Lecture. Zazie dans le métro (Raymond Queneau, Gallimard, 1959 ; rééd. in "Œuvres complètes III, Romans II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade n° 530, textes établis et présentés par Paul Gayot ; 1838 p., 67 €).
De la difficulté qu’il y a à choisir tel livre plutôt que tel autre quand on possède une bibliothèque convenablement remplie. Autrement dit, comment répondre à la question : "Qu’et-ce que je vais lire maintenant ?" Pas facile. Il y a d’abord les nouveautés, les achats récents, aussitôt acquis, aussitôt ouvert, aussitôt lu, mais c’est rare. Souvent, les achats interviennent en cours de lecture d’un livre qui en entraîne un suivant et le temps que cet enchaînement prenne fin, la nouveauté a commencé à s’empoussiérer sur l’étagère et a été supplantée par une ou plusieurs autres. Il y a les obligations, les livres reçus pour chronique, là on a des priorités, des délais. Il y a les impératifs professionnels, relire Nadja chaque année avant le cours sur le surréalisme, y trouver de nouveaux itinéraires à explorer. Il y a les enchaînements dont on parlait à l’instant, le Biribi de Dominique Kalifa qui donne envie de lire le Biribi de Georges Darien, la biographie de Narcisse Ancelle qui appelle à se plonger dans la Correspondance de Baudelaire. Il y a les aléas géographiques, en Creuse je lirai Michon, en Grèce je relirais Alexakis, partout je lirais Nicolas Bouvier mais je ne vais jamais nulle part. Il y a les limites physiques : pas de pavés hors vacances, parce qu’il faut les trimballer dans le train. Il y a les livres offerts, et puis tout ce qu’on glane dans les revues, les journaux, dans les conversations, il y a les notuliens aux conseils avisés (oui, MGM, je lirai le Quinzinzinzili de Régis Messac, mais quand ?). Il y a les incontournables, les auteurs qu’on suit de livre en livre, les sagas policières et les lectures homéopathiques mais ininterrompues depuis des années de Proust, Joyce, Kafka, Flaubert... Il y a les notules, à ne pas négliger. Car s’il y a une chose qui me préoccupe lorsque j’ouvre un livre - à part la question de choisir lequel je lirai ensuite, toujours présente - c’est de savoir quelle notule je pourrai en tirer pour le dimanche qui suivra la fermeture du bouquin. Quand je notulais sur les films que je voyais, cela me taraudait tellement que j’en perdais mon plaisir de spectateur, raison pour laquelle j’ai renoncé aux notules cinématographiques et télévisuelles. Pas facile de choisir, donc. A un point tel qu’à un moment donné, j’avais mis au point un algorithme très simple qui me permettait de ne me fier qu’au hasard pour choisir mes lectures : le nombre de lettres de l’auteur et du titre du livre A que j’étais en train de lire commandait le choix du livre B que j’allais lire et ainsi de suite, méthode intéressante pour le suspense induit et la chance ainsi donnée à des titres oubliés, négligés ou pour lesquels j’avais perdu le goût qui me les avait fait acquérir. Cela a duré des années jusqu’à ce que je décide d’y mettre fin. Un jour, je fis ce que tout le monde fait : j’achetai un livre qui me faisait envie et je le lus dans la foulée, plaisir inoubliable. Le lendemain, j’en achetai un autre que je n’eus pas le temps de lire, puis un autre et c’est ainsi que je me retrouvai dans le foutoir que j’essaie aujourd’hui de décrire pour dire ce qui m’a amené à me remettre à Queneau. Parce que ça fait un moment que ça traîne, Queneau, mais sans que je réussisse à passer le pas. Peur de ne pas y retrouver le plaisir de la première lecture (1975 tout de même pour Zazie), peur déjà exprimée dans une notule de novembre 2004 : "C’est à cause d’études de ce genre [il s’agissait à l’époque d’une intervention au séminaire Perec] que je n’ose pas relire Queneau : j’ai eu l’impression, à lire et à entendre certains spécialistes, que le plaisir pris lors d’une première et jeune lecture de Queneau était en quelque sorte condamnable, que l’on se trompait si on le lisait en souriant..." Pour que je reprenne Queneau, il a fallu une conversation toute bête samedi soir, Lucie qui parlait d’un de ses condisciples surnommé Douki. Douki, Douki, de Douki à Doukipudonktan, le premier "mot" de Zazie dans le métro, il n’y avait qu’un pas et j’avais à peine plié ma serviette que j’étais en compagnie de Zazie et de tonton Gabriel. Avec un plaisir intact, le même qu’à la première lecture enrichi par quelques connaissances acquises depuis et facilitées par cette édition savante. Bien sûr, il y a Joyce, Shakespeare, Hegel et bien d’autres dans Zazie mais il y a aussi Les trois orfèvres et des tas d’inventions sacrément poilantes. "Il n’ya pas que la rigolade, il y a aussi l’art", dit Gabriel, mais la formule est à double sens. Queneau, j’en suis maintenant convaincu, se plie à tout lecteur, ce en quoi il rejoint Perec. Pas besoin de connaître les autobiographèmes pour déguster La Vie mode d’emploi, pas besoin de la lecture évangélique d’Henri Diament pour goûter Zazie dans le métro même si bien sûr ce sont deux textes qui valent aussi par la multitude des pistes d’étude qu’ils offrent. Pour Queneau, on pourra par exemple suivre la direction "fiction dans la fiction" récemment remise à l’honneur par les travaux du Collège de ’Pataphysique en partant de cette méditation de Gabriel : "Paris n’est qu’un songe, Gabriel n’est qu’un rêve (charmant), Zazie le songe d’un rêve (ou d’un cauchemar) et toute cette histoire le songe d’un songe, le rêve d’un rêve, à peine plus qu’un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon)". Pour rester dans le domaine pataphysique, on pourra aussi se replonger dans le numéro 27 des Carnets pour une étude topographique de Zazie due à Frédéric Descouturelles intitulée "Maizoukicrêchegaby ?" : on y trouvera tout, de la boutique de Gridoux au banc municipal où Zazie est abordée par Pédro-surplus. Bon maintenant, qu’est-ce que je vais lire ?