Le type n’a pas dix-sept ans. Il a surgi de je ne sais où. Torse nu, short dégueulasse, yeux vaporeux : un gosse de favela. Bordel ! Il est quinze heures, un soleil de plomb, la plage de Botafogo est déserte (personne, à Rio, ne vient plus s’y baigner, l’eau y est trop polluée). Bordel de bordel ! Je ne le regarde pas mais je sens qu’il me fixe. Dans ces moments de tension, lors de ces rencontres aussi inopinées qu’indésirables, l’animalité reprend spontanément le dessus. Tels des primates belliqueux, les yeux se font arme ou bouclier, les regards appellent à la guerre ou à l’apaisement. Mon crève-la-dalle n’a rien d’un bonobo ni moi d’un gorille. Bordel ! Carte bleue à droite, cigarettes et billets à gauche. La poche arrière de mon bermuda contient mon I-phone. Sac en bandoulière, blanc comme un linge (Paris, mois de janvier, 4°C), je peux difficilement être confondu avec un carioca. Nous longeons tous les deux l’écume, le tête-à-tête est inévitable. Ses yeux, je le perçois, ne me lâchent pas. Coup d’oeil discret aux alentours : pas un chat. Bordel de bordel ! La plage est séparée de la ville par une autoroute à six voies, continuellement en mouvement. Mes Havaianas ne me sont pas encore familières, les premières cloques entre les orteils ont fleuri telles des champignons. Sentiment honteux et rageur d’être considéré comme une proie. Impression désagréable d’être un plouc de touriste bientôt dépouillé par un gamin rachitique et ce, au bout de deux jours de présence seulement dans la cité. Ca y est, on y est. Il m’interpelle. Je comprends qu’il me demande des cigarettes. Visage fermé et indifférent, je refuse de la tête et continue, démarche assurée (autant que faire ce peut, avec ces saloperies de claquettes et ce sable trop fin), mon chemin. La partie a commencé. Dans mon dos, la voix se fait plus insistante. Sa tonalité est maintenant clairement agressive. L’assaut est lancé. Je me retourne et évalue mon adversaire. Il lance ses menaces (dont je ne capte que pouic) en remontant lentement vers moi, décidé, le visage en feu, les lèvres hideusement déformées par ses litanies incompréhensibles. Le décalage entre son attitude prédatrice et son physique grotesque me frappe alors. Un chiard, un chiard sans doute camé, maigrelet et aisément vincible aux poings. Mon inquiétude ne vient pas de sa corpulence adolescente mais, plutôt, de ce que contient sa poche déformée, dans laquelle se ballade nerveusement sa main droite. Couteau, canif, arme à poing ? Rio n’est pas Paris. Les dérapages sanglants ne sont pas des fantasmes mais un fléau quotidien. Bordel, bordel, bordel ! Des mots qui sortent de sa bouche, je n’en comprends qu’un, le plus récurrent : « telefono ». « Telefono, telefono, telefono ». Telefono ? Mon nouvel I-phone G4 ? Plutôt crever ! Dans un ultime geste de conciliation, je sors mon paquet de clopes et lui en tend deux. Chose intrigante, il ne m’arrache pas le paquet en jurant mais, se saisit délicatement des cigarettes offertes. Puis, repart de plus belle avec ses « telefono, telefono » délirants. Doté d’un sens de l’orientation hors du commun, sorti du métro ’Flamengo’, dans les parages duquel se situe mon hôtel, je suis parti à la recherche de celui-ci dans la direction inverse à celle voulue par la raison. Atterrissant devant la plage de Botafogo en moins de deux (quartier résidentiel ni plus ni moins dangereux que Flamengo), en arrêt devant la vue extraordinaire sur le Pao de Açucar et ses téléphériques en lévitation. Traversant en courant les voies surchargées, sous les klaxons colériques, un sentiment d’allégresse (enfin, les vacances !) m’a envahi. Ete austral, panorama splendide, plage déserte. Dégainant mon I-phone afin d’immortaliser le ’Pain de sucre’ et pouvoir faire aussitôt (vanité immature, vaine mais jouissive) le kéké sur Facebook, je n’ai pas perçu la présence du voleur. Peut-être me guettait-il déjà depuis l’autre bord de l’autoroute. Le fait de l’avoir vu surgir sans crier gare, d’un coup d’un seul, sur cette plage dénuée de dunes, complètement plate, me fait craindre l’apparition soudaine ’d’équipiers’ de fortune. La suprématie des forces adverses serait alors clairement établie. Il est chétif, seul. Je l’imagine armé, accompagné. « Telefono, telefono, telefono ». Donne, donne, donne ! Cette haine, ce saccage de MON moment : me voilà étouffant d’un cri mes craintes d’être saigné comme un porc, tondu comme un mouton passif. Je beugle, je gueule, j’éructe. Je perds une sandale dans l’énervement. Si je dois courir, pas pratique. M’en fiche. Je hurle à la face de ce morveux décontenancé, qui ne comprend rien : « Putain, au prix que j’ai payé ! Tu vas pas m’emmerder, connard ! Au prix que j’ai payé ! Ah, non ! J’te crache à la gueule, connard ! » J’ai le vocabulaire assez pauvre, lorsque je m’emporte. Point d’armée de gueux sortant de la mer, nulle lame venant se planter dans ma gorge. Juste un gamin pitoyable, les bras ballants, me contemplant avec des yeux ronds. Ma décision est prise : il aura ma compassion mais, rien de plus ! Je re-fourgue mon pied dans ma putain d’ Havaiana tombée et me dirige vers l’autoroute, en beuglant toujours. Surpris par son inaction, je me retourne pour le surveiller, songeant (prudence, idiotie ?) à un revolver braqué sur moi. A portée de voix encore, il se touche le ventre et me dit (je le comprends, sans rien entendre au portugais) : « J’ai faim », d’une voix maintenant geignarde et infantile. Puis, de sa poche droite, sort un sac en plastique, qu’il porte à son nez. Il me fait alors songer à un jeune enfant frustré saisissant machinalement son doudou-somnifère. Je me dépêche de rejoindre la ville, ses distractions touristiques organisées, sa foule protectrice. Je l’abandonne, lui, à sa colle. Je le laisse à ses inhalations morbides. Je le laisse, me sentant en colère, un peu ridicule et, complètement désemparé. Je le laisse. Je le laisse mais, je crois, je ne l’oublierai pas.