Cela fait aujourd’hui deux mois, jour pour jour - (son dernier courrier date du 26 mai 2004 et semble avoir été posté à Morteau, dans le Doubs) que je n’ai plus de nouvelles de Julien. Un silence qui commence à m’intriguer d’autant plus qu’il succède à l’envoi tout aussi intriguant de trois cartes postales représentant le même paysage du Jura photographié à des dates différentes. Le "paysage" n’a rien de spectaculaire : une rivière de dimension moyenne, serpentant un peu cahotiquement entre les pentes assez abruptes de montagnes modestes plantées de conifères... Sur l’une de ses rives se dresse une imposante bâtisse blanche au toit de tuiles flanquée d’une grange en ruine d’un côté et, de l’autre, d’un petit chalet de bois, presque au bord de l’eau. Je comprends vite en recevant ces images (qu’il a pris soin, après les avoir mises sous enveloppes, de ne pas poster le même jour) que Julien a préféré jouer avec le temps plutôt que de me faire rêver sur d’impressionnants points de vue ou autres beautés de la nature. Le temps, c’est son obsession. Et il faut avouer qu’il est bien rare que le hasard vous offre la chance, en voyage, de contempler le paysage que vous avez sous les yeux saisi par l’œil d’un photographe quatre-vingt-douze ans plus tôt. Je viens de le calculer : cette première photo, en effet, une image bistre où l’on distingue à peine les arbres sur la montagne, a été prise en 1912 par un certain H. Le Roy. La deuxième, en noir et blanc, est du même auteur, ce qui m’émeut, car plus de cinquante ans séparent les deux prises de vue (cinquante-trois ans pour être exact). Le temps d’une vie. Je vois le jeune homme, soulevant le voile noir de sa caméra sur pied pour vérifier une dernière fois son cadrage, et je vois le vieillard encore alerte, fier d’exhiber son nouvel appareil "reflex". Entre les deux, l’inconnu, le blanc rempli de toute une existence. La troisième carte est en couleur : elle n’est ni datée, ni signée. Quand a débuté l’ère des photographes anonymes ? Je me le demande. L’anonyme a choisi de se poster un peu plus loin, peut-être afin de mieux révéler la légère courbe que fait le Doubs à cet endroit, ou bien seulement pour intégrer dans son cadre le premier plan d’une branche d’arbre aux feuilles naissantes. Une photo de printemps, donc - ce que semblerait confirmer le niveau de l’eau, beaucoup plus haut que sur la photo bistre où de petits îlots de terre émergent juste devant le moulin. Car il s’agirait d’un "moulin". Ou plutôt, il se serait agi autrefois d’un moulin. Le Moulin-Jeannottat devenu un "Hôtel Restaurant" tenu par la famille Dubail-Girard. (Si je m’appesantis sur chacun de ces détails, c’est que je ne peux m’empêcher aujourd’hui d’essayer d’y voir des indices susceptibles de m’expliquer l’arrêt brutal de la correspondance de Julien.) La légende est accompagnée d’un plan minuscule destiné à situer l’Hôtel par rapport aux villages les plus proches. Les noms me sont tous inconnus : Goumois, Les Pommerats, Saignelégier. Heureusement, est également indiquée la direction de villes moins obscures : Bâle à l’Est, La Chaux-de-Fonds à l’Ouest, Bienne au Sud. Je me sens toujours rassurée dès que je peux accrocher le nom d’un écrivain à un lieu. Julien est comme moi et, même s’il ne m’en parle pas dans ses cartes, je suppose qu’il a dû aller voir la maison où est né Blaise Cendrars à La Chaux-de-Fonds, peut-être même l’Hôtel de la Balance, s’il existe encore (il m’avait bien entraînée un jour jusqu’à Montpazier, en Dordogne, où le poète n’avait pas passé plus de trois mois -j’exagère à peine). Quant à Bienne, ce nom demeure lié pour moi à celui de Robert Walser. Nous sommes donc en Suisse. Je ne m’en étais même pas aperçue le jour où j’avais reçu les cartes postales. Seules les images m’avaient fascinée : ce temps arrêté, trois fois arrêté, au même endroit, ce temps qui changeait de couleur selon les progrès de la technique. J’avais oublié la Suisse. J’avais oublié que la rivière était une frontière, que de l’autre côté, c’était la France.
Je viens d’acheter une carte afin de mieux me figurer le cours du Doubs et le dessin de la frontière. J’en ai d’ailleurs acheté deux : l’une pour voitures, l’autre pour piétons - un centimètre par kilomètre, couleurs variées, relief apparent, inscription des plus petits hameaux. Goumois y figure : je compte, je marche en imagination, j’ai parcouru huit centimètres lorsque apparaît "Moulin Jeannottat". Ce n’est donc pas une légende, une simple histoire d’images et de publicité touristique. Je reprends les cartes de Julien. Côté texte, cette fois. Sur la première (celle de 1912), il s’est contenté d’écrire une seule phrase, entre guillemets - une citation, du moins je le suppose, malgré l’absence du nom de l’auteur : "J’ai flâné hier après-midi dans la verdure et les mille autres couleurs d’un paysage dont j’invitais les impressions à venir se promener en moi.". Une phrase qu’on aimerait avoir écrite. C’est pour des phrases lues qu’on aimerait avoir écrites qu’on devient écrivain. Pourtant, elles ne sont plus à écrire : ça devrait plutôt nous décourager. Mais non. Au contraire. On écrit pour répondre à l’auteur. Le vivant écrit pour le mort.
La première fois que j’avais lu cette carte (il y a deux mois, donc), je m’étais dit que Julien avait vraiment le don de trouver les bonnes citations et que je ne manquerais pas de lui demander le nom de l’auteur à l’occasion. De même que je n’avais pas remarqué que le moulin se trouvait en Suisse, de même je n’avais pas eu la moindre envie de jouer aux devinettes. La phrase me comblait. J’attendrais son retour pour la solution de l’énigme. Aujourd’hui il me semble évident que la réponse se trouvait dans la carte : comment n’y avais-je pas pensé ? Etais-je punie pour ce petit accès de paresse ? Pour n’avoir pas su lire entre les lignes ? Pour n’avoir pas vu que le nom de Bienne suffisait à lui seul pour comprendre que ces mots étaient de Walser ? Impossible de vérifier, mais j’en ai la certitude. Ainsi, le silence de Julien, en décuplant mes facultés d’observation, fait soudain remonter en moi le souvenir de ma lecture de La Promenade il y a quelques années. Je serais bien incapable d’en raconter l’intrigue : il m’en reste une impression de vivacité joyeuse, de tentative de saisir simultanément les vies multiples qui se déroulent en nous-mêmes et autour de nous. Avais-je seulement noté, il y a deux mois, sur cette photo bistre, les silhouettes de deux hommes debout sur une espèce de presqu’île qui s’avance dans les basses eaux du Doubs ? Ils se tiennent à plusieurs mètres l’un de l’autre, les mains dans les poches, le regard manifestement tourné dans la direction du photographe. En 1912, le moulin était-il encore en fonction ? L’ignorance me guette à chaque pas. Les questions. De tout le voyage de Julien (qui devait durer cinq jours), je n’ai que ce morceau de paysage à me mettre sous la dent. A moi de recréer le pays. Un détail pour un univers. Cela suffit, parfois.
Au fait, quelle est la direction du courant ? La France se trouve-t-elle rive droite ou rive gauche ? Le détail a son importance. Pour le savoir, je suis obligée de passer au noir et blanc : l’absence de contrastes sur le bistre rend la solution impossible. Cinquante-trois ans plus tard, donc : deux pêcheurs, côté suisse, devant un fort courant qui provoque de petits remous en face du Moulin-Jeannottat. Impossible de se tromper : la Suisse occupe la rive droite. Peu à peu, je sens bien que la vie se met à palpiter sur ce petit morceau de carton, devenu morceau de terre. Les pêcheurs ont-ils seulement remarqué la présence du photographe, derrière eux ? En 1965, on ne pose plus, le déclic est instantané. Le ciel m’apparaît nuageux, ce jour-là. Aucune fumée ne sort de la cheminée du moulin. La grange a été restaurée. Sur la façade, au-dessus de la première fenêtre, on devine la présence d’une enseigne - sans doute celle de l’"Hôtel-Restaurant", créé entre-temps. Lors de ma première lecture, le deuxième message de Julien, toujours entre guillemets, m’avait semblé encore plus sibyllin que le premier : "Le destin des fleurs est de rester là où elles ont poussé." Etait-ce-là une ruse de son invention pour me signifier ses doutes sur sa vie d’éternel voyageur ? Julien a poussé de l’autre côté de la mer, en Afrique du Nord, un pays qu’il a quitté à dix-huit ans pour ne plus jamais le revoir. Je me demande aujourd’hui si cette phrase, d’une troublante limpidité, est également de Robert Walser. Elle en a l’innocence et la profondeur. On glisse d’abord dessus, sans la remarquer. Puis on fait demi-tour. Ce serait trop simple. On la relit. On la contourne. On voit fleurir la fleur. Quelles fleurs poussent au mois de mai sur les rives du Doubs ? des boutons d’or ? C’est pourtant ce que je vois quand je lis la phrase : des boutons d’or indéracinables.
Je me suis munie d’une loupe dans l’espoir de découvrir quelques fleurs sur la troisième carte postale - l’anonyme, la colorée, la printanière, avec ses verts tirant trop sur le bleu. Peine perdue : ni fleurs, ni oiseaux, ni hommes. Pas de milan royal, pas de pêcheur, pas de promeneur. Etrange impression d’isolement, de retrait. Paysage anonyme, comme le photographe : une maison au bord d’une rivière de montagne.. Est-ce pour cela que Julien s’est montré plus bavard, cette fois ? Tout y est précis, à commencer par la date : Lundi 24 mai (à ne pas confondre, donc, avec celle du cachet de la poste, le 26). Je recopie ses mots textuellement :
"Je t’écris dans la salle à manger du Moulin-Jeannottat (voir au dos) aujourd’hui fermé "pour cause de retraite". Les tables semblent attendre le client. Bouquets de lilas fraîchement cueillis. Poêles et casseroles prêtes à l’emploi sur les fourneaux. Verres alignés, reluisants, sur les étagères. Le Jukebox des années soixante-dix est toujours "en panne". Sur le mur : un immense puzzle représentant une vue de New York la nuit. "12 500 pièces" m’a précisé le retraité qui vit là avec sa femme. Un cadeau pour leur vingt-cinq ans de mariage. Les twin-towers sont déjà là ...encore là. Pas de poussière. Le commerce peut reprendre demain. "
C’est tout. Le texte de Julien, c’est la silhouette qui manque sur cette dernière image. L’histoire de la vie derrière ces murs. La vie arrêtée. Il est à noter que dans la légende inscrite au dos de cette photographie anonyme, n’apparaît plus le nom de la famille Dubail-Girard, ni même la mention "Hôtel-Restaurant". Le Moulin Jeannottat est présenté comme un "lieu-dit", posé là de toute éternité. Comme les arbres, la rivière qui coule, les boutons d’or. Pour l’heure, le retraité veille sur ses murs (porte-t-il le nom de Dubail ? de Girard ? querelle de familles ?). Aurait-il le fol espoir, en arrêtant son travail, de stopper d’un même élan le cours du temps ?
J’ai déplié ma carte pour voitures. Je suis du doigt le cours du Doubs entre Goumois et Morteau (puisque Morteau semble être la dernière ville traversée par le corps de Julien.) Curieusement, après ce décryptage minutieux des abords du Moulin-Jeannottat, j’ai l’impression de me promener en pays connu. Je remonte lentement la rivière devenue comme familière, attentive aux moindres méandres, aux sauts, aux collines imaginaires, aux sentiers sous les arbres, j’apprends les noms étranges de hameaux qu’il a sans doute traversés : Biaufond la Large-Journée, la Rasse, les Echelles de la Mort. Ces dernières, situées en France, n’apparaissent pas sur ma carte pour piétons - imprimée en Suisse. Je me perds en conjectures. N’ai-je pas tort de m’obstiner à chercher dans cette histoire de Moulin la raison du silence de Julien ? Ne devrais-je pas me contenter d’y voir un beau cadeau - un cadeau présenté, de surcroît, de la façon la plus romanesque ? Ou bien, plus simplement encore, l’invitation à rajouter un petit bout d’histoire à cette grosse bâtisse aujourd’hui devenue sans fonction ?
Je viens de me renseigner sur les horaires de trains pour Morteau. On m’a également assuré que je trouverai facilement à me loger à Goumois. Je ne suis pas une fleur. Ou bien une fleur qui trahit son destin. On me déracine facilement. Mais étrangement, en me dirigeant vers le Doubs, je ne sais plus s’il s’agit de découverte ou de retrouvailles.
J’ai emporté précieusement les trois cartes postales dans mon sac. Ainsi que mon appareil numérique. J’ai l’intention de prendre la "quatrième" photo, ne serait-ce que pour marquer les derniers progrès de la technique : pas de négatif, pas de positif : l’image sera diffusée directement sur internet.
L’attente à Besançon est un peu longue, ce qui me réjouit. Ce sont les attentes qui transforment les trajets en voyages. J’ai même décidé de passer la première nuit à Morteau. Je voudrais voir où se trouve la poste - je sais que Julien n’aime pas poster ses cartes dans les boites aux lettres de rues. De Morteau, je ne connaîtrai que la gare et la poste.
Il fait beau lorsque j’arrive en car à Goumois. Goumois est une ville double, séparée par un pont minuscule, qui n’en est pas moins une frontière. En bonne logique, je choisis de dormir à Goumois-Suisse (rive droite, la rive du Moulin-Jeannottat.) A l’hôtel, on m’a donné un petit dépliant sur les promenades à faire dans le coin. Le Moulin n’est qu’à deux heures de marche ("une heure = quatre kilomètres" est-il précisé.)
Je choisis le matin pour m’y rendre. En général, les photographes préfèrent le soleil du matin. H. Le Roy ne devait pas échapper à la règle. Le sentier longe la rivière, sous les arbres. Je suis presque aussi émue que si j’allais retrouver un souvenir. Par chance, je suis seule à cette heure matinale. Le chemin est plat, facile. Le Moulin-Jeannottat surgit comme par surprise sur la gauche, un peu en contrebas du sentier. Je le dépasse pour aller me poster à l’endroit exact où se tenait Le Roy en 1912. Les zooms n’existaient pas et j’ai l’illusion de reconnaître les deux arbustes qui poussent presque les pieds dans l’eau. Je vérifie mon cadre sur l’écran avant d’appuyer sur le déclic. Le contrat que je me suis signée à moi-même ne me donne droit qu’à un seul cliché.
A mon retour, je l’ai daté, signé, et envoyé sur www.photo-click.com : Julien tombera peut-être dessus. Qui sait ?