Quelle incongruité d’évoquer, en ce début d’été 2011, un été de l’amour !
Quelle provocation de parler d’amour en ce temps où la guerre du tous contre tous pour la survie semble un horizon indépassable…
Quelle banalité si c’est pour contribuer au spectacle d’un monde copyrighté et trade-marké où les corps ne s’appartiennent plus.
Sauf vos réserves, nous espérons vivement faire entendre, dans la banalité, ce qui nous réunit ; provoquer la réflexion et secouer le joug du conformisme. Mais, oui, la référence au bel été californien de 1967, que vous avez peut-être connu, apogée de la contre-culture hippie, est d’ordre incantatoire…
Durant les deux premières semaines de ce mois de juillet 2011, nous pourrions lire quelques belles pages, voire des romans entiers, parmi les œuvres qui ont contribué à façonner nos conceptions de l’amour. Bien sûr, les absentes nous manqueront, mais le plaisir de lire ou de relire emportera ces regrets.
Dans leurs grandes lignes, les conceptions de l’amour qui ont prévalu et prévalent encore en nos esprits plongent dans un passé lointain, un passé surtout culturel – il ne sera qu’indirectement question de biologie. Dans ce monde eurasiatique qu’on pourrait appeler indo-européen pour l’occasion, prévaut depuis la plus haute antiquité une idée selon laquelle la pluralité des êtres peuvent, par l’Éros – ou quel que soit son nom – s’élever jusqu’à l’unité.
C’est ce que Platon, dans Phèdre et le Banquet (-380), que nous vous présenterons, a repris d’un vaste fonds attesté aussi bien chez les Celtes que chez les Iraniens. Cette conception de l’amour comme désir sans fin, comme frustration aussi bien, Ovide en parlera longuement dans ses Amours (-15). Mais à cette époque, l’amour est la plupart du temps conçu comme la satisfaction du désir physique, et la passion aux relents mortels et délirants n’y est pas valorisée.
Quoi qu’on en pense, il faut bien admettre que notre conception de l’amour a été fortement marquée par le christianisme qui, à Éros, a opposé Agapè , c’est-à-dire au Banquet érotique a substitué le festin fraternel, la Cène. Car, si Éros veut l’union, la fusion des êtres dans l’unité supérieure, « Agapè ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. ‘Dieu est au ciel, et toi tu es sur terre’ », rappelle Denis de Rougemont. Pas d’union possible autre que la communion entre êtres humains pour atteindre Dieu.
« Si l’ Agapè reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’ Éros n’a pas de prochain – n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens – historiquement les peuples d’Occident – ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?
Or l’histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé. » (L’Amour et l’Occident, 1938)
Pour Denis de Rougemont, les tendances païennes refoulées à partir de Constantin, qui imposa le christianisme à tous les peuples d’Occident, se sont exprimées à travers l’amour-passion, une forme terrestre du culte de l’Éros qui envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage. Tout cela ne put se faire que de façon cachée, par les hérésies, par la littérature des troubadours (qui puisaient leur inspiration en Orient – voir les travaux de Robert Lafont et Henri Corbin) et des trouvères (dans le fonds celtique). La raison du succès des histoires d’amours adultères est à chercher là. La courtoisie et le retour du refoulé païen ont donné naissance au Roman, célébration de l’obstacle constitué par le mariage, et dont le mythe de Tristan – dont nous présenterons la version de Joseph Bédier Le roman de Tristan et Iseut (1900) – reste l’archétype littéraire décliné à l’infini jusqu’à nos jours.
La première attestation d’un couple d’amants passionnés est celle d’Héloïse et Abélard, qui se rencontrèrent en 1118. Le célèbre roman de Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) permet de mesurer l’évolution de l’amour-passion, de même, au siècle suivant, que la nouvelle de Mérimée Carmen (1847) et l’opéra de Bizet laissent violemment sourdre l’Éros païen grâce à l’élément oriental (africain disait Nietzsche). Mais auparavant, vous aurez pu lire ce chef-d’oeuvre paru, aussi, en 1847, qu’est le roman d’Emily Brontë Les Hauts de Hurlevent .
Évidemment, toute la production culturelle n’est pas resté enfermée dans cette équivoque, l’hédonisme moderne à travers les expériences libertaires et la revendication féminine du désir ont influé nettement sur ces schémas. La célébration, dans son recueil éponyme, de Sapho (1909) par Renée Vivien ou le parcours amoureux de Colette – dont vous pourrez lire Chéri (1920) – ou, plus près de nous encore, les revendications de l’amour libre et des amours multiples en écho (entre autres et pour revenir à nos premières considérations) à la contre-culture hippie, sont des voies ouvertes aux contemporains.
Pour finir en musique, quelques chansons de cette contre-culture qui – quoi qu’en aient certains et des plus vilains – irrigue encore, depuis le Summer of Love ’67 , nos esprits et émeut nos corps !
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