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Le collectionneur de petites filles 

LEWIS CARROLL : UN AMOUR FOU

dimanche 19 juillet 2009, par André Bay (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Il y a presque 150 ans qu’Alice est venue au monde. Elle est née le 4 juillet 1862 au cours d’une promenade du professeur Charles Lutwige Dodgson avec trois petites filles et plus particulièrement celle qui se prénommait Alice.

C’est pour amuser ses petites amies que le respectable professeur, cet après midi-là, inventa ce qui était alors les aventures souterraines d’Alice, dans le bateau qui les emmenait au fil de la rivière ; il improvisait et quand, fatigué par la chaleur ou à court d’idées, il voulait s’arrêter, les petites filles criaient : "encore !". La petite Alice, la vraie, à l’issue de cette journée, demanda à M. Dodgson d’écrire pour elle ce qu’il avait raconté. Et c’est ainsi que le 14 juillet 1865, jour pour jour, à trois ans de distance fut publié Alice aux pays des Merveilles. Cette minutie dans la célébration d’un anniversaire est très caractéristique du fait que Lewis Carroll était professeur de mathématiques et que toute sa vie était réglée comme du papier à musique, et du fait qu’il adorait la petite Alice Liddell, son inspiratrice. Si rien ne permet de dire formellement qu’il fût amoureux d’elle, malgré les vingt années qui les séparaient et parce qu’elle avait alors dix ans, tout autorise à le penser et même à ne pas en douter, et qu’il était amoureux de cet amour fou dont les surréalistes devaient faire un but suprême encore qu’inaccessible.

Edith, Lorina et Alice Liddell

Lewis Carrol, créateur d’Alice, fut toute sa vie collectionneur de petites filles. Sous le règne de la reine Victoria, c’était un joli métier. Même si à première vue, elles ne se ressemblent pas beaucoup, et moins encore peut-être si on se donne la peine de les examiner de près. Alice est l’ancêtre des Lolitas et des Zazies de notre époque, elles sont de la même famille délurée, mais elles n’ont pas, de toute évidence, le même père, encore que Raymond Queneau, et même Vladimir Nabokov, ne seraient peut-être pas tous à fait les écrivains qu’ils sont si Lewis Carroll, le véritable ancêtre de James Joyce, n’avait pas existé avant eux.

Alice Liddell

Car on ne peut évoquer Alice au Pays des Merveilles, ce conte enchanteur pour les enfants et pour l’enfant qui subsiste en toute grande personne, sans souligner l’importance historique d’un texte qui, avec la Bible et Shakespeare, a le plus marqué l’esprit de tout un peuple. En même temps qu’un siècle de littérature. A la Chambre des communes, c’est en citant Alice que les députés britanniques s’interpellent. Et pour saisir dans toute son ampleur l’influence de ce conte en apparence si anodin et farfelu, il suffit d’avoir entendu des écrivains aussi divers que Louis Aragon, Dominique Aury, Marcel Duhamel, Marguerite Duras, Eugène Ionesco, André Maurois, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Jean Rostand, Philippe Sollers, Philippe Soupault etc. se compromettre à ce sujet. Les incidences logiques et philosophiques d’Alice au pays des merveilles sont en effet innombrables. Si des écrivains ont expliqué les relations d’amitié qu’ils entretenaient plus ou moins ouvertement avec Alice, de savants mathématiciens tels Ernest Coumet ou Serge Jouhet sont intervenus. Jacques Lacan a parlé brillamment des tentatives d’interprétation psychanalytiques d’Alice et Gaston Ferdière de ces mots-valises, mots télescopes qui, entrant les uns dans les autres, obéissent à un phénomène de condensation décrit par Freud. Il s’agit en effet d’une oeuvre à multiples facettes qui, bien loin d’avoir vieilli, apparaît comme plus que jamais de notre temps, celui de la relativité, des sciences-fictions.

Mais aussi savant qu’ait pu être le professeur Dogson, son oeuvre n’aurait pas conquis le monde s’il n’avait été aussi et surtout le serviteur rêveur, amoureux d’abord d’une petite fille, ensuite et sans doute, à défaut de quantité d’autres petites filles, un certain Lewis Carroll. A côté du texte même d’Alice au Pays des merveilles, subsiste une preuve supplémentaire, très révélatrice de cet attachement passionné - et non moins significative que les centaines de lettres qu’il écrivit à des dizaines de petites filles : les centaines de photographies de petites filles. C’était alors, la photographie, selon les mots mêmes de Lewis Carroll, la nouvelle merveille du jour. Il était fatal qu’il fît intervenir cet écran entre l’inatteignable petite fille et sa soif de posséder, c’est ainsi qu’il la "prit" par objectif interposé. C’est le grand photographe Brassaï qui a parlé du photographe Lewis Carroll. Carroll a laissé plus de sept cents photographies, dont certaines n’ont toujours pas été publiées. Il possédait des malles de costumes pour les déguiser, de préférence en mendiantes, en chemise déchirée...

Une des photos prises par Lewis avec des costumes sortant d’une de ses malles

Il eût aimé se passer de costumes mais il lui fallait, pour ce faire, et l’autorisation des victimes et celle de leurs parents. Aucune de ces photos-là ne subsistent de sa fabuleuse collection. On imagine sans peine l’extraordinaire manège du déshabillage et d’habillage auquel se livrait notre séducteur photographe avec ses petites victimes, toutes, autant qu’on le sache, consentantes et ravies, jusqu’au moment où il appuyait sur le bouton déclencheur, cérémonie qui prenait des heures...

Tout cela, il ne faut pas en douter, se déroulait en tout bien tout honneur, en cette ère victorienne où les petites filles ne pouvaient être que des anges, mais il n’en reste pas moins que ces photographies représentent la preuve la plus évidente de cette folle incursion au pays du Tendre que furent la vie et l’oeuvre de Lewis Carroll, et dont la plus belle, la plus géniale carte de visite s’intitule Alice aux Pays des Merveilles.

Et si l’on désire en savoir plus, souvenons-nous que lorsqu’il recevait à son collège une lettre au nom de Lewis Carrol, le professeur Dodgson la retournait toujours avec la mention "Inconnu".

P.-S.

Ce texte a été publié pour la première fois dans la revue Liens en septembre 1967 et pour la première fois dans la revue des ressources en janvier 2003.

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