Tout le sel d’Alice au Pays des Merveilles tient à ce mystérieux mélange : l’esprit de Dodgson servi à la sauce Carroll. Vieux d’un siècle, cet étrange ragoût est aujourd’hui plus savoureux que jamais.
Le regretté Pierre Mabille qui était lui aussi docteur en Merveilleux, avait écrit à propos d’Alice que la survie d’un texte est pour une bonne part proportionnelle à la marge laissée entre le contenu explicite et le noyau caché dont il tire sa force. Pendant un siècle, les exégètes de tout poil : psychologues, sociologues, poètes, etc... ne se sont pas privés de remplir les marges pour tenter d’expliciter le contenu. Ils n’ont pas fini. Quant au noyau caché...
Alice au Pays des Merveilles fut conçu trois ans, jour pour jour, avant sa naissance officielle, par un après-midi de juillet 1862 ; le professeur Dodgson, un ami, trois petites filles, dans une barque, remontent la Tamise. L’une des petites filles est Alice, elle a dix ans, le professeur Dodgson en a trente. Alice demande qu’il leur raconte une histoire. Alice est ravissante entre toutes les petites filles, on le sait par les photographies prises alors par Lewis Carroll, on le sait par les témoignages, celui de Ruskin par exemple. C’est pour lui plaire que le professeur va devenir Lewis Carroll. Lui-même l’a écrit : " j’avais expédié mon héroïne, Alice elle-même, tout droit dans un terrier de lapin sans la moindre idée de ce qui allait lui arriver par la suite. Et c’est ainsi que pour faire plaisir à une petite fille que j’aimais (je ne vois aucune autre raison) j’en vins à écrire (sur sa demande) ce que j’avais raconté. Tout en écrivant, plus d’une idée nouvelle surgit, comme il est naturel en cours de route. "
Voyage imaginaire labyrinthique, rêve éveillé, récit mené à bâtons rompus, sous le couvert de l’absurde, du " non-sens ", Alice, c’est tout cela ; le professeur qui a ôté sa cravate (j’imagine), qui cesse de bégayer, se déboutonne, se dévergonde pour faire rire trois petites filles (une surtout). Au passage, pour nourrir ces aventures, le mathématicien, logicien, théologien curieux de tout, se sert, comme au hasard, de ses rêveries de savant-poète.
A l’époque du positivisme, il emprunte une logique inattendue qui n’est que la sienne et qui, par anticipation, contient tous les problèmes de la relativité einsteinienne. Alice flotte dans l’espace souterrain comme un cosmonaute dans la stratosphère ; elle grandit et rapetisse à volonté ; elle démontre bizarrement que "je est un autre" ; elle révise tout ce qu’elle sait pour constater curieusement qu’elle ne sait rien. Nous sommes tous fous. Tout est relatif, non seulement dans le temps et l’espace, mais dans les rapports humains.
Tout cela est révolutionnaire, en contradiction flagrante avec les idées et les conventions dont le professeur Dodgson est un parfait supporter dans la vie quotidienne. Mais avec Alice, il navigue dans un vert paradis, il fait l’école buissonnière, il s’est évadé avec elle et à cause d’elle - de là notre plaisir - dans un gigantesque " puzzle" dont nous n’avons pas fini de dénombrer les pièces.
Pauvre Alice ! s’écrie G.K. Chesterton, on l’enterre sous les commentaires ; écolière en vacances, on en fait une maîtresse d’école... On a voulu que le professeur Dodgson profite d’Alice pour critiquer les méthodes pédagogiques de son temps... On a voulu voir dans Alice une histoire secrète des controverses religieuses de l’époque... et de la politique..., etc... Alice a été psychanalysée cent fois : elle représente un complexe d’Oedipe non résolu ; Alice en personne, la vraie, ayant vingt ans de moins que Carroll qui avait vingt ans de moins que sa mère, est un symbole de la mère. Tout cela est bien possible, et bien d’autres choses encore...
Chacun tire une couverture à soi, aucune n’épuise le sujet. Lewis Carroll est un magicien, un joueur de flûte dont on peut toujours étudier la musique.
Revenons à son goût, à sa prédilection pour les petites filles, car sans elles, il est certain qu’Alice au Pays des Merveilles ne serait pas de ce monde. On a oublié aujourd’hui, aveuglé que l’on est par les nymphettes, les Lolita et autres B.B., ce que pouvait être une petite fille de l’ère victorienne : le symbole même de la pureté, de l’innocence, de la grâce ; le contraire même du sexe, l’antisexe, si j’ose dire, Freud n’étant pas encore passé par là. Si Lewis Carroll, qui dans son enfance avait régné sur huit petites soeurs dont il était le frère aîné, joue avec le feu, c’est bien sans le savoir, et il est en cela, non pas victime du puritanisme mais favorisé par l’époque. Il peut, muni d’une sacoche pleine de jouets et d’épingles à nourrice (pour qu’elles puissent relever leurs jupes et patauger dans l’eau) partir en chasse au bord de la mer, dans le train ou sur les bancs publics et épingler ses petites filles sans que personne n’y voie malice et trouve à redire. Il peut leur écrire des lettres à la fois charmantes et absurdes - comme on sait, elles ont été publiées. II peut enfin les photographier, non seulement déguisées de la plus extravagante façon, mais nues - avec l’autorisation des parents. On imagine la curieuse opération, l’interminable mise en scène que permettait à l’époque - les débuts de la photographie - une prise de vue de ce genre. A ce propos, Lewis Carroll a écrit que ce serait un crime contre Dieu que d’imposer à une petite fille de se laisser photographier nue si elle manifestait la moindre résistance. Avait-il, même là, conscience du danger ? A vrai dire, il nous semble aujourd’hui que tout cela se passait de l’autre côté du miroir.
On sait comment naquit la suite d’Alice au Pays des Merveilles, De l’autre côté du Miroir, grâce à une autre petite Alice à qui il avait donné une orange - et qu’il plaça devant un miroir, après lui avoir fait constater qu’elle tenait l’orange dans sa main droite : "Et dans le miroir ?" lui demanda-t-il. "Je la tiens ", dit-elle "dans la main gauche "."Comment expliquez-vous cela ?" Alice numéro deux répondit, après un instant de réflexion : "si je passais de l’autre côté du miroir, ne serait-elle pas de nouveau dans ma main droite ?" Lewis Carroll traverse ou contourne les miroirs que rencontre le professeur Dodgson. Il fut génial aussi longtemps qu’il put vivre son rêve d’amour à la fois très pur et très fou. Quand Alice fut mariée, il lui dit un jour : "j’ai eu des quantités de petites amies, mais ce n’était pas du tout la même chose qu’avec vous. " Il aurait pu ajouter : ç’est vous que j’aimais à travers les autres, c’est vous que je cherchais. Après quoi, las de chercher, l’équilibriste perdit pied, le jongleur rangea les billes de verbe et mit sous clef sa collection de petites filles. Mais Alice au Pays des Merveilles était lancée dans un espace où elle ne cesse de tourner, de recueillir et de lancer des messages.