« Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante. » Virginia WOOLF
Noter, consigner, écrire sans cesse car déjà la lumière a changé, car déjà la saison a basculé et la mémoire est si défaillante. Le détail s’est évanoui, les chatoiements de la vie s’estompent, comment faire pour garder tout cela ? Ecrire un journal intime. C’est d’abord un journal, il faut donc qu’il soit inséré dans le temps, qu’il ait été tenu, sinon au jour le jour – nulla dies sine linea – du moins de manière régulière. Il doit respecter le calendrier, c’est là le pacte que signe celui qui écrit un journal :
« Le calendrier est son démon, l’inspirateur, le conspirateur, le provocateur et le gardien. Ecrire son journal intime, c’est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l’écriture sous cette protection, et c’est aussi se protéger de l’écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu’on s’engage à ne pas menacer. Ce qui s’écrit s’enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite » [1].
C’est de plus un journal intime : « Il doit (donc) nous faire pénétrer dans l’intimité de son auteur qui l’écrit pour lui-même et qui livre ainsi sa personnalité, révèle les tendances, les réactions, les sentiments qui lui sont propres » [2]. Pour résumer, il s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [3]. Mais pourquoi éprouve-t-on le besoin de rédiger un journal ? Pour quelles raisons s’astreint-on à un tel labeur ? Philippe Lejeune, dans Le pacte autobiographique, propose plusieurs hypothèses.
La première relève, tout simplement pourrait-on dire, de la fonction de communication. On est dans une relative solitude, sans interlocuteur susceptible de nous convenir, et l’on éprouve le besoin de se fabriquer un confident de papier. La deuxième met en avant l’idée de la valeur de l’unique, de l’irremplaçable. Et là, Philippe Lejeune voit deux aspects : le premier insiste sur le soi, sur le fait qu’on est différent de tous les autres ; le second insiste sur le fait que le moment présent du moi est différent de tous les autres. La troisième est centrée sur le plaisir de se voir, de constituer un objet qui est soi. La quatrième s’interroge sur un besoin d’auto-édification, en mettant en avant la fonction essentielle de la relecture. La cinquième avance l’idée que grâce à l’écriture d’un journal on peut maintenir une certaine continuité du moi. Quant à la sixième, elle évoque le plaisir d’écrire.
Et bien, il semble que ce soit, entre autres, pour toutes ces raisons que Virginia Woolf ait écrit son journal, désormais partie intégrante de son œuvre. Au contraire de bien des écrivains léguant avec leurs journaux intimes un mode d’emploi du monument littéraire qu’ils pensent avoir édifié, elle s’en servit toujours comme d’un lieu de l’intime, et du dialogue intérieur, donc sans aucune forme de précaution. Elle ne pensait pas à se protéger des regards malveillants, cherchant d’abord et avant tout à aiguiser le sien, à chercher des mots plus précis, plus effilés, pour rendre ce qu’elle voyait, ce qu’elle éprouvait, ce qu’elle voulait imaginer aussi.
Il faut avant toutes choses bien comprendre que Virginia Woolf est une « autobiographe » qui jamais ne publia une véritable autobiographie, une égotiste qui haïssait l’égotisme. Nous en voulons pour preuve que c’est un mot qu’elle utilisait très souvent, que ce soit pour les autres ou pour elle-même. Dans de nombreuses lettres, elle présente ses excuses « insincères » à ses correspondants pour leur caractère égocentrique. Dans ce cas, pourquoi écrire un journal ? Peut-être parce que le journal oblige à une certaine cohérence, et que le fait d’en écrire un est un signe de la continuité du moi.
« Comme je m’intéresse à moi-même ! » [4] s’exclame-t-elle. Elle cherche toujours à savoir ce qui arrive à son moi, lorsqu’il est seul, en compagnie, heureux, inquiet, déprimé, lorsqu’il dort, mange, se promène, et aussi lorsqu’il écrit : « Que Sydney vienne, je suis Virginia ; que j’écrive, je ne suis plus qu’une sensibilité. J’aime être Virginia parfois, mais seulement lorsque je suis dispersée, multiple et sociable » [5]. Il faut bien l’admettre, l’égotisme est souvent le sujet favori de son journal. Ce qu’elle recherchait, c’était à expliquer la relation entre le soi et le moi qui écrit. Elle en a vite déduit que le soi est à la fois la matière et l’instrument qui permet de la traiter. Est-ce un hasard si Freud, lors de leur unique rencontre, lui offrit un narcisse ?
Mais son journal remplissait d’autres fonctions : c’était le baromètre de ses sentiments, une réserve de souvenirs, un registre des événements et des rencontres, un baume appliqué sur ses maux, et surtout l’antichambre de son œuvre fictionnel, le laboratoire de ses créations.
Vers le milieu des années vingt, elle se livre à un grand débat personnel pour déterminer si ce qu’elle écrit c’est le journal des faits ou le journal de l’âme. De toute évidence, elle voulait tenir le journal des faits, c’est-à-dire de la vie, mais elle s’est vite laisser déborder par cet égotisme qu’elle voulait garder à distance :
« Comme cela m’intéresserait que ce journal puisse devenir un vrai journal intime : m’offrir la possibilité de constater les changements, de suivre le développement des humeurs. Mais pour cela il faudrait que j’y parle de l’âme ; et n’en ai-je pas banni l’âme quand je l’ai commencé ? Ce qui se passe, c’est que toujours, lorsque je m’apprête à écrire ce qui concerne l’âme, la vie s’interpose » [6].
Pendant des années, elle revint à l’idée de ce moi instable et elle se mit à essayer différentes méthodes pour le saisir. Dans son journal, elle donnait des titres au développement de sa vie intérieure : « Art et Pensée », « Mon propre cerveau » [7] ; elle se livrait à diverses expériences : « Je lâchai la bride à mon esprit pour voir ce qu’il allait faire » [8]. Elle avait aussi l’habitude d’y noter des changements quasi imperceptibles, par exemple dans sa manière de se comporter avec ses amis, afin de saisir toutes les fluctuations de son moi. Ainsi, nous pouvons dire avec Béatrice Didier : « la fin du journal et sa raison d’être à la fois, son aboutissement et son hypothèse de départ, c’est la création ou le déploiement de cette entité que les écrivains, suivant leurs convictions philosophiques appellent ‘moi’ ou ‘âme’ » [9].
Décidément, son journal devait être égotiste. En 1917, elle décidait déjà de tenter de porter un regard objectif sur elle-même. Pour commencer, elle entreprit de rédiger des notes rapides et simples sur la nature à Asheham. Le journal intime devait lui servir, avant tout, à « voir la vie » :
« Je me souviens qu’allongée au bord d’un creux j’attendais que L. vint aux champignons, lorsque apercevant un lièvre qui bondissait sur la pente je me dis tout à coup : « Voilà la vie sur terre ». Je crus percevoir combien tout était bien du domaine de la terre, et me voir moi-même, avec les yeux d’un visiteur venu de la lune, comme une sorte de lièvre évolué. La vie est bonne à de tels instants. Mais je ne puis retrouver cette étrange impression que j’ai eue, que c’était la vie sur Terre vue de la Lune » [10].
Sa querelle interne au sujet de l’usage du journal intime avait coutume de s’intensifier dans les moments de crises politiques. Les quelques jours de grève générale, en mai 1926, la rendirent plus consciente qu’à l’ordinaire des relations existant entre sa vie intérieure et le monde dans lequel elle vivait, les événements dont elle était le témoin. A cette époque, elle était immergée dans les événements quotidiens de la grève (qu’elle suivait de très près), et elle consignait tout ce qu’elle voyait, caressant même le projet d’écrire le journal de la grève. Mais elle tenait à maintenir, toujours grâce à l’écriture de son journal, une partie d’elle-même hors de ce conflit, celle qui écrivait La promenade au phare. Elle se demande, un rien amusée, à quel point tous ces détails extérieurs seront intéressants lorsqu’elle les relira par la suite et se moque décidément de la réalité :
« Lorsque je relirai ce cahier j’imagine que je sauterais toutes les pages consacrées à la grève. Ah, quel chapitre ennuyeux ! me dirai-je. Les emballements concernant ce qu’on appelle les « choses réelles » sont toujours indiciblement transitoires » [11].
Et pourtant, juste après avoir noté cela, elle continue à écrire sur la grève. Journal de l’âme ou journal des faits, il lui est impossible de trancher et elle vit dans ce constant dédoublement.
Certes, elle est égotiste, mais en fait elle passe énormément de temps à étudier, parfois jusqu’à la caricature, les autres. Ceux qu’elle côtoie, c’est-à-dire sa famille, ses amis, ou encore de simples rencontres. Elle déclare souvent qu’elle voudrait transcrire au plus près ce que les gens disent, ainsi que leur façon de le dire, tout comme le faisait Boswell, premier grand biographe de langue anglaise :
« Il y a une heure que Lytton est parti, et je suis encore assise ici, incapable de lire ou de me ressaisir – tant quatre jours de conversation m’ont réduite à une épave. (…).
J’ai dit à Lytton que j’essaierais de noter ses propos – ceux qu’avaient déclenchés une conversation sur Boswell » [12].
Très souvent, elle rapporte de larges pans de conversation, tout en se plaignant de ne pas y parvenir. Mais si elle se livre à cet exercice réputé difficile, c’est peut-être aussi pour se libérer d’elle-même. D’ailleurs, elle dit, en parlant de Gibbon, qu’il est sans doute vrai que l’on choisit ses amis en partie pour vivre des vies que nous ne pouvons vivre nous-même. Parfois, cet exercice auquel elle se donne avec assiduité ne parvient pas à la libérer d’elle, bien au contraire, puisqu’il suscite des comparaisons mélancoliques ou envieuses :
« Et moi, je sens que comparés à Aldous et Maria nous ne réussissons pas. Ils se sont mis en route aujourd’hui pour faire le tour des mines, des usines… du pays noir ; ont inspecté les docks pendant leur séjour ici. On doit visiter l’Angleterre. Ils vont se rendre à Moscou pour le congrès sur la sexualité, sont allés aux Indes, iront en Amérique, parlent français, vont voir des gens célèbres, tandis que je vis ici comme un charençon sur un biscuit » [13].
Ainsi, on se rend bien compte que l’égotisme et l’observation sont toujours très étroitement liés. Parler avec ses amis, retranscrire leurs propos, lire des biographies, des autobiographies, tout cela la ramène forcément à elle-même et elle le sait. D’ailleurs, aussi surprenant que cela puisse paraître, Virginia Woolf nourrissait le projet d’écrire son autobiographie. Lorsque l’on sait qu’elle abolissait, par exemple dans son journal, les frontières entre la vie et la fiction, qu’elle inventait et changeait à sa guise bon nombre d’événements (ses lettres sont pleines d’inventions), on s’interroge sur le degré de sincérité auquel on pouvait s’attendre dans une autobiographie de Virginia Woolf. La folie et le suicide l’empêchèrent de mener à bien cette entreprise, et son journal ne sera donc jamais le tremplin d’une autobiographie, comme elle l’avait toujours souhaité.
Naturellement, le problème de la sincérité dans le journal intime se pose aussi. On sait que Virginia n’avait pas très bonne réputation auprès de ses amis. On la disait malveillante, bavarde et très encline à se laisser emporter par son imagination. Alors, peut-on croire que son journal dise vrai ? Son neveu, Quentin Bell, qui prépara l’édition du Journal de sa tante affirme : « l’on trouvera dans ces pages une image fidèle de Virginia Woolf, en même temps qu’une description exacte et, à bien des égards, extraordinairement pénétrante de ses amis et de sa famille, de sa vie et de son époque » [14].
Mais une telle confiance ne règnait pas chez tous ceux qui l’avaient côtoyée et qui, par conséquent, figuraient entre ces pages. Ainsi, Clive Bell, ayant prévu que le journal de Virginia serait un jour publié, prit soin de mettre le public en garde, lui enjoignant de ne pas croire tout ce qu’elle avait bien pu y raconter :
« Tôt ou tard on publiera les cahiers et les lettres de Virginia Woolf. Cela donnera un bon nombre de volumes fascinants ; des livres qui seront, comme la correspondance de Byron, à lire et à relire rien que pour le plaisir. Mais qu’au milieu de son plaisir le lecteur se souvienne, surtout s’il a des démangeaisons d’écrire des commentaires ou des biographies, que les propos de l’auteur sur les gens et leurs faits et gestes peuvent n’être parfois que des envolées d’une imagination aérienne » [15].
Nous nous contenterons de remercier monsieur Bell pour sa mise en garde (qui d’ailleurs peut s’appliquer à n’importe quelle production intime), tant la querelle sur la sincérité du journal intime nous semble vaine et très inadéquate. Rappelons que le diariste « se crée (…) doublement un personnage : en tant qu’écrivain, et en tant que matière de son écriture » [16] : le moi est en même temps sujet et objet.
Cependant, nous pouvons considérer que cette envie autobiographique existait depuis longtemps dans l’esprit de Virginia et qu’elle fit même quelques tentatives. La première prend la forme d’une lettre adressée à son neveu Julian. Elle entreprend de lui raconter la vie de sa mère, Vanessa, et par conséquent la sienne, très liée depuis toujours à celle de sa sœur, sa chère Nessa. Et dans le texte, très vite, Virginia inclut sa propre vie : « Notre vie était commandée par une grande simplicité et une grande régularité. (…). Nos devoirs étaient clairs et nos plaisirs absolument faits pour nous » [17]. La biographie de Vanessa se transforme donc en essai d’autobiographie.
Dans l’une de ses communications adressées au Memoir club [18], Virginia Woolf avoue, non sans humour, qu’elle n’est point capable d’écrire une autobiographie, que c’est un type de narration qui ne saurait lui convenir puisqu’elle n’a rien d’un personnage public. Par conséquent, elle commence son texte en disant qu’il était bien injuste de la part de Molly MacCarthy de lui avoir demandé, à elle, de participer à une telle chose :
« Molly, très injustement, je trouve, m’a imposé la charge de fournir un mémoire ce soir. Nous pardonnons toujours tout à Molly, bien sûr, à cause de son charme insidieux, dévastateur. Mais ce n’est pas juste. Ce n’est pas mon tour. Je ne suis pas votre aînée à tous. Je ne suis pas celle qui a le plus longuement vécu ni la plus riche de souvenirs. Maynard, Desmond, Clive et Léonard mènent tous une vie active et mouvementée (…). Ce serait à eux d’ouvrir les portes de leur trésor (…). Qui suis-je pour qu’on me demande d’écrire un mémoire ? Une simple gribouilleuse (…). Mes mémoires, qui sont toujours d’ordre privé et au mieux traitent de demandes en mariage, de séductions par des demi-frères, de rencontre avec Ottoline et ainsi de suite, n’auront bientôt plus rien pour les alimenter » [19].
Mais personne n’est dupe de ce désaveu ironique. Comment, Virginia Woolf n’avait rien à raconter ?! Elle connaissait un très grand nombre de gens et elle eut l’occasion de rencontrer des individus exceptionnels. Elle écouta de très nombreuses discussions politiques et y prit part. Elle fut aussi éditrice et une des lectrices les plus insatiables du XXème siècle. Et pourtant, est-elle aussi insincère ? Il semble que non. Pour Virginia, les exploits et les aventures se déroulent dans l’esprit puis sur la page blanche. Ce qui compte, ce n’est pas l’extérieur mais l’intérieur. Elle va donc changer le but premier des conférences du Mémoir Club et les ramener à ce qui l’intéresse par-dessus tout : elle :
« Oserais-je suggérer qu’il serait temps de ne pas interpréter trop littéralement les ordres de Molly et au lieu de promener la lampe de notre mémoire sur les aventures et les sensations fortes de la vie réelle, de tourner son rayon vers l’intérieur, et de nous décrire nous-mêmes ?
Parlerais-je pour moi seule quand je dis que si rien ne m’est arrivé qui mérite le nom d’aventure depuis la dernière fois que j’ai occupé cet éminent et épineux fauteuil, je n’en continue pas moins d’être pour moi-même un sujet d’anxiété inépuisable et fascinant – un volcan en perpétuelle éruption ? N’y a-t-il personne à partager mon égotisme quand je dis que jamais la pâle lueur de l’aube ne traverse les stores du 52 Tavistock Square sans que je m’écrie en ouvrant les yeux : « Grands dieux ! Me voilà encore là ! « - pas toujours avec plaisir, souvent avec chagrin, parfois soulevée d’un violent dégoût – mais toujours, toujours avec intérêt ? » [20]
Et cependant, Virginia a toujours été très soucieuse d’éviter l’exhibition égotiste. Malgré cela, tous les textes qu’elle a publiés ont un fondement personnel qu’elle a bien de la peine à cacher. L’histoire de sa vie est dans ses romans, dans ses essais ; elle revient sans cesse sur sa famille, ses parents, sa sœur, la mort de sa mère, celle de son frère Thoby. Elle était un écrivain très absorbé, très inspiré par sa propre personnalité : « En fait, je pense parfois que seule l’autobiographie relève de la littérature ; les romans sont les pelures que nous ôtons pour arriver enfin au cœur, qui est vous ou moi, rien d’autre » [21].
Pourtant, elle était réellement désireuse de dépouiller sa fiction de tout caractère personnel. « On pourrait appeler cela ‘autobiographie’ » [22], écrit-elle à propos des Vagues. Mais elle s’empresse d’ajouter : « Ce sera l’Enfance ; mais il ne faut pas que ce soit mon enfance » [23]. Ainsi, l’ambiguïté demeure et tout ceci montre combien étaient grandes les difficultés de Virginia lorsqu’il lui fallait parler d’elle-même. Elle craint de révéler son âme, de se déprécier, elle a aussi très peur qu’on se moque d’elle, qu’on l’humilie. Lorsqu’elle parle en public (public d’amis) lors des soirées du Memoir Club, elle s’accable ensuite de reproches dans son journal :
« Mais si ce journal était celui de l’âme, je pourrais m’étendre longuement sur la seconde réunion du Memoir Club. Léonard s’est montré objectif, et connut un triomphe ; moi, subjective, j’essuyai la plus désagréable des déconfitures. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été aussi mortifiée, ni mécontente de moi, partenaire qu’en général j’admire. « Oh, pourquoi ai-je lu cette camelote égocentrique et sentimentale ? » C’est ce que je me suis écriée, dans ma conscience aiguë du silence qui succéda à mon chapitre. J’avais commencé au milieu de grands rires ; ils ne tardèrent pas à se taire. Et alors, j’ai imaginé malgré moi une sorte d’ennui gêné chez les auditeurs masculins, auxquels mes révélations devaient paraître d’autant plus insipides et détestables qu’ils étaient d’humeur joviale. Qu’est-ce qui m’a pris de dévoiler ainsi mon âme ? » [24].
Par la suite, forte de cette expérience traumatisante, chaque fois qu’elle voulut dévoiler des souvenirs pénibles, elle le fit avec humour, dans une retenue délibérée de sentiments. Que ce soit dans 22 Hyde Park Gate, Le vieux Bloomsbury et Suis-je une snob ?, elle transforme sa vie en récits « élégants », spirituels, susceptibles de plaire aux membres du Memoir Club. Il fallait être brillant et Virginia l’avait bien compris :
« Le Memoir Club se révéla terriblement brillant – autrement dit, je l’ai été, moi ; et Léonard beaucoup plus remarquable encore, tout en se donnant beaucoup moins de peine ; et Morgan fut très professionnel » [25].
C’est seulement dans son Esquisse du passé, écrite vers la fin des années 1930 (et clairement destiné à la publication) qu’elle commença à parler « ouvertement » de certains moments difficiles de sa vie mais avec encore une certaine retenue. Dans les premières pages, elle décrit comme l’un de ses plus puissants souvenirs (resté caché jusqu’ici) le sentiment de honte et de culpabilité qu’elle éprouvait, enfant, devant le miroir du vestibule ; sentiment qu’elle explique en partie par son ascendance puritaine, mais surtout parce que cet événement du miroir est lié à un épisode traumatique de son enfance :
« Je décèle encore un autre élément dans ma honte à l’idée d’être surprise à me regarder dans le miroir du hall, je devais avoir honte et peur de mon corps. Un autre souvenir, toujours dans le hall, peut contribuer à expliquer cela. Il y avait près de la porte de la salle à manger une sorte de console où poser les plats. Une fois, alors que j’étais encore toute petite, Gerald Duckworth me hissa dessus, et pendant que j’étais assise là il se mit à explorer ma personne. Je me rappelle encore la sensation de sa main s’insinuant sous mes vêtements, descendant sans hésiter, régulièrement de plus en plus bas. Je me rappelle que j’espérais qu’il cesserait (…). Mais il ne s’arrêta pas. Sa main explora mes parties intimes aussi. Je me rappelle que je me suis sentie offusquée, rebutée – quel mot conviendrait pour un sentiment aussi vague et mélangé ? Il devait être très violent puisque je m’en souviens encore » [26].
Quelques semaines avant son suicide, elle écrit à son amie Ethel Smyth pour la féliciter de la liberté avec laquelle elle évoque le sexe par écrit (et tout spécialement dans son autobiographie), liberté dont elle-même se sent bien incapable :
« Mais dans la mesure où la sexualité gouverne une grande partie de notre vie – c’est du moins ce qu’on dit – l’autobiographie risque d’être fortement tronquée si cet aspect-là est passé sous silence. Et, pour ce qui est des femmes il risque à mon sens de l’être pendant encore des générations : c’est une opération délicate – un peu comme de rompre l’hymen – si c’est bien là le nom de cette membrane – liée sans doute à toutes sortes d’instincts enfouis au plus profond. Aujourd’hui encore, je frémis de honte chaque fois que je pense à mon demi-frère et à la manière dont, après m’avoir hissée sur le rebord d’une fenêtre, il caressait mes parties les plus intimes ; je devais avoir 6 ans à l’époque. Pourquoi éprouvai-je de la honte alors ? » [27]
Ce serait faire une lecture grossière de la lettre de Virginia à Ethel que de supposer que Gerald Duckworth « avait brisé sa membrane, (…) lui avait ravi sa virginité » [28], et faire fi de la pudeur de Virginia. Dans cette lettre, la rupture de l’hymen est « une métaphore pour désigner la perte de virginité en tant qu’écrivain, la fin de l’autocensure » [29]. La honte sexuelle ressentie par Virginia dans son enfance est une chose dont elle n’avait jamais pu parler.
D’ailleurs, ce fragment inachevé qu’est cette Esquisse du passé est tout entier marqué par de nombreuses ellipses et de brusques arrêts dans la narration :
« Là, j’en viens à une des difficultés de l’auteur de biographies – une des raisons pour lesquelles sur les nombreuses que je lis, nombreuses sont celles qui tombent à plat. Elles laissent de côté la personne à qui les choses sont arrivées. Cela, parce qu’il est très difficile de décrire un être humain. Alors on dit : « Voilà ce qui est arrivé » ; mais sans dire à quoi ressemblait la personne à qui c’est arrivé. Et les événements n’ont pas grand sens à moins qu’on sache d’abord à qui ils sont arrivés. Qui étais-je alors ? » [30].
C’est alors ce côté insaisissable du moi qui devient le sujet même de cette Esquisse du passé. Le sujet de toute la vie de Virginia Woolf et sur lequel, quatre mois avant de se suicider, elle peut enfin écrire. Elle a beaucoup réfléchi sur le fonctionnement de la mémoire et sur l’attrait du passé :
« (…) je dois me contenter de noter que le passé est magnifique parce que l’on ne ressent jamais une émotion dans toute sa réalité sur le moment. Elle se développe par la suite, si bien que nous n’avons pas d’émotion complète dans le présent, mais seulement dans le passé. Cela m’a frappée sur le quai de la gare de Reading, alors que je regardais, mais non sans une certaine émotion déjà, Nessa et Quentin qui s’embrassaient, lui s’avançant timidement. Cela je m’en souviendrai et je devais l’approfondir une fois libérée de la nécessité de traverser le quai, de trouver notre autobus, etc. C’est pour cela même que nous nous attardons sur le passé, je crois » [31].
Pourquoi est-ce donc si important de se remémorer le passé ? Parce qu’il permet de saisir une certaine continuité du moi. Le Journal de Virginia est rempli de ces passages où elle cherche désespérément à faire revivre le passé, afin de sentir qu’elle a existé et continue d’exister :
« Pour réveiller mes souvenirs de la guerre, j’ai lu quelques vieux cahiers de mon journal. Les larmes me sont encore et encore montées aux yeux en lisant ce que j’écrivais sur L. à Richmond : nos disputes, et comment il s’est glissé dans mon lit avec une petite bourse, et tout (…). Le sentiment de tout ce qui est emporté à jamais par le courant, inconnu pour toujours ; l’étrange impression que le passé engloutit une trop grande part de nous-même » [32].
Grâce à son Esquisse du passé, Virginia Woolf entend bien échapper « à la bouche dévorante du temps » [33]. Elle va donc se lancer dans un processus de réitération. Maintes et maintes fois, elle va marquer le passé en revenant sur les mêmes scènes, les mêmes paysages, les mêmes personnes, les mêmes chambres, parce qu’elle est persuadée que ce que nous avons ressenti avec une forte intensité continue d’exister quelque part :
« Je le vois – le passé – comme une avenue qui s’étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d’émotions. (…) Au lieu de me rappeler une scène par-ci, un bruit par-là, je brancherais une prise dans le mur ; et j’écouterais le passé. (…). Je sens qu’une vive émotion doit laisser sa trace ; et qu’ il s’agit simplement de découvrir comment nous pourrions la suivre, de manière à revivre notre vie depuis son commencement » [34].
Ce processus de réitération, il est déjà à l’œuvre dans le Journal. Virginia Woolf, diariste, se répète continuellement. D’un mois à l’autre, d’une année à l’autre, les problèmes et les préoccupations restent les mêmes. Le journal devient « une preuve éclatante (…) de la constance du tempérament et du ‘moi’ » [35].
Peut-on raisonnablement penser, à ce stade de notre réflexion, que l’écriture d’un journal ait pu aider Virginia Woolf à saisir, non pas l’unité de son moi, mais une certaine continuité de ce moi ? Le journal nait-il d’un problème d’identité et peut-il devenir un élément de stabilité, même relative, chez ceux qui ont du mal à saisir les fluctuations de leur moi ? Nous répondrons par l’affirmative, ne serait-ce qu’en considérant l’aspect formel du journal, car « inscrire le lieu et le temps, c’est prendre appui sur un réel, relativement solide, pour s’élancer vers les zones beaucoup plus fuyantes du moi » [36]. Le temps que marque le journal, c’est celui de la réalité, ce n’est pas celui de la fiction. C’est pourquoi « un écrivain aussi pur que Virginia Woolf (s’est) sentie comme obligée de revenir auprès d’elle-même dans un journal de bavardage où le Je s’épanche et se console » [37]. De plus, le journal joue aussi le rôle d’un garde-fou contre les dangers de l’écriture : « Le journal est l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité » [38].
On ne peut pas réfléchir sur le rôle du journal intime chez Virginia Woolf sans parler de sa correspondance. Pour faire un bref rappel de l’ensemble de cette correspondance, soulignons qu’elle est publiée en six volumes et comprend quatre noyaux épistolaires principaux se partageant près de deux mille lettres : à Violet Dickinson jusqu’en 1922, puis plus brièvement dans les années trente, à Vita Sackville-West dans les années vingt et trente, à Ethel Smyth dans les années trente, et enfin à Vanessa Bell depuis son mariage en 1907 jusqu’en mars 1941. Autour de ces quatre blocs de lettres se greffe une somme d’autres destinataires, masculins et féminins, personnages célèbres ou simples anonymes.
Alors, pourquoi Virginia Woolf a-t-elle écrit un nombre aussi impressionnant de lettres ? Outre le plaisir d’écrire, qui est une évidence, il semble que la romancière anglaise ait su très vite tirer parti de la lettre. Elle a développé deux idées : celle de la lettre comme miroir et celle de la lettre comme scène. Ces deux pôles sont intrinsèquement articulés. Ainsi, « le champ de la « spécularité » rend compte de la construction d’une image de soi pour un destinataire » [39] puisque Virginia souhaite atteindre une transparence idéale de la lettre, comme elle l’écrit à Violet Dickinson : « a letter should be flawless as a germ, continuous as an eggshell, and lucid as a glass » [40] ; et « le registre de la « théâtralisation » (…) traduit l’espace de la représentation qu’est la lettre » [41], comme l’évoque cette lettre à Jacques Raverat, datée du 3 octobre 1924 :
« Le plus difficile, quand on écrit une lettre, c’est d’abord qu’il faut élaguer et qu’on n’a pas le courage de s’appesantir sur les petits désastres qui, à nos yeux pourtant, ont énormément d’importance, qu’il faut donc endosser une personnalité qui n’est pas la vraie. Quand je vous écrit par exemple, à vous que je n’ai pas vu depuis 11 ans, j’adopte invariablement un mode enjoué, sans doute parce que c’est un masque commode ; or les masques – précisément parce que je suis écrivain – me pèsent. Maintenant que je suis vieille, je ne veux plus avoir à m’encombrer de superflu, je veux former des mots à la crête des vagues de mon esprit – redoutable entreprise » [42].
Mais la réponse à notre question : « pourquoi écrire tant de lettres ? », nous la trouvons plus sûrement encore dans la conscience qu’a Virginia Woolf d’un jeu : tour à tour mise en ombre et mise en lumière, la lettre lui permet de jouer avec elle-même, et avec son destinataire : « Que fait-on quand on écrit une lettre, sinon tenir compte, en partie bien entendu, de l’image que vous renvoie l’autre ? Quand j’écris à Lytton ou à Léonard, je ne ressemble en rien à ce que je suis quand je vous écris à vous » [43].
Les lettres de Virginia ont aussi un côté très ludique. Ainsi, chacun de ses correspondants possède un surnom, que Virginia choisit en général parmi l’espèce animale : le dauphin pour Vanessa, la mangouste pour Léonard ; Vita est « une mûle entêtée » et Ethel « un chat qui n’a pas été châtré » : quant à Virginia, elle devient tour à tour moineau, singe ou kangourou.
Virginia Woolf tend à son correspondant ce miroir à deux faces qu’est la lettre :
« Fascinée par cette spécularité, elle sait que le miroir l’in-forme elle-même autant, et sans doute davantage, qu’il informe l’autre. D’où ses inventions, ses exagérations qui visent à la multiplier, lui permettent de se multiplier, et (…) peut-être de se retrouver » [44].
La correspondance avec Ethel Smyth, une des plus acharnées, est révélatrice des buts poursuivis par Virginia en particulier pour ses mises en scène, ces figurations de l’aveu de soi. Mentionnons que les lettres à Ethel sont basées sur ce que Pierre-Eric Villeneuve appelle « la rhétorique de la colère » [45], c’est-à-dire qu’elles sont écrites sur un mode fortement réactif. Le ton de ces lettres est garant d’une certaine sincérité, et d’un véritable ancrage dans la réalité, fut-elle celle de la colère.
D’autres destinataires, en revanche, apparaissent comme des prétextes à de faux dialogues, à une auto-satisfaction ou encore à une justification de soi : « You don’t mind my filling my letters with egotistical complaining – very dull, but I can’t help writing them to you » [46], écrit-elle à Violet Dickinson ; et à Saxon Sydney Turner : « I write to you more to mitigate my own lot than to please you » [47]. Cependant, nous adhérons finalement à la vision dialogique de la lettre que donne Roger Duchêne dans sa lecture de la correspondance de Proust qui note que « dans ses lettres au contraire, si Proust peut évidemment mentir, c’est sous le regard de correspondants auxquels il doit donner de lui-même une image suffisamment ressemblante pour qu’il puisse la tenir pour véridique » [48]. En somme, la correspondance s’érige « en théâtre miroitant où se joue la représentation du sujet écrivant » [49].