Dans la famille Döblin, je demande le fils. Faisons comme Marc [1] commençons par la fin : dans la nuit du 20 au 21 juin 1940, le soldat Wolfgang Döblin abandonne ce qui reste de son régiment français regroupé au col de la Chipotte et se réfugie dans une grange à Housseras, département des Vosges. Au matin, apprenant l’arrivée des Allemands, "il quitte son refuge, pénètre dans la cuisine de la ferme, se dirige rapidement vers le fourneau et y brûle ses papiers", retourne à son abri et se tire une balle dans la tête. "On l’enterre, l’après-midi du 21 juin, dans une fosse creusée près de l’abside de l’église, aux côtés des soldats français et allemands tombés au cours des derniers combats" sous l’intitulé "N° 13, décès d’un soldat inconnu." Au même moment, Alfred Döblin et sa femme cherchent à gagner l’Amérique où ils passeront le reste de la guerre et où ils apprendront la nouvelle de la mort de leur fils le 21 mars 1945. Parvenus au terme de leur vie, ils seront enterrés à ses côtés en 1957.
Housseras, c’est tout près, à trente kilomètres d’ici peut-être, mais je n’y suis jamais allé. Il a fallu la récente lecture de Berlin Alexanderplatz immédiatement suivie de la redécouverte d’une émission de radio consacrée à Wolfgang Döblin diffusée sur France Culture en mars 2008 et que j’avais heureusement préservée dans mes archives pour que j’en arrive à ce livre de Marc Petit. Une biographie qui s’intéresse autant à la figure de Vincent Doeblin, alias Wolfgang Doeblin, né Wolfgang Döblin, qu’au reste de la famille. Les Döblin s’installent à Paris en 1933, après l’incendie du Reichstag et obtiennent la nationalité française en 1936, ce qui explique la présence de deux de leurs enfants dans l’armée française. Auparavant, Wolfgang a suivi les cours de l’Institut Henri-Poincaré, s’est spécialisé dans l’étude des probabilités, un domaine dans lequel il est rapidement devenu l’égal de ses maîtres avant de les dépasser. C’est au cours de ses classes, dans les Ardennes, qu’il rédige dans des conditions difficiles un mémoire Sur l’équation de Kolmogoroff qui, avec son suicide, forment l’autre versant de sa légende. Wolfgang choisit en effet d’envoyer son mémoire à l’Académie des Sciences sous la forme d’un "pli cacheté", une procédure qui, sauf volonté de l’auteur ou autorisation expresse de ses héritiers, ne permet l’ouverture du pli en question que cent ans après son dépôt. Le mémoire de Döblin, à l’initiative d’un de ses frères, ne sera ouvert que le 18 mai 2000 et on s’apercevra qu’il contient à peu près tout ce qui a été mis au jour dans le domaine des probabilités depuis la fin de la guerre. Marc Petit est un auteur à multiples facettes. Il a écrit de la poésie, des contes, des romans, traduit Rilke et bien d’autres Allemands. Sa biographie n’est donc pas un travail universitaire mais un récit personnel, dans lequel il s’implique, se met en scène, digresse, se perd, revient à son sujet et à son but affirmé : "J’avoue mon plan ou plutôt, je réédite mon aveu, j’ai une idée derrière la tête depuis que j’ai commencé à écrire ce livre, je voudrais réconcilier Alfred et Wolfgang, le père et le fils." Ceux-ci semblent en effet avoir vécu côte à côte sans vraiment se connaître ni s’apprécier, la vie de famille n’étant pas, d’après ce que l’on peut lire ici, la matière préférée d’Alfred. Derrière l’histoire de Wolfgang Döblin, Marc Petit dresse également le portrait d’une communauté scientifique décimée, et même pire, par les années de guerre : si "les filières de l’émigration fonctionnèrent relativement bien dans le cas des mathématiciens français et allemands", les écoles de Brno, de Lvov, de Hongrie furent pratiquement anéanties. Enfin, l’auteur met en parallèle le sauvetage miraculeux du manuscrit de Wolfgang avec celui de toutes ces "bouteilles à la terre" revenues à la surface depuis la fin de la guerre, témoignages, chroniques, manuscrits ensevelis, comme le Chant pour le peuple juif assassiné d’Itzhak Katzenelson, "retrouvé enfermé dans trois bouteilles enfouies au pied d’un vieil arbre au camp de Vittel", soit pas très loin d’Housseras.
Housseras est à l’écart de tout axe, même secondaire, un village adossé à la forêt de Rambervillers. Si vous n’y avez pas de famille, si vous n’avez pas entrepris un chantier qui vous conduit à visiter toutes les communes vosgiennes dans l’ordre alphabétique pour en photographier les monuments aux morts, si vous ne vous intéressez pas particulièrement à l’histoire d’Alfred Döblin et de sa descendance, vous n’avez aucune chance d’y passer. J’aurais pu attendre que mon Itinéraire Patriotique Alphabétique Départemental m’y conduise, soit immédiatement après avoir visité Houéville et avant de me rendre à La Houssière mais j’avais hâte, une fois le livre refermé, de mettre des images sur les mots de Marc Petit. Qui écrit : "Housseras est l’un des villages les plus reculés des Vosges, un bout du monde." Pourtant, dans le genre, il y a bien mieux, ou bien pire c’est selon, et je pourrais lui montrer des bouts du monde nettement plus convaincants dans le secteur mais peu importe. La tombe des trois Döblin, est tout au fond du cimetière, à gauche de l’église, un peu à l’écart des autres. Wolfgang y repose entre ses deux parents. Je pensais avoir plus de mal à trouver la ferme où il a mis fin à ses jours mais la description de Marc Petit est assez précise et je l’ai reconnue avant de découvrir la plaque commémorative qu’on y a apposée. C’est qu’il y a ici une "Association Housseras Döblin" qui s’efforce de perpétuer le souvenir. Un colloque Döblin a eu lieu à Epinal en juin 2007 - malheureusement, je ne m’intéressais pas du tout à l’auteur à cette époque - et une cérémonie s’est tenue au cimetière d’Housseras pour y célébrer le cinquantenaire de la mort des parents en présence de Stephan, l’un des frères (vit-il encore ?). En juin dernier, il y a même eu une "soirée cabaret" à Housseras dans le but de "recréer l’atmosphère des années 20 qui a tant inspiré Alfred Döblin". J’ai trouvé ça un peu bizarre, un peu "J’irai chanter sur vos tombes" mais j’ai bien envie de me rapprocher de cette association : l’idée de fréquenter plus assidûment un bout du monde situé à trente kilomètres de mes pénates sied tout à fait à mon tempérament d’aventurier.