy) ; l’autre parce que, anarchiste couronné, il nomme les choses comme bon lui semble et fête en permanence son non-anniversaire, manifestant ainsi la plus grande liberté à l’égard du calendrier.
- Alice Liddell
Lewis Carroll prévient ainsi petites filles et lecteurs (et tout lecteur de Lewis Carroll est, en puissance, une petite fille) : il ne s’agit pas d’apprendre à s’adapter au monde des adultes, comme dans n’importe quel vulgaire livre de propagande, qu’on appelle parfois contes pour enfants, mais de savoir comment lui résister. Les livres de Lewis Carroll sont des ouvrages sérieux, à mi-chemin du traité stratégique et de l’art d’aimer, destinés aux petites filles pour les former comme une armée efficace pour le rétablissement de l’ordre des fées. Si Antonin Artaud en a tant voulu à Lewis Carroll ("Jabberwocky n’est qu’un plagiat édulcoré et sans accent d’une oeuvre par moi écrite et qu’on a fait disparaître de telle sorte que moi-même je sais à peine ce qu’il y a dedans."), c’est parce que comme lui, et avant lui, il a confectionné des livres qui sont des armes contre un monde inacceptable. Le lapin blanc est un médiocre salary man qui ne doit pas nous servir d’exemple, cible privilégié des horaires horribles, esclave des sociétés modernes ; mais déprimer d’être un inadapté comme ces marginaux pathétiques que sont le chapelier fou et le lièvre de mars est également la preuve manifeste d’une servitude inacceptable à l’égard du temps officiel. Le pays des merveilles est sans merci. Les hommes comme Lewis Carroll y sont réduits au rôle quichottesque de cavaliers blancs, créateurs de choses qui ne peuvent servir à rien (mais n’est-ce pas une assez jolie définition de l’insubordination ?). Derrière toute course au pouvoir (telle la course au Caucus qui est une entourloupe, une manière de faire tourner le peuple en rond), derrière toute ambition, il y a un sacrifice conséquent à la clé : celui de notre rapport singulier au temps, celui de notre art de vivre. L’homme est un animal qui ne sait pas s’adapter sans disjoncter. Les adultes ont de sérieux problèmes de tempo, vivent à un rythme qui n’est pas le leur, ne saisissent pas les subtils écarts qui permettent de se mouvoir librement dans le temps comme dans notre élément. C’est un des mystères les plus tristes de la conscience que la vie se déroule subjectivement de plus en plus schématiquement - et donc rapidement - à mesure que l’on vieillit et s’adapte à un tempo commun, moyen, sur lequel on évalue des écarts (divertissement, ennui) : les éléments vécus se synthétisent d’avantage, toute durée s’abrège pour faciliter notre transport psychique en tant que véhicule de travail, et toute chose semble toujours moins riche en aspérités et en volumes. Tout finit toujours par nous rappeler quelque chose. Les vieillards sont d’autant plus prompts à ne plus s’étonner de rien, à établir d’arbitraires rapprochements entre ce qu’ils ont vécu et ce que d’autres vivent, qu’ils aboutissent généralement à la conclusion suivante : " De toutes manières, tout est pourri et les gens ne pensent qu’à eux-mêmes", proposition que l’on est en droit d’estimer non seulement particulièrement pauvre mais également hautement contestable, et qui est le résultat habituel d’une vie passer, hélas, à en baver.
Comme le dit joliment André Breton, Lewis Carroll est un maître d’école buissonnière (on peut lui retourner le compliment, contre les accusations habituelles de papisme et de terrorisme) ; et c’est à travers cette fonction qu’il est capable de se mouvoir singulièrement dans le temps, et d’en savourer toute l’épaisseur, à travers ces multiples promenades, goûters, soirées au théâtre et séances photos qu’il partage avec des petites filles. Enfant, le temps semble presque infini, extensible à l’envie. De fait, il est incomparablement plus long que ce que nous percevons à travers le filtre synthétique, abrégé, de notre conscience d’adulte ; et la preuve est dans la durée subjective des rêves, pouvant s’étaler sur plusieurs années pendant la temporalité officielle d’une seule nuit : Tout homme est une petite fille quand il rêve, innocent et cruel, tenant le cercle des heures comme un bouquet entre ses mains. Les journées s’écoulent avec langueur, le moindre événement est susceptible de prendre des dimensions monumentales. Il y a plus de différence entre deux insectes dans la conscience enfantine qu’entre deux hommes dans la conscience d’un adulte. " Rien de nouveau sous le soleil " est une parole d’adulte presque archétypique. Les enfants et les adultes ne vivent pas dans les mêmes mondes. Ceux de l’enfant ne cessent de se métamorphoser, et lui-même change sans cesse, sent son corps grandir et rapetisser, et son identité bifurquer avec le masque qu’il s’apprête à porter. Alice devrait toujours se conjuguer au pluriel.
- Alice liddell photographiée par Lewis Caroll
L’enfance n’est pas donnée à tout le monde, même si tout le monde peut éventuellement la déceler en soi comme un réservoir infini de paradoxes logiques qui détruisent notre sens commun, un modus operandi d’amour innocent et cruel et une méthode pour rétablir une relation au temps qui s’accorde d’avantage avec notre inconscient et notre corps que la conscience de sujet dont laquelle on s’est arbitrairement drapé. Ce réservoir d’enfance, Lewis Carroll l’a trouvé, très tôt, à vingt-trois ans, lors de sa rencontre avec Alice Liddell ; et cette insouciance s’est transmuée en prise de conscience lorsque cette dernière lui dit, de la pomme qu’elle tenait dans sa main droite, qu’elle serait également dans sa main droite si elle se trouvait de l’autre côté du miroir. Seul un adulte croit que, de l’autre côté du miroir, la pomme se trouve dans sa main gauche. Seul un adulte croit que l’autre monde pourrait le changer d’un ciel, alors que l’immanence magique présuppose une disponibilité et une équivalence de l’autre monde au nôtre, un incessant va-et-vient entre les deux côtés du miroir qui transforme notre terre en un immense terrain de jeu, comprenant tous les possibles, permettant toutes les compréhensions. Ce qu’on nomme improprement expérience et que les hommes tirent de l’âge et de la maturité est l’amère victoire de la conscience dialectique et synthétique sur la découverte de toutes les aspérités qui font la joie incommensurable de l’enfance. Ce n’est pas étonnant que le surhomme nietzschéen soit un enfant qui danse (il aurait dû dire une petite fille) : car l’enfant vit de plain-pied dans le chaos du réel, chaos compris ici non comme désordre mais comme abîme séparant irrémédiablement chaque chose de sa ressemblante, perception de la différence infinitésimale qui contredit formellement la notion d’identité, découverte des paradoxes qui font et défont sans cesse notre rapport au monde et au corps et nous ouvre au temps incommensurable, au grand temps qui nous est donné à chaque instant.
Que voit la petite fille ? Alice, par exemple, ne s’étonne pas de voir un lapin blanc courir ou parler, mais regarder l’heure, cet acte de pire servitude ; l’ensemble du pays des merveilles lui semble soumis à un projet commun abject et ridicule dans lequel le raisonnement le plus étroit coïncide avec l’irrationalité la plus patente : " C’est vraiment quelque chose d’effarant que la manière dont toutes ces créatures raisonnent. Il y a là de quoi vous rendre folle ". Ce cauchemar a heureusement une fin : lorsqu’elle balance les juges et jurés du tribunal comme un vulgaire jeu de cartes, et se réveille le visage recouvert de feuilles mortes. En faisant remonter la supposée profondeur du pouvoir à la surface, en la traitant comme un jeu de cartes plutôt que de s’enfoncer dans les méandres labyrinthiques de la conspiration paranoïaque, Alice est alors en mesure de s’en déprendre et de réserver son attention à ce qui compte : l’amour, la liberté, la poésie. Les petites filles raffolent de poésie. Elles en écrivent souvent de bien plus belles que les adultes. Elles mentent moins.
Il n’est pas difficile de remarquer qu’une frontière sépare nettement deux types de rapport au langage et à la pensée au sein de ce corpus provisoirement intitulé " littérature ", " art " ou " philosophie " : un rapport au langage qui tend vers la responsabilité ou la maturité, orienté vers le modèle homérique de l’homme adulte ; et un autre qui tente de donner pleinement raison à l’enfance et à l’insouciance, y découvrant une inépuisable matière à penser qui permet au récepteur d’explorer de nouvelles manières de vivre : de D. A. F. de Sade à Fabrice J. Petitjean, de Paolo Ucello à Nicolas Nakamoto, de Mozart aux Beatles, de Out one à Twin Peaks, les grandes oeuvres poétiques (littéraires, picturales, musicales, audiovisuelles) sont des espèces de jeux d’enfants, innocents et cruels, créés comme des jouets destinés à réjouir les petites filles du monde entier. L’enfance n’est pas un âge de la vie. L’enfance est une manière d’être qui nécessite l’acquisition d’une stratégie particulière : il faut poser l’autre monde comme parallèle au nôtre et disponible depuis celui-ci, puis faire remonter toute prétendue profondeur à la surface et dévisager tout pouvoir, laisser glisser les projets ou engagement divers sur cette surface et évaluer leurs intensités à travers l’amour fou, le hasard et l’humour, rendre au temps sa véritable dimension et remettre la conscience à sa place en l’empêchant de dépasser les limites de sa juridiction. Ainsi compris, l’enfance est le sens de l’art. L’art doit nous apprendre à voir des choses que nous ne voyions pas auparavant. L’art est là pour poser cette question : Que voit la petite fille ?