Telle, l’ampoule, ce que, rapidement, elle veut dire : Presque sphère, veillant sur nous du haut de cieux à sa mesure, elle se prétend à volonté soleil la nuit et lune le jour - se voile de mystères contraires à notre lucidité - , et contourne le cycle des saisons avec une facilité brillante, qu’il faut la plupart du temps modérer. Défendue, elle secrète seule son éther, et s’entoure de limbes qui interdisent son accès, en creux agressive. Et pourtant, lorsqu’elle se retire, elle nous donne un modeste adieu cristallin, protestant qu’on l’ait sortie de sa dernière demeure, qui fut aussi de son vivant le lieu de sa nécessité.
L’homme s’inquiète parfois de voir les choses pulluler hors de toute raison, sans qu’un douloureux hiver ne les estompe, comme les feuilles pâlissent et disparaissent dans les secrets du brouillard. C’est que pour la plupart elles naissent et respirent à notre rythme, et se nourrissent pour l’essentiel de l’attention qu’on veut bien leur porter, comme on apprend aux petites femmes à ne pas trop se démarquer, et se satisfaire de l’estime que l’on a pour elles, sous un regard qui est comme la création d’un monde, un monde à l’intérieur du monde, protégé mais restreint - à cette différence près que les choses continuent d’exister après nous, et souvent nous précèdent.
Il s’inquiète de leur accumulation, qui forme une forêt vibrante dans son intérieur désolé, pressentant qu’avant le choix du silence, elles furent bavardes à souhait. Mais il se laisse habiter, jusqu’à ce qu’une certaine peur le prenne, le souvenir de la nature envahissante, et son corps menacé. Dès lors, n’étant plus assez seul, il se sent même cerné. Trop empressé, il ne supporte guère aussi, qu’elles puissent en toute autonomie évoluer une fois son dos tourné. Il jette, range, arrange. Désormais, il est otage du monde muet.
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Francis Ponge, lui, prend le parti des objets, c’est-à-dire aussi bien choisit la vie, et élit le monde, tels qu’ils y sont représentés en petit, comme leur quintessence, ou leur éclat diffracté. N’y a-t-il pas, dans les choses qui l’entourent avec la même sympathie entendue qu’un ami de longue date, l’écho sans cesse répété de joies simples, et comme, chaque fois, une lettre du monde ? Et chacun concourt à écrire un petit mot qu’il s’agit désormais simplement de savoir lire : formant le récit du commencement, la naissance fantastique, que le poète transcrit comme une cosmogonie. Il est alors question de raconter les amours de la mer et du roc, et de susciter cette période où les objets parlaient le même langage que nous, dont nous ne saisissons plus que des bribes, comme le vent fait exprès de ne parler qu’à travers les branches, pour coder son discours.
Il choisit la vie et les mots de la source, écoutant et tâchant de transcrire comment les objets ont pu vivre sans nous, et leur façon d’être, au commencement, seuls, sans se détacher du fond d’une maison, d’un jardin, d’une allée, ce qui pour nous revient à entendre des bruits, avant même leur consécration en sons, et à écrire une musique sans notes. Ami des sols terreux, comme l’escargot, tout en levant les yeux aux cieux, autour de lui la vie s’enroule et prolifère en traces lumineuses.
S’il n’était question des choses, de la nature des choses, comme des petits riens, j’aurais tu les mots d’une autre, j’aurais réservé son regard. Mais son écho s’imposait, par-delà les mers de l’Orient lointain : et comme tout ce qui vit prend fin et repose en silence, il fallait que Yôko Ogawa dise pour nous l’ombre portée des objets, l’ombre porteuse, plutôt, des récits de la fin. Ainsi, lorsque Francis Ponge s’enquiert de la naissance du monde, comme dans " Le galet ", Yôko Ogawa, elle, part aux confins, " à la bordure du monde ", là où les objets ont glissé, laissant derrière eux des hommes en proie aux maladies, accidents, meurtres. Là où il y a des gares sans trains, des postes sans courrier, restent des objets à l’inquiétante étrangeté.
On y élève pour eux un " Musée du silence ", qui est plutôt un mausolée, un laboratoire qui leur réserve une seconde vie in vitro ; on tâche de les sauvegarder de la disparition, de la destruction, de la dispersion. Certains pourtant ne survivent pas, et montrent déjà des signes de putréfaction, tel ce canapé tout élimé, couleur de tache. Amis de toujours, muets sur nos défauts, leur humilité leur vaut souvent l’éternité. Alors, dans ce monde d’après les hommes, on revient à leur langage, car ils parlent pour nous, indéfiniment, nous racontent, eux qui ont été arrachés à nos vies, comme la vie nous a été arrachée.
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Chaque objet a ici sa personnalité, qui vaut pour preuve de notre brève existence, qui la résume, sans mot dire, mais avec une certaine puissance : tel ce petit sac, seul, d’un homme mort assassiné, qui le contient symboliquement tout entier. Ils sécrètent une vie qu’à tort on néglige, quand pourtant c’est à nous qu’ils doivent leur caractère, et cette singularité qu’on leur a souvent dénié en évoquant l’ère industrielle. On croit qu’ils nous appartiennent ; ce sont eux qui nous possèdent, jusqu’après l’heure où nous avons du tout lâcher.
Les mots de Yôko Ogawa sont brefs, comme les notices d’identification : les objets des défunts qui ont été prélevés se suffisent par leur présence. Souvent une simple description, pour tout dire un étiquetage, est le commencement du rituel. Puis le muséographe et son commanditaire contextualisent. Nul long récit, nul langage cultivé ; ces choses naturalisées n’en auraient que faire, et même cela les neutraliserait. Le silence est bien plus éloquent.
A l’inverse, il faut, pour Francis Ponge, commencer par une définition. Il faut rendre la parole aux choses, rendre leur singularité, qui n’est pas une preuve de notre existence, mais bien plutôt l’indice de notre culpabilité : celle d’avoir trop longtemps été indifférents, d’avoir tu leurs personnalités. Les choses, pour Francis Ponge, ne sont-elles pas douées d’un caractère, d’une conscience, d’une volonté ? Pour nous, étrangers, qui ne savons nous mesurer aux choses qu’à travers le nom qu’on leur a donné, il faut d’abord les identifier : pas seulement les décrire, mais les envisager sous l’angle de l’essentiel, les dévisager dans leur être, ôter ce qu’il y a d’avoir, de possession, de simple consommation, dans la relation que nous entretenons avec elles.
Pour le poète, il est besoin aussi d’une expression à leur mesure, d’un langage qui les exprime sans les exiler : d’un langage qui les exauce. Francis Ponge n’est pas un poète, au fond, mais un traducteur d’objets. Il tâche de rendre les accents particuliers, comme ceux de l’huître, de la chèvre, les intonations de la mer, de la pluie, de la grenouille. Il cultive l’art du peintre, le savoir-faire du ciseleur, et aussi la joie de l’encrier.
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En tant que traducteur, Francis Ponge est forcé au respect. Ainsi, même pour aborder les choses simples, il faut " mettre beaucoup de formes, faire beaucoup de façons ". Comme on ferait pour de grandes personnes. Il est contraint de s’effacer, de faire preuve d’une diplomatie sans faille, où c’est l’objet qui lui dicte le discours, et la marche des idées. Qu’est-il, au juste, sinon le dernier rejeton d’un monde qui n’a pas forcément été conçu pour notre gré ? Tout juste peut-il multiplier les abordages, en jouant des points de vue de la philosophie, de l’étymologie, de la linguistique...
De même Yôko Ogawa la romancière, la novelliste, observe un protocole strict dans la confrontation aux objets, chaque fois précieux, et attentifs aussi, car ils nous observent. Face à eux, ses personnages suivent leurs destins, passifs, presque contingents, presque morts pourrait-on dire, tandis que les choses sont bien vivantes d’un passé qui les excède, et que l’on peut voir au microscope, à tout le moins en se résignant à n’être que des choses, précisément sans noms, glissant dans l’univers à la poursuite d’une cause, d’une raison d’exister.
Mais n’est-ce pas une raison de vivre, justement, que d’offrir des mots en compensation de leur silence ? N’est-ce pas une joie, pour Francis Ponge, que de jouer avec la langue, avec les verbes et les lettres qui dansent sur la page ? On a parlé pour lui " d’objeu ", qui doit atteindre " l’objoie ", là où la création du poème est une récréation, en même temps qu’une re-création. Vingt fois peut-être, alors, il faut se remettre à la tâche, mais chaque fois ce n’est que jubilation, au milieu d’amis qui ont trouvé un interlocuteur de choix. Maintes fois surtout les mots chantent et dessinent ceux qu’ils ne trahiront pas.
N’est-ce pas la seule raison de vivre, pour Yôko Ogawa, que de ronger la peur de la mort ? D’opposer chaque fois, aux forces qui nous attirent vers le néant, les mots de la vie passée, présente, et à venir ? Comme elle apprivoise la mort, elle se penche sur des objets qui résistent au temps, qui s’en moquent, qui, par-delà la désagrégation des corps, contiennent notre âme, bonne ou mauvaise, humaine en tout cas, et lui offrent une part d’éternité - tel l’almanach de la vieille dame -.
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Y a-t-il une bonne distance, un espace à respecter, entre nous et ces objets si personnalisés ? Tôt ou tard pour Yôko Ogawa nous nous y abîmons, et ce sont eux qui deviennent sujets. Nous risquons de ne faire qu’un avec eux, sans plus jamais nous en détacher : ainsi l’objet prend corps en nous, et nous prenons corps en lui, comme les chaussures d’une jeune femme, à elle seule destinées, lui dicteront par leur propre volonté son destin. Il n’y a pas de différence, en fait, et donc pas de distance, entre les objets et les personnes, les uns devenant les autres tour à tour, dans la plus grande simplicité.
Pour Francis Ponge au contraire, la distance est trop grande, et même parfois nous assomme de son immensité. Contraint de regarder de loin, c’est dans la seule contemplation qu’il risque de s’abîmer, lui rappelant douloureusement notre être étranger, et leur étrangeté. Il se laisse saisir et séduire par leurs robes chatoyantes, qui tout au long du jour changent de reflets, tâchant alors de s’approcher le plus possible par les mots, allant parfois jusqu’à les goûter. Il leur donne un peu de sa disponibilité, qui n’est rien comparée à la leur.
Il n’y a que pour l’homme, qu’il éprouve quelques difficultés, lorsque d’aventure il se risque à le définir, étant dans une trop grande proximité. Qu’il veuille prendre l’homme pour objet lui est permis de ce que physiquement, il est de toute éternité, sans trop changer. Mais il est contraint de seulement le décrire, de le contourner, de même que l’homme ne peut observer que la périphérie de son corps, s’il ne veut pas être touché. Et même : " Non pas vois (ci) l’homme, mais veuille l’homme ".
Pour Yôko Ogawa, on peut seulement prendre une partie du corps pour objet : un morceau d’annulaire, un téton découpé, une cicatrice sur la joue, sur le front, et voilà qu’ils se mettent à vibrer, à constamment se rappeler à notre conscience, à nous obséder. Par eux, même, nous devenons objets, passifs, tout entier définis par ces détails en trop de chair qui manque. Alors absents du monde, étrangers à la réalité, même une voix monocorde ne suffit plus à nous humaniser.
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Cependant tout revient au silence, par la mort, le livre qui se ferme, par la volonté : " Le mot silence est celui que je préfère, il offre de la lumière aux autres mots ", nous dit Yôko Ogawa, nous suggèrent les prédicateurs du silence, qui ont fait vœu de ne plus jamais prononcer un seul mot. C’est finalement en se taisant qu’on retient le temps, qu’on sauvegarde les choses, qu’on fait le deuil de l’ancien monde, par trop bavard, et dont on ne retient qu’une vague impression.
On peut choisir au contraire la parole durable, la parole inscrite dans la pierre, pour résister au néant. On peut avoir la rage de l’expression, mais alors subir l’épreuve de l’insignifiant, se corriger jusqu’à la destruction, tant il est vrai que l’objet du texte ne coïncide qu’après un long effort au texte-objet. Il faut soigner les mots, quand les mots ne nous guérissent pas.