La Revue des Ressources

Seppuku 

lundi 30 novembre 2009, par Emmanuel Steiner

« Il ne craignait absolument pas la mort. Il n’avait plus sa place parmi les hommes. Et il se mit à marcher comme quelqu’un qui n’avait plus d’endroit où aller et qui allait prendre comme ultime chemin celui qui conduisait en haut de la falaise. »

Inoue Yasushi, La mort, l’amour et les vagues

« Je découvris que la voie du samurai c’est la mort. Tenu de choisir entre la mort et la vie, choisis sans hésiter la mort. Rien n’est plus simple. Rassemble ton courage et agis. »

Yamamoto Tsunetomo, Hagakure

« La mort par l’épée ou l’éventration comme degré ultime de l’apprentissage de la perfection »

Mishima Yukio, Le Japon moderne et l’éthique samurai

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depuis quelques instants, Zimmermann se sent enfin tel un samurai, depuis qu’il a acheté ce long coutelas japonais qu’il porte sous la ceinture tel un totem, et dont la lame froide, finement aiguisée, repose contre son abdomen qu’elle transpercera dans trois jours, seppuku, seppuku

dans trois jours, sa décision est prise, il vivra encore trois jours avant de se donner la mort, cela lui semble être le délai idéal, bien que non explicable, au terme duquel il fera seppuku à l’aide de son long coutelas japonais

dans trois jours, la fine lame perforera sa paroi ventrale, déchirera le tissu de ses muscles où elle s’enfoncera en tournant sur elle-même, puis suivra une ligne horizontale, avant de remonter d’un geste brusque qui découpera ses intestins

cette exécution apparaît à Zimmermann comme l’œuvre d’art idéale, lui au centre de ce tableau si accompli, rien ne saurait être plus élevé, ni soutenir la comparaison avec elle

trois jours pour goûter la splendeur de cette exécution à venir, il va pouvoir se délecter en pensée de chaque seconde qui l’en sépare, il n’a qu’à sentir la lame froide du long coutelas japonais contre son abdomen pour s’imaginer cette œuvre si parfaite

2

Zimmermann avance au hasard des rues, au milieu de la foule, il cherche un endroit où mourir, une chambre funéraire en quelque sorte, afin de faire seppuku, seppuku

il s’arrête finalement devant la façade blanche, éthérée, d’un grand hôtel qui lui convient, il décide d’y entrer sans qu’il y ait de raison particulière à cela, il n’y a vécu aucune histoire par le passé, aucune femme n’y est venue avec lui, non, seul le hasard a voulu qu’il s’engage dans cette rue banale

Zimmermann entre dans le hall, et accepte la première chambre qu’on lui propose sans même demander à la visiter, là encore le hasard doit choisir pour lui, qui se doit d’être aussi impersonnel que cet endroit, il n’agira qu’avec son long coutelas japonais, ce sera là sa seule action

il refuse d’être accompagné par le garçon, prend l’ascenseur et monte au troisième étage, chambre 311, où il retire avec précaution le long coutelas japonais à la fine lame, qui glisse lentement le long de son abdomen, et qu’il dépose sur la table

depuis deux jours qu’il a quitté son domicile, Zimmermann a pris des trains, des correspondances, marché au hasard jusqu’à atteindre cette ville sans grand intérêt, autrement dit la ville idéale pour faire seppuku, seppuku

3

Zimmermann observe son visage émacié dans la glace de la salle de bain, puis porte son regard autour de lui, dans cette chambre d’hôtel qui lui semble en tout point conforme à ce qu’il pouvait en attendre, n’ayant rien que de très banal, en temps normal elle n’inspirerait aucun désir, pas même celui de s’y suicider

il savait que cette chambre conviendrait, fatalement, quelle chambre pourrait ne pas convenir à quelqu’un qui vient y mourir, pour lui, le lieu de son suicide n’a tout simplement aucune importance, c’est pourquoi il a choisi cet hôtel, comme il aurait pu en choisir un autre, mais maintenant son choix est arrêté, et ces murs seront bientôt couverts de son propre sang

cette chambre lui apparaît bel et bien comme une stèle funéraire, et ce lit comme la sépulture à l’intérieur de laquelle il reposera bientôt, son long coutelas japonais enfoncé dans le ventre, et cela est important, en fait, car cela lui permet de se représenter intérieurement cette image de sa propre mort, découpée dans un espace défini

cette image l’apaise, elle est cette représentation de lui à laquelle il peut désormais se rattacher à chaque instant, et qu’il ne lui reste plus qu’à mettre à exécution

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Zimmermann retire un à un ses vêtements, les dépose sur la chaise, puis entre dans la douche où il demeure longuement sous le filet d’eau brûlante

les cheveux mouillés, assis sur une serviette blanche étendue sur le lit, il réalise que c’est là, dans trois jours, qu’il s’ouvrira le ventre à l’aide de son long coutelas japonais, et que tout son sang se répandra, seppuku, seppuku

il noue la serviette autour de sa taille, puis pénètre à nouveau à l’intérieur de la salle de bain afin de se raser, la fine lame est très tentante, ainsi posée sur l’artère de son cou, il aimerait la tailler d’un coup, et voir son sang gicler comme un geyser sur la glace

mais le moment n’est pas encore venu, et puis le rituel choisi n’est pas celui-ci, il doit s’en tenir à ce qu’il a décidé, afin d’exécuter chaque ligne de son plan tel un samurai

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sorti de l’hôtel, Zimmermann réfléchit un instant à la direction à emprunter, aux quartiers, aux monuments qu’il aimerait voir avant de mourir, mais rien ne lui vient à l’esprit, aussi décide-t-il de marcher au hasard

il n’y a plus rien de beau, cette étendue d’eau, cette esplanade devant laquelle il passe, le sourire de cette jeune fille, ces images sont comme vidées de leur substance, en temps normal il les aurait trouvé belles, mais maintenant toute chose lui paraît superficielle, il en perçoit le degré de beauté, mais comme à distance, surface polie n’ayant plus de raison d’être

il avait toujours pensé qu’atteint, par exemple, d’une maladie incurable, il regarderait le monde autrement, qu’il éprouverait à nouveau la beauté première des choses, ou du moins d’une façon réinventée

et bien non, maintenant qu’il se sait condamné, il regarde tout avec le même regard que d’habitude, indifférent à tous les paysages ou monuments qui défilent devant lui, sans saveur particulière du fait qu’il les voit pour la dernière fois

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pris par un certain désespoir, Zimmermann descend au milieu de la chaussée emplie de véhicules, à l’heure de pointe, et marche sans penser à rien, aucunement grisé par cette prise de risque, il ne ressent pas le désir de trouver la mort, mais simplement de se laisser porter par ses pas

se heurter à l’acier froid, le sentir épouser la courbe de sa peau, finement découpée par l’arête tranchante du véhicule qui va venir le percuter

attendre le contact sourd, violent, le chercher tel un taureau au milieu de l’arène, puis attendre la pique ultime du torero, voir le sang gicler, le corps déchiqueté qui s’abat sur le bitume

de stridents coups de klaxon le ramènent à lui, il remonte sur le trottoir, s’excuse vaguement d’un geste de la main, puis encaisse les diverses insultes provenant de chauffeurs excédés

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Zimmermann rentre rapidement à l’hôtel, afin de ne plus se laisser happer par toutes les tentations de la ville, mais rester seul face au long coutelas japonais, se donner la mort lui-même et non la subir bêtement, voilà l’épreuve qu’il a choisi de s’imposer, ce qui s’avère beaucoup plus difficile

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Zimmermann, épuisé, a envie de dormir, mais ce n’est pas pour cette raison qu’il est rentré à l’hôtel, et puis cela ne lui servirait à rien, il doit plutôt essayer de comprendre pourquoi il veut mourir, pourquoi cette décision, après tout vaguement irrationnelle, s’est inscrite si puissamment en lui

il réalise alors qu’en se tuant, il va surtout mettre à l’épreuve sa capacité à faire preuve de volonté, lui qui en a peut-être toujours manqué, il va enfin pouvoir, pour la première fois de son existence, ne pas se laisser détourner de son but et accomplir, tel un samurai, la mission qu’il s’est assignée

il comprend peu à peu pourquoi il a choisi de mourir, afin de réaliser enfin quelque chose d’abouti, aussi paradoxal que cela puisse paraître, réussir sa mort, c’est déjà réussir quelque chose dans sa vie, la tenir parfaitement entre ses doigts, voilà qui l’interpelle profondément, même si dans quelques instants toutes ces réflexions lui sembleront vaines, en ce sens qu’il est pour lui ridicule de penser à sa propre mort, des actes, rien que des actes, il se sent las de tout cela, il a l’impression de n’avoir jamais fait que réfléchir, à quoi bon ? mourir, c’est là la seule chose qui l’intéresse, finalement, seppuku, seppuku

oui, sans doute est-ce la principale raison pour laquelle Zimmermann veut en finir, pour ne plus avoir à penser, il voudrait simplement réussir à faire le vide dans sa tête, plus de mots, mais du silence, serait-il possible de vivre ainsi ? non, c’est pourquoi il veut s’ouvrir le ventre, seppuku, seppuku

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Zimmermann s’allonge sur le lit, après trois jours sans dormir, son corps se relâche enfin, et il n’a pas le courage d’aller fermer la porte, ni de ranger précieusement son long coutelas japonais, il est trop tard, déjà ses yeux se ferment

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lorsque Zimmermann se réveille, la chambre d’hôtel se trouve encore plongée dans l’obscurité, il se lève en proie à une interrogation qu’il tourne et retourne dans sa tête depuis plusieurs heures, lui semble-t-il, et qui l’amène à se demander s’il n’est pas venu dans cette ville pour une raison particulière, et donc pas par hasard comme il l’avait tout d’abord pensé

en effet, Sára n’habite-t-elle pas cette ville ? il l’avait presque oublié, mais pas totalement, apparemment, puisqu’il est train de penser à elle en cet instant précis, n’est-il pas venu ici poussé par le désir, certes inconscient, de la revoir une dernière fois avant de faire seppuku ?

non, il ne peut pas croire qu’il puisse être lâche à ce point, qu’il soit venu précisément pour cette raison, et pourtant il ne saurait affirmer le contraire avec conviction, et s’il n’était venu jusqu’ici que pour revoir Sára ?

mais Zimmermann sait bien que cela ne servirait à rien, il sait bien que Sára est la femme de l’amour impossible, tout amour, d’ailleurs, est impossible

il n’a jamais été capable de déclarer à Sára ce qu’il éprouvait, et c’est pour cette raison, précisément, qu’ils n’ont jamais pu se trouver l’un l’autre et vivre cet amour, alors qu’elle est très certainement la femme qui le touche le plus profondément

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sorti de l’hôtel, Zimmermann avance guidé par une idée fixe : revoir Sára une dernière fois avant de faire seppuku, il marche au hasard des rues à sa recherche, il va tomber sur elle, fatalement, elle ne peut pas le laisser ainsi, complètement désemparé

non, elle va venir à lui, ils sont liés par une force invisible, comment pourrait-il partir sans l’avoir croisée à nouveau ? il doit la revoir, avoir une fois de plus la confirmation que l’amour entre eux est impossible, alors seulement il pourra faire seppuku, la lame froide du long coutelas japonais est là, contre son abdomen, pour le lui rappeler

il cherche du regard tant de femmes, si différentes les unes des autres, mais aucune ne ressemble à Sára, il continue de marcher, inlassablement, il est parti sans rien, ni téléphone ni agenda, seulement un peu d’argent, il n’a plus de ses nouvelles depuis plusieurs mois, peut-être a-t-elle changé de ville ? de pays ? peut-être est-elle tout simplement absente ? ou bien chez elle, ou au bureau ? comment pourrait-il la croiser par hasard dans cette ville si vaste, une telle coïncidence ne peut pas se produire, il n’a plus qu’à rentrer à l’hôtel et attendre patiemment le lendemain, seppuku, seppuku

hagard, il s’arrête de marcher et réalise qu’il ne reverra jamais Sára, quelle absurdité d’avoir pu croire qu’il la reverrait aujourd’hui, avant de faire seppuku, il fallait vraiment être naïf pour avoir une telle certitude

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le pas lourd, harassé, Zimmermann se fraie un chemin à travers la foule en direction de l’hôtel, il n’a plus le moindre espoir, pourquoi d’ailleurs attendre demain pour en finir ? pourquoi pas ce soir ?

mais en même temps, il ne veut pas modifier son programme, attendre est une souffrance supplémentaire alors que le désir de mourir est si fort, c’est également une façon d’éprouver sa volonté en se retenant de faire seppuku dès ce soir

mais comment occuper cette dernière soirée ? quelle nouvelle torture va-t-il devoir s’infliger ? là encore, Zimmermann pensait que ce serait un événement dont il voudrait profiter pleinement, mais c’est exactement le contraire qui se produit, là où mille désirs auraient dû surgir, non seulement rien ne lui vient à l’esprit, mais pire encore, il n’a réellement aucune envie, y compris celle de posséder le corps d’une femme, il n’a plus la tête à cela depuis longtemps déjà, désormais, il n’a plus qu’une obsession : enfoncer le long coutelas japonais dans sa paroi abdominale, tourner la lame sur elle-même, et remonter en une ligne verticale

attendre, c’est là la torture suprême, ne pas pouvoir mettre son plan à exécution, tourner et retourner cette pensée dans sa tête, voilà qui marque l’effondrement de ses dernières capacités intellectuelles

Zimmermann n’arrive pas à dormir, il est impatient d’être au lendemain, l’image de son seppuku revient inlassablement devant ses yeux, il n’a plus la force d’attendre

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enfermé toute la journée dans sa chambre, Zimmermann ne veut pas être dérangé, le panneau accroché à la porte, do not disturb, il a laissé un message à la réception et coupé le téléphone

il s’apprête à procéder au rituel, l’impatience le ronge : par où commencer ? il pénètre dans la douche, se frotte avec le savon, puis se rince et s’essuie avec la grande serviette blanche

nu devant la glace, Zimmermann étale la mousse et applique la lame affûtée du rasoir contre sa joue tendue, avant de se rincer le visage sous un filet d’eau brûlante

il s’essuie les joues, applique la serviette pour atténuer le feu du rasoir, et puis ? et puis ? il enfile son pantalon, rentre sa chemise blanche et attend le soir

la fiole de whisky posée devant lui, il n’a plus qu’à boire pour se donner du courage, le liquide brûlant coule dans sa gorge en feu, tout comme ses joues, il pousse un râle et boit une longue rasade, encore, encore, Zimmermann

il lui semble tout de même étrange de penser que ce whisky brûlant, descendu dans ses intestins, se répandra comme son sang sur la serviette, une fois la lame du long coutelas japonais enfoncée dans son ventre

de même qu’il lui semble étrange de penser qu’il devra accomplir seul ce rituel, en effet, nul assistant ne sera là pour lui trancher la tête au moment où la souffrance sera trop insupportable, il devra mourir lentement, aller au bout de ce supplice qu’il va s’infliger à lui-même

encore une rasade, Zimmermann, le whisky brûlant descend lentement le long de sa trachée et se répand dans ses artères, voilà, il se sent prêt, il saisit le long coutelas japonais et s’assoit en tailleur sur le lit

il regarde cette lame qui va perforer son abdomen, mais vérifie d’abord qu’elle soit bien aiguisée, le doigt tailladé, le sang perle aussitôt, goutte à goutte

la longue lame devant lui, il la fait pénétrer dans l’abdomen, crac, la fait tourner en arc de cercle puis taille en travers, seppuku, seppuku, il repousse avec la lame les intestins qui remontent, élastiques, les taille à la verticale, crac, le ventre s’ouvre, ses intestins tombent sur la serviette, Zimm, Zimm, il remonte d’un cran, encore un effort, Zimmer, aller jusqu’au bout, il remonte le coutelas plus haut sous sa poitrine, même s’il n’a plus de force, plus haut, han, de la graisse suinte sur la lame, le sang gicle, fûûûttt, tout est rouge par terre, la serviette, Zimmermann, le coutelas remonté à la verticale, seppuku, seppuku

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