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Hommage à Jean-Paul Dollé : 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. 

vendredi 13 mai 2011, par Roland Castro

 DÉDICACE. Présentation : Marx et Freud chez les maoïstes : une affaire de famille française. Que Roland Castro situe Marx et Freud dans son hommage à Jean-Paul Dollé est déterminant, mais externe de la famille maoïste malgré leurs proximités. Comme Roland Castro connut à la fois le maoïsme indépendant d’Althusser mais la psychanalyse avec Jacques Lacan, il est bien placé pour savoir que Jean-Paul Dollé s’il fut aussi indépendant comme maoïste, il le fut également comme freudien. [ ... ] 

[ Lire la suite en post-scriptum ]
 

Proposition pour le Quartier des trois rivières à Stains
Source et © Atelier Castro Denissof Casi/Nexity
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Jean Paul Dollé
Le désir de révolution
Grasset, 1972 ; 10/18 (Union Générale d’Éditions), 1975.


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Jean Paul,

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 Tu es mort, mais tu ne mourras pas car tu étais un oracle, un orateur, un arpenteur, un promeneur, un flâneur, un professeur, un troubadour de la pensée.

Tu passais de château en château, de maison en maison, de café en café avec ta maïeutique, tu interrogeais les enfants comme Socrate et tu caressais les chats.

Tu arrivais et tout le monde, n’importe qui devenait intelligent, avec ton esprit en boucle et arabesque, ton amour des mots.

Ce que la doxa appelle philosophe tu l’étais certes, et même diplômé. Mais ce que tout un chacun, le peuple, appelle philosophe ça tu l’étais.

Tu étais un danseur, tu fréquentais la musique qui te parlait autant que les mots.

Tu étais ce qu’on appelait au XVIIIe siècle un homme d’esprit.

C’est pour ça que tu ne mourras pas.

Depuis la terrible nouvelle de ta mort ; nous sommes convaincus et pas seulement par lâcheté convenue devant la fin, le mot fin sur ta carcasse, que tu ne mourras pas.

Mitterrand disait « je crois aux forces de l’esprit » : tu étais un esprit, de tes anecdotes innombrables surgissait de l’essentiel.

Comme ton ami Pierre Goldman auquel je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui tu étais un braqueur, tu avais ta loi et en même temps tu savais mieux que personne parler de la LOI COMMUNE.

Tout petit, très malade, tu es devenu immortel, tu ne pouvais, tout petit, que penser.

Et tu as passé ta vie à questionner l’un et le commun parce que chez toi il y avait de l’un, de l’unique, de l’inéluctablement unique.

Ce que les gens disent : il est unique celui-là.

Tu étais d’une langue et d’une terre et cela a donné L’odeur de la France [1], l’un de tes plus grands livres car, au fait, tu laisses une œuvre.

Entre Marx et Freud.

Commencé par le meilleur livre après 68, Le désir de Révolution.

Une œuvre qui se balade entre deux espaces qui sont le grand écart de ce que tu étais.

Un appartement balzacien haussmannien plein de tous les petits tracas de l’être et le bon havre du misérable tas de petits secrets qui est chacun de nous et en face : le Château de Vincennes : le lieu hugolien où le général de Gaulle espérait en 58 installer la France de même à Beaugency dans le plus petit territoire du Royaume de France ta maison collée au donjon.

Tu circulais entre la pure idée absolue : la France

Et le plus misérable de ce pays idée, ce pays concept : les Français.

Je pense qu’au-delà de ton œuvre tu as laissé d’immortels slogans, comme Desnos, comme un poète comme ce qu’on appelait au XIXe un publiciste.

En 68 que tu résumas : Chassez le Flic de votre tête et récemment avant la présidentielle de 2007 : au Mouvement de l’Utopie Concrète ; Nous sommes des millions à être seul, en passant par le Changer la vie de Vive la Révolution.

Juste pour mémoire tu resteras aussi le premier d’une longue série d’intellectuels qui sont là aujourd’hui à répondre au désir de tes amis architectes que les intellos s’intéressent à la question centrale de notre monde : habiter ensemble, question où de Sartre il n’y eut que le silence.

De cela aussi il reste une œuvre dont ton dernier livre prophétique : L’inhabitable capital [2]

Jean-Paul fais-moi une prophétie ? Combien de fois t’ai-je posé cette question ?

Notre dernière conversation sur l’état de notre pays malheureux : il y a 15 jours.

Tu m’as dit, il est aboulique, résumons : le désir de rien. [3]

Car tu avais la liberté de prophétiser, de dire l’avenir.

Tu étais voyant, comme Rimbaud et c’est pourquoi tu ne mourras pas.

Maintenant il y a la douleur, j’ai bavardé, tourné autour, avant de l’évoquer.

Nous souffrons Jean-Paul de ton départ physique sans prévenir, comme ça, apaisé dans ton lit.

Bien sûr tes frères, ton fils, sa femme, ton petit-fils, ta petite fille qui t’aiment tant, et Claudie et Françoise.

Bien sûr tous tes amis, rien de factice ou de convenu dans tout ce que nous ressentons car nous t’aimons sans réserve Jean-Paul.

Le plus dur pour moi ce fût de l’annoncer à mes 5 enfants car tous t’aiment, Jean-Paul.

Et nous deux vers 1972, l’aveugle et le paralytique, au bord du gouffre, dans un soutien mutuel invraisemblable de deux funambules détraqués, Paulo, Jean-Paul, Paulette, tu détestais que je t’appelle Paulette, tu ne feras plus de salades de tomates coupées n’importe comment avec un œuf dur explosé comme une grenade.

Tu ne joueras plus à la belote, nous n’entendrons plus parler de « blé engrangé ne craint pas l’hiver » dont longtemps Samuel, mon fils, a pensé que c’était un mec qui ne craignait pas le froid.

Tu ne pisseras plus dans la travée du cinéma comme à Hyères, en 82, car tu l’as fait, un des plus beaux souvenirs de transgression de ma vie.

Jean Paul,

Aujourd’hui nous pleurons, mais tu n’as pas fini de nous faire rire,

Tu n’as pas fini de nous faire penser,

Tu n’as pas fini de nous faire rêver.

Il faut admettre que tu es mort

Mais un conteur comme toi s’est inscrit au patrimoine immortel de l’humanité.

R. C.


Avec l’aimable autorisation de Roland Castro © La règle du jeu, 8 février 2011


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Collage des logos des principaux journaux activistes
de 1968 à 1974, à Paris.
Source La parole errante


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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES

Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011

Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)

- 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
- 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
- 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
- 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
- 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
- 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
- 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
- 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
- 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
- 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)

(à suivre)

P.-S.


La suite de la présentation :

[ ... ] Ce que d’autres maoïstes au contraire furent à travers Althusser, émule de Lacan qu’il avait fraternellement reçu, celui-ci étant banni par les écoles de psychanalyse, pour tenir son prestigieux séminaire à l’École normale supérieure. Fraternellement structuralistes dissidents. D’autant plus qu’Althusser était réputé malade, beaucoup allèrent du côté de Lacan sans accabler Althusser, parmi lesquels un de ses disciples marxistes-léninistes et fondateurs de la Gauche prolétarienne, Jacques-Alain Miller, le gendre, (on voit passer Judith Bataille Lacan, encore jeune fille, dans L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman), le disciple, l’assistant, puis le successeur de Lacan, alors rejoint par d’autres tel Alain Badiou (voir le blog Lacan.com).

Si Jean-Paul Dollé avait participé à la création de l’UJCML, au contraire, dès 1968, il resta délibérément externe de la formation de la Gauche prolétarienne et des autres organisations proches d’Althusser, comme ses amis Bruno Queysanne et Roland Castro, (très engagés syndicalement de leur côté), y compris lorsque le succès des comités de base universitaires indépendants provoquant la convoitise de la rue d’Ulm, à la fin de 1968 et au début de 1969, les activistes considérés comme leurs leaders de pensée, parmi lesquels Dollé, au premier plan des leaders du groupe de la faculté de Vincennes, à cause de son passé et de son autonomie, furent secrètement conviés à s’unifier sous la hiérarchie de l’organisation. Mais lui savait que leader d’un comité de base anarcho-maoïste indépendant n’était à entendre qu’en terme des décisions collectives de la minorité non représentée.

Et pour d’autres raisons encore, sa route freudienne pas plus que son marxisme ne furent méthodologiquement structuralistes : ni réduits ni soumis, ni expropriants — a fortiori s’agissant de la structure.

En tous cas, on comprend ici son concept de propriété, qui éclaire sur la propriété dans la constitution révolutionnaire de 1793, où elle s’installe contradictoirement de l’idéologie du socialisme utopique — et paradoxalement pour un marxiste — comme un droit fondamental de l’homme et du citoyen vivant en commun, imprescriptible, expression de la liberté indivisible : la propriété inaliénable et sa prédiction dialectique d’insoumission légitime (également mentionnée dans le texte) contre l’expropriation — ce que Dollé entend sous toutes les formes. Soit, vus depuis la pensée freudienne sous l’angle du narcissisme : le miroir narcissique de la masse comme de la personne — construction et intégrité de la structure et de l’autonomie de la personne, et l’autonomie collective (corollaire) de la société intégrale. Non la propriété qui exproprie.

Là, on entrevoit un pacte oublié depuis le XVIIIe siècle sauf les équipements de la nation au XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècles, quant à l’habitat poursuivant de fonctionner sur le concept des sociétés rurales appliqué aux cités, aux anciens ouvriers "radieux" (pavillons ou habitat collectif) advenus consommateurs, ou marginalisés laissés pour compte de la disparition de la société de la production, et dans lequel Roland Castro et et Jean-Paul Dollé, à la fois comme marxistes et comme freudiens non dogmatiques, purent penser un même dispositif critique des questions urbaines. Penser la question de la généralisation urbaine comme avènement du social. Les classes sont mises de fait au-delà des classes — si l’on compte que nul de doit rester dans la situation de la vie nue, individu ou communauté déshéritée : il ne s’agit pas de les sauver en les assignant dans des camps mais de les intégrer comme citoyens à part entière dans l’univers urbain à part entière. Non l’habitat social mais le social comme concept de l’habitable, général — la société intègre est intégrale, majeure et vaccinée : non assistée.

Le "vivre ensemble" — "Question où de Sartre il n’y eut que le silence," — n’est, au terme de l’œuvre de Dollé, peut-être rien d’autre mais essentiellement que la métamorphose de l’existentialisme dans l’existentialisme socialement parlant. Et de là un principe, à rendre évident (visible dans le sens de compréhensible), de la société, et non une réduction ni un slogan. La question de la structure collective de l’urbanité, réfléchissante comme le miroir narcissique de la construction sociale, sa production citoyenne égale à la sauvegarde d’advenir et par conséquent sans prédiction représenté de son devenir, sinon qu’il soit concevable en existence possible, est la question ultime de la démocratie et des républiques actuelles.

Telle l’existence en commun comme un principe global (dans une pensée ni exclusive ni catégorielle et forcément ni xénophobe ni raciste à l’échelon entier de ce qui reste des nations), le futur possible du genre humain n’est pas seulement celui de l’écologie, c’est celui de la possibilité de l’espace et des lois qui ne bloquent pas l’invention du social.

Non l’identification communautaire ni l’abolition fusionnelle de la singularité, idéaux des anciens socialismes, mais la diversité topologique du "genre humain" au delà de la situation de classe, d’ethnie, de nation. Une vision intégrée, non millénariste, de la société vivante au XIe siècle, qui déplace les contradictions et s’émancipe de l’utopie. Mais c’est toujours la pensée de la révolution agissante, non la reproduction des modèles.

Ce n’est pas une vision qui dénie les divisions existantes, c’est une vision pragmatique de l’entropie de la généralisation urbaine, incontournable, qui se réalise "naturellement", techniquement, en termes de division, entre le pouvoir nanti qui se protège en exécutant topologiquement (espace et argent) les divisions, depuis laquelle il faut penser contre : contre la société inhabitable.

En se plaçant enfin au-delà du XIXe siècle, au-delà de la division ville / campagne — pensée cachée, refoulée, ou traumatique de la disparition de la campagne qui poursuit pourtant d’être active, et qui structure aujourd’hui les divisions de l’espace autrement : non plus en termes de classes mais en terme de valeur associée à la richesse, de bio-pouvoir, de quartiers résidentiels et de camps de rétention. (A. G. C.)

Notes

[1Ce livre de Jean-Paul Dollé dans la collection Figures chez Grasset, L’odeur de la France (1988), est un ouvrage de réconciliation dédié à la pensée et à la littérature françaises, celles qui ont marqué la conquête des libertés dans le monde, et l’insoumission locale des causes collectives et des résistances révolutionnaires ou politiques, mais pas seulement celles-ci, attachées aux lieux qui font la beauté "habitable" de ce pays et de sa culture, avec ou contre le cœur de son histoire.

[2Dans le cadre de l’hommage à Jean-Paul Dollé par La revue des ressources on peut lire (suivre le lien) les chapitres VIII et IX de L’inhabitable capital, extraits in extenso, où l’on retrouvera également les liens pour se procurer l’ouvrage.

[3"Et si le désir de révolution restait la seule alternative au désir du rien ?" Tel est le mot en 4e de couverture de l’ouvrage de Jean-Paul Dollé Le territoire du rien publié aux éditions Lignes (Lignes-Léo Scheer) en 2005. Ouvrage dont on peut considérer qu’il serait la fenêtre centrale d’un triptyque dont le premier volet serait Haine de la pensée et le troisième L’inhabitable capital — la dernière œuvre.

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