La Revue des Ressources

Vanités 

lundi 30 août 2010, par Olivier Favier

« En 1967, je distinguais deux formes, successives et rivales, du pouvoir spectaculaire, la concentrée et la diffuse. L’une et l’autre planaient au-dessus de la société réelle, comme son but et son mensonge. La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel. Une troisième forme s’est constituée depuis, par la combinaison raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire intégré, qui désormais tend à s’imposer mondialement.
La place prédominante qu’ont tenue la Russie et l’Allemagne dans la formation du spectaculaire concentré, et les États-Unis dans celle du spectaculaire diffus, semble avoir appartenu à la France et à l’Italie au moment de la mise en place du spectaculaire intégré, par le jeu d’une série de facteurs historiques communs : rôle important des parti et syndicat staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par un seul parti de gouvernement, nécessité d’en finir avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise. »

Guy Debord, Commentaires à la société du spectacle (1987)

« I will show you dust in a handful of fear. » Ce retournement d’un vers de T.-S. Eliot, qui fait titre à la postface de Poussière, pierre de touche du grand poète romain Carlo Bordini, pourrait bien servir de mot d’ordre, ou mieux de vanité, à l’effondrement rapide, et je le crois inexorable, de deux moments majeurs de la culture occidentale, l’Italie et la France. Force est de constater que, ces dernières années, l’élève a dépassé le maître dans l’indigence politique et la médiocrité télévisuelle qui l’alimente, servies l’une et l’autre par des siècles de domestication colbertienne et de cascade des mépris. La grande nation, après avoir fait grande école de la cour du grand Versailles, retombe aujourd’hui en farce -la tragédie, disons-le, n’aura jamais éveillé aucun dieu. Tel est le destin d’un pays endormi sur la gloire de quatre années de révolution et de deux siècles d’absolutisme, qui peine encore à se repentir d’avoir joint à sa République de citoyens « libre, égale, et fraternelle », un Empire d’autant de « sujets ». Il n’est pas près de le faire du reste pour le million de morts du Rwanda, étrangement oublié de nos belles maisons d’édition, spécialistes autoproclamées d’une découverte qui ne se présente plus guère aux lecteurs que par l’étalage obscène de son chiffre d’affaire. Tous ces « détails » qu’on oublie.

Pendant ce temps, du côté de la douceur de vivre, on se complaît dans le « laboratoire du pire ». Il y a peu, j’ai revu Une journée particulière d’Ettore Scola. J’ai découvert, à ma plus grande surprise, une Alessandra Mussolini de dix-sept ans, changée depuis en modèle pour la grasse égérie de l’extrême droite française. En plus décomplexée, cela va sans dire, car l’Italie a pour elle la grande facilité du verbe. Comment ne pas citer cette petite phrase à ceux qui connaîtront le film -et comme invite à ceux qui veulent le découvrir- une adresse à un député homosexuel de Rifondazione comunista : « Je préfère être fascite que pédé. »
Que s’est-il donc passé depuis le faux miracle des années soixante-dix, les golden seventies de l’émancipation. Cette suite de textes, je l’espère, pourra aider à comprendre, quand il est trop tard bien sûr et que les ours polaires peuvent désormais nager jusqu’au Tropique.

Olivier Favier

Index des articles choisis.

I will show you dust in a handful of fear, par Olivier Favier sur Poussière de Carlo Bordini.

Mensonges en-deça des Alpes, et mensonges au-delà. Entretien d’Olivier Favier avec Fred Vargas sur Cesare Battisti.

Quand la mémoire joue des tours, par Massimo Barone, traduction Juliette Gheerbrant.

Il y aura sûrement, par Andrea di Consoli, traduction Olivier Favier.

Histoire d’une goutte d’eau, par Ascanio Celestini, traduction Juliette Gheerbrant.

Poème à Trotsky, par Carlo Bordini, traduction Olivier Favier.

1 Message

  • Vanités 6 septembre 2010 19:42, par Aliette G. Certhoux

    Édito implacablement juste — du moins le ressent-on comme ça. Mais il y a toujours quelque chose d’autre qui arrive en outre du changement, une part maudite, imprévue, un trop plein du flot qui se déverse et qui révèle autrement le territoire inondé lorsqu’il émerge dévasté une fois le déluge fini. Une autre terre, et d’autres semences, peut-être (l’ours à l’endroit où on ne l’attendait pas, c’est le désordre — est-ce vraiment à bannir ? je pense à la phrase de Brecht empruntée à un physicien et que Baudrillard a souvent citée (elle devait sortir de Dialogues d’exilés (?) qu’il avait traduit avec Badia pour l’Arche) prête à Brecht : "Là où rien n’est à sa place, c’est le désordre ;" — [MAIS] : "là où, à la bonne place, il n’y a rien, c’est l’ordre" (ce qui n’est pas vraiment un "nioque de l’avant-printemps", exit la création qui innove souvent l’imprévu. Je pense que la période des vanités de la renaissance italienne dénote une grande époque de l’humanisme — une grande époque critique. Les derniers Boticelli, toiles de la désolation marquées par l’influence de Savonarole, ne furent pas seulement suivis par les maniérismes mais d’abord par Titien à Venise et de tant d’autres partout en Italie sans que disparût le scepticisme... L’autre philosophie de la religion ce fut Machiavel qui entre 1515 et 1532 écrivit ses deux principaux ouvrages et imagina sans doute une place pour les peuples modernes. D’accord le soleil est déjà mort et le pire c’est qu’on le sache donc le réchauffement... qu’on veut attribuer à l’apocalypse des hommes. Et après ? ! Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir :-) Et tous ces italiens désespérés de l’Italie désertique que vous traduisez sont puissants, inventant une langue magnifique au scalpel pour le dire, et annonciateurs de semences.

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