- Tu l’as appelé ?
- Non, je vais le faire.
Je finis de débarrasser la table et pose les assiettes sur le rebord de l’évier. Anne en prend une sans me regarder et la fait glisser sous le jet du robinet.
- C’est peut-être un peu tôt... dis-je, sans grand espoir.
- Il faut qu’il le sache maintenant. Il risque de t’en vouloir, plus tard.
Je hoche la tête. Elle a raison. Ce n’est pas toujours le cas, mais là, je dois bien l’admettre. En revenant dans le salon, je m’aperçois que c’est l’heure des informations. Je m’installe, le regard prêt à engouffrer les trente minutes d’horreurs locales et internationales.
Anne s’installe bientôt à côté de moi. Elle pose sa main mouillée sur ma cuisse, sans dire un mot. Je sens la pression affectueuse de ses doigts et je pose à mon tour ma main sur la sienne. Nous restons ainsi jusqu’à la météo.
Je fais mine de me lever. Elle me retient un instant par le pull.
- Si tu veux, tu peux l’appeler demain. Un jour, ça ne fait pas une grande différence...
- Non, demain, ça sera pareil. Autant le faire maintenant.
Mais au lieu de me diriger vers le téléphone, je contemple les premières minutes du film du samedi soir sur le câble. Un Clint Eastwood. Mon acteur préféré. Je reste immobile un petit moment, jusqu’à ce que je sente Anne me tirer à nouveau par le pull.
- Assieds-toi. Tu seras plus confortable.
Ça doit faire la dixième fois que je vois ce film, mais c’est justement ce qui me plaît ce soir. Cela donne à la soirée un côté familier et éternel. Ce bon vieux Clint. Mon ange gardien.
Le film se termine.
- Tu veux une tisane ? me demande Anne.
J’acquiesce. Encore un rituel qui nous accroche à notre vie. Je n’aurais jamais cru que j’aurais un jour considéré une infusion à la camomille sous cet angle.
- Je vais la préparer.
Anne disparaît dans la cuisine. Je souffle un grand coup, me lève et me dirige vers le téléphone. En composant le numéro de mon fils, je sens comme un petit décrochage dans la poitrine.
J’attends quelques secondes, mais il ne décroche pas. Je repose le combiné, soulagé.
- Il n’est pas chez lui ! je crie à Anne, toujours dans la cuisine.
- C’est normal, me répond-elle sur le même ton. On est samedi. Il doit être sorti. Essaie son portable.
Oui, je n’avais pas pensé à ça. Au week-end. A la fête après le boulot, dont mon fils est un grand spécialiste. Je le soupçonne même de rester à Glasgow à cause de l’excellente bière écossaise... Mes doigts pianotent sur les touches. La sonnerie, interminable. Mon cœur bat à tout rompre. Je m’attends à entendre le message électronique de sa boîte vocale, mais c’est sa voix qui répond. Il y a un brouhaha indescriptible en bruit de fond. Il doit être dans un pub.
- Yes ?
- Salut, fiston, c’est ton vieux père !
- Oh salut, papa ! Tu peux parler plus fort ? Je suis au pub et je n’entends pas très bien...
Je hausse la voix d’un ton, comme convenu.
- Heu, ça va à Glasgow ?
- Hein ?
Je répète ma question. D’une oreille distraite, je remarque que l’eau siffle dans la cuisine.
- Oui, oui, super... Attends...
Je l’entends qui s’adresse à quelqu’un. Je distingue maintenant de la musique en arrière-fond.
-Euh, papa ? Il y a quelqu’un qui voudrait te parler...
Je suis surpris. Qui veut me parler ? Un de ses amis ? Pourquoi donc ? Une voix joviale résonne à mon oreille. Une voix de jeune femme.
-Oh, hello, sir ! Your son is... Well, your son is a wonderful person, and I’m sure you’re wonderful too...
Elle éclate de rire. La voix de mon fils résonne à nouveau dans le combiné.
- C’est Charlotte... Je voulais vous en parler bientôt, mais j’ai pas encore eu le temps... Vous verrez, elle est très sympa... Super, même !
- Oui, oui, j’en suis sûr... Passez une bonne soirée, alors ! Meilleurs vœux !
Mon fils rigole et raccroche.
Après le chaos, le silence s’installe. Anne sort de la cuisine avec un plateau sur lequel fument deux tasses. Elle me jette un regard interrogateur. Je secoue la tête.
- Il était au pub. Avec sa petite amie, apparemment.
Anne lève les sourcils jusqu’au sommet de son front.
- Sa petite amie ? Comment ça ? Raconte !
Elle disparaît à nouveau dans le salon. Je la suis en repensant à la voix de cette jeune Charlotte. Tellement gaie. Un peu soûle, aussi. Et le ton de mon fils : fier, heureux. Depuis le temps qu’on attendait ça. C’est bête à dire, mais le bonheur des uns, c’est vraiment l’inquiétude des autres. Surtout des parents. Et qu’est-ce que je vais aller lui parler d’une saleté de tumeur à l’estomac quand il a enfin rencontré une fille comme ça ? Hein ? Laissons-lui un peu de temps, qu’il savoure, qu’il en profite. C’est pas tous les jours qu’on tombe sur une fille bien. J’en sais quelque chose.
-Tu viens ? me demande Anne.
-J’arrive, j’arrive.
Comme toujours, j’arrive. Comme toujours, elle m’attend.