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Fin de chantier : Un livre sur les seconds rôles 

jeudi 28 mai 2009, par Philippe Didion

Pour commencer, il faut revenir sur une ancienne notule parue dans le n° 242 dont voici la copie :

Je viens à bout d’un travail qui m’a occupé quotidiennement ces cinq dernières années : un fichier contenant la totalité des films que j’ai vus à la télévision ou au cinéma avec leur distribution complète. C’est en fait un chantier beaucoup plus ancien puisque ce doit être en 1975 ou 76 que j’ai commencé à noter, sur des cahiers puis sur des fiches, la filmographie de tous les acteurs et réalisateurs que je pouvais trouver, me contentant alors de souligner les titres que je voyais au fur et à mesure. J’ai fait ça pendant des années, jusqu’à ce que ce fichier devienne physiquement inutilisable de par sa taille : il contenait véritablement des milliers de fiches et j’ai dû le jeter par dessus bord au cours d’un déménagement. Dans cette entreprise adolescente, une rencontre fut déterminante, celle de Gilles G., camarade de lycée à qui je m’ouvris un jour de mon occupation compilatoire. Il la considéra d’un œil d’autant plus bienveillant qu’il la pratiquait aussi, mais depuis plus longtemps que moi. Il disposait d’un fichier beaucoup plus complet que le mien, dans lequel je me mis à puiser sans retard, pris d’une sorte de vertige. Je me souviens par exemple de la fiche de Pierre Larquey, un acteur que je connaissais à peine et qui comportait près de deux cents films... Gilles G. avait pour idoles Jean Gabin et Danielle Darrieux (à qui il avait soutiré un autographe au théâtre municipal d’Epinal), ce qui n’était pas très rock’n’roll pour un garçon de seize ans. C’était un maniaque des petits rôles, une manie dans laquelle je ne tardai pas à le suivre. Nous passions nos temps de récréation à comparer les listes d’acteurs que nous avions repérés dans le film vu la veille à la télévision (j’ai gardé la manie de suivre un film toujours un bloc et un stylo à portée de main), pas les grands qui apparaissaient au générique bien sûr, mais les sans grades, les silhouettes à peine aperçues des Marcel Gassouk, Max Montavon, Robert Rollis et autres Dominique Zardi. Gilles G. avait une spécialité : les petites vieilles. On n’en voit plus dans les films d’aujourd’hui, à part Esther Gorintin, les petites vieilles sont devenues des "seniores", les emplois de grands-mères sont tenus par des Line Renaud, des Patachou, des Micheline Presle, des Stéphane Audran, des Danielle Darrieux justement, des femmes qui semblent hors d’âge. Mais l’histoire du cinéma français est pleine de petites vieilles, des vraies, des ridées, de celles qui semblent n’avoir jamais été jeunes, de celles qui ressemblaient à ma grand-mère. C’est Gilles G. qui m’a appris à reconnaître Muse Dalbray, Gabrielle Fontan, Germaine Delbat, Madeleine Barbulée, à repérer Paulette Dubost et Hélène Dieudonné, à distinguer Gabrielle Dorziat et Gilberte Géniat, à différencier Andrée Tainsy de Sylvie (l’héroïne de La vieille dame indigne de René Allio). Nous achetions Ciné Revue pour la dernière page qui contenait toujours une filmographie complète aussitôt recopiée, nous n’allions guère au cinéma, c’était un peu cher et les films nous semblaient trop neufs, mais nous fréquentions le ciné-club du lycée, ne rations aucun film à la télévision et étions à l’affût de tout ce qui pouvait enrichir nos fiches. Je me souviens particulièrement d’une projection des Grandes vacances de Jean Girault au Centre social de la ZUP un mercredi après-midi (entrée 1 franc), une salle pleine de gosses piaillards avec, au premier rang, deux grands dadais qui n’étaient là que parce qu’ils avaient appris qu’on y voyait Jacques Dynam dans un rôle de camionneur. Ces années partagées avec Gilles G. ont conditionné mon rapport au cinéma, que je pratique moins en spectateur qu’en scrutateur, à l’affût du moindre petit rôle. Ainsi, si j’ai été heureux cette semaine de voir enfin French Cancan, parce que c’est Renoir, parce que c’est un classique, parce que c’est un bon film, je l’ai été surtout parce que j’ai reconnu, dans une série de plans furtifs, Jacques Marin, Claude Berri et Paul Mercey faisant la queue pour entrer au Moulin-Rouge. Pour la même raison, je ne répugne jamais à visionner le pire nanar qui soit à partir du moment où il me permet d’ajouter un élément à la filmographie de tel ou tel obscur tâcheron. Dès que je me suis mis à l’ordinateur, j’ai eu envie de ressusciter mes fiches sous forme informatique. Ce n’était plus la peine de le faire par noms de personnes, il existe suffisamment de sites spécialisés offrant des filmographies complètes, mais cette fois par film vu, avec une distribution exhaustive pour chacun d’eux. C’est ce chantier que je viens de terminer. J’ai retrouvé 1829 films, il en manque certainement mais ce n’est déjà pas mal. Grâce au système de recherche inclus dans la banque de données, je peux trouver instantanément ce que j’ai vu de tel ou tel acteur ou réalisateur. Tous les mois, comme il y a trente ans, je remets à jour mon palmarès des acteurs les plus fréquentés. Je donne ici les positions acquises en décembre 2005, parce qu’elles donnent une bonne idée de la pseudo cinéphilie que je pratique :

1. Dominique Zardi : 52 films vus

2. Robert Dalban : 45

3. Michel Serrault : 41

4. Gérard Depardieu : 37

5. Michel Galabru : 36

6. Louis de Funès, Bernard Blier : 35

8. Jean Carmet, Thierry Lhermitte, Gérard Jugnot : 32

Cet outil me permet aussi de constater que malgré mon application il reste des acteurs que je suis incapable de reconnaître. J’ai vu, pour prendre un exemple, Albert Michel dans 31 films (depuis Un revenant de Christian-Jaque, 1946, jusqu’à L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi, 1976) mais je ne sais toujours pas la tête qu’il a. En fait, on l’aura compris, le cinéma n’est pour moi qu’une occasion, une de plus, de faire des listes... Après le lycée, j’ai retrouvé Gilles G. à quelques reprises à Nancy, nous écoutions les premiers numéros des Cinglés du music-hall de Jean-Christophe Averty qui devaient me donner le goût définitif des vieilleries musicales sur disques crachotants. Puis nous nous sommes perdus de vue, je ne sais ce qu’il est devenu mais je sais ce que je lui dois. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la télévision, il répondait aux questions de Pierre Tchernia dans une émission jeu qui s’appelait Monsieur cinéma. Inutile de dire qu’il était très fort...

Voilà. C’était en janvier 2006. Gilles G. était tombé sur cette notule, je ne sais par quel hasard, et m’avait envoyé un petit mot amical. Il me disait, d’abord, qu’il travaillait à Paris, à la Cinémathèque, ce qui fut pour moi une des meilleures nouvelles de l’époque : enfin, je trouvais quelqu’un qui avait déniché un métier correspondant à sa passion et à ses connaissances alors que nous sommes si nombreux à subir une activité professionnelle non choisie, sinon par les hasards de l’existence, dans les interstices de laquelle nous nous efforçons de pratiquer ce qui nous intéresse vraiment. La deuxième chose qu’il m’apprenait, c’est qu’il avait écrit un livre sur les acteurs, en 1989. J’ai réussi à me procurer ce livre. Gilles G., c’est donc Gilles Grandmaire, co-auteur de ce Stars deuxième. Un livre sur les acteurs, donc, mais pas n’importe lesquels, c’est là que j’ai reconnu la patte de mon pote : "il est exclusivement consacré aux acteurs français ayant tenu une majorité de rôles secondaires dans les années quatre-vingt, même si les filmographies de bon nombre d’entre eux débutent longtemps avant." Les seconds rôles. J’imagine que Gilles aurait préféré les petits rôles mais il fallait tout de même des figures un peu connues pour espérer vendre le bouquin. Stars deuxième rassemble donc une soixantaine d’acteurs, d’Yves Afonso à Marthe Villalonga, qui ont meublé les films de cette décennie aux côtés des grandes vedettes. Pour chacun, une présentation claire, bien écrite, qui recense les apparitions marquantes, les lignes fortes d’une carrière, quelques photos et une filmographie détaillée et, je ne me fais pas de souci, complète. Tous les noms sont connus de ceux qui regardent les films par amour des acteurs. Certains ont disparu (qu’est devenue Corinne Dacla ?), certains sont morts (Jacques François, Jean Bouise, Jacqueline Maillan, Hubert Deschamps...), quelques-uns ont atteint le haut de l’affiche (Vincent Lindon, Fabrice Luchini), la plupart continuent à occuper une place médiane dans les génériques (Etienne Chicot, Jean-Pierre Kalfon, Dominique Pinon, Jean-Paul Roussillon...). Dans un livre écrit en collaboration, il est parfois malaisé de faire la part de l’un et de l’autre mais je suis à peu près sûr que Gilles s’est occupé de Monique Chaumette, de Suzanne Flon (dont il imitait à la perfection la voix geignarde, mais ce n’est pas sur une imitation parfaite de Suzanne Flon qu’on bâtit une carrière de music-hall) et de Catherine Lachens (souvenir d’une conversation avec lui, je revois exactement l’endroit où elle s’est tenue, pour savoir s’il fallait prononcer son nom comme "la chance", ou "lachince", à la Brassens), et que c’est lui qui a eu l’idée de ménager une place à part à Héléna Manson, l’inoubliable infirmière du Corbeau de Clouzot. Je suis également certain que si Gilles avait eu toute latitude, il aurait fait figurer à la liste Michel Peyrelon, ne serait-ce que pour son rôle dans Dupont Lajoie qui nous enchantait. En tout cas, ce livre permet de tordre le cou à une idée reçue qu’on entend souvent et selon laquelle les seconds rôles du cinéma d’avant-guerre, les Carette, les Saturnin Fabre, auraient disparu du paysage cinématographique français. Ils étaient encore là dans les années quatre-vingt, ils existent toujours aujourd’hui, ils s’appellent Gilles Gaston-Dreyfus, Claude Perron, Laurent Gamelon, Urbain Cancelier, Wladimir Yordanoff ou Philippe Du Janerand, ils peuplent les films comme ils l’ont toujours fait et font la joie des scrutateurs de génériques.

Pour actualiser ma notule de 2006, je peux dire que mon dossier contient à ce jour 2351 films vus et que fin mars, le classement par acteur était le suivant :

1. Dominique Zardi : 67 films vus

2. Robert Dalban : 52

". Gérard Depardieu : 52

4. Michel Serrault : 51

5. Michel Galabru : 47

6. Bernard Blier : 45

7. François Berléand : 44

8. Henri Attal : 43

9. Louis de Funès : 42

10. Thierry Lhermitte : 41.

" . Albert Michel : 41, et je sais désormais la tête qu’il a.

P.-S.

Extrait de : Notules dominicales de culture domestique (396), dimanche 19 avril 2008.

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