Été 2009 : Jean-Paul vient habiter quelques jours dans la caverne de Bonnieux. Nous parlons sur la beauté. Nous écrivons un texte court « conversation sur la nature » à partir des propos du peintre taoïste Shitao.Juillet 2010 : Jean-Paul est fatigué et annule sa venue à l’Académie de pataphysique de Bonnieux où nous nous interrogeons sur le « ne-pas tout dire ». Il viendra en fin d’année pour trois jours de dialogue avec Stéphane Hessel — l’invité des Écritures croisées d’Aix — qui « danse avec le siècle ». Tous les deux s’entendent si bien qu’ils finissent par s’écrier :
« engagez-vous » « dégagez-les ».
« engagez-vous » « dégagez-les ».
« engagez-vous » « dégagez-les ».
Philippe Jonathan, Hommage (extrait), Hommages à Jean-Paul Dollé, La règle du jeu, 12 mars 2011. [1]
Déviants prolos / déviants bourgeois. Et affinités électives (sensibilité de l’émotion et culture critique). Notre rencontre aléatoire et forcément nécessaire. Donc nous nous sommes vus dans d’autres conditions que le Comité de base — où je n’étais guère préoccupée de hiérarchie et encore moins de subordination. Nous nous retrouvions chez nous, à l’occasion de commémorations familiales et amicales.
Le père de Jean-Paul était médecin, Claudie était médecin (aujourd’hui psychanalyste), mon père était médecin, et ma mère sage-femme. Claudie était de Montpellier, elle connaissait le petit train de Palavas-les-flots et je connaissais Palavas et Maguelone. Elle abordait la psychiatrie et la psychanalyse et mon père était devenu psychiatre — et son jeune cousin aussi. Jean-Paul commençait à enseigner la sociologie en architecture, aux Beaux-Arts, ses plus proches amis Bruno Queysanne (leader du Comité d’occupation des Beaux-Arts en tant que membre du Snes sup en 1968), et Roland Castro, co-fondateur de Vive le communisme (scission de l’UJ et front uni opposé à la dogmatique Gauche prolétarienne) et fondateur avec Tiennot Grumbach de Vive la révolution en 1969, étaient concernés par l’architecture avant lui, l’un au titre des sciences humaines et des arts, l’autre au titre de son diplôme et des études puis de l’enseignement — avant même de devenir architecte.
Mon compagnon était un ancien prolétaire élevé dans une banlieue ouvrière au nord de Paris, fief municipal du Parti et de ses organisations de jeunesse au sein desquelles il avait grandi puis était devenu lui-même éducateur des Francs et Franches Camarades ; d’abord ajusteur, il avait suivi la filière des cours du soir des syndicats et des comités d’entreprise, et au retour de deux ans de service militaire au Maroc, comme mécanicien spécialisé dans l’aviation, il avait passé les examens et les concours qui lui avaient ouvert des études en architecture, et qu’en 1968 ’il était en train de finir, dans un atelier des Beaux-Arts dont il était « massier », quand la révolte éclata. La nuit des barricades il était sur les barricades, Jean-Paul était sur les barricades, mais ils ne se connaissaient pas. Moi j’étais clouée dans l’appartement où nous habitions, au 23 rue de Seine [2], pour garder notre fils frappé par la rougeole qui était aux prises avec une forte fièvre. On entendait l’explosion des grenades lacrymogènes plus loin et l’odeur âcre passait à travers les fenêtres fermées jusque chez nous dans la rue de Seine. Il n’y avait pas de téléphone portable, mais les journalistes des radios transmettaient en direct et sans discontinuer les événements qu’ainsi je pouvais suivre, passionnée et tendue, rageant d’être enfermée. Le lendemain mon mari ne revint pas. La recherche commença... le soir je parvins à savoir, grâce à des voisins qui avaient des informateurs au bon endroit, qu’il était comme beaucoup de ses semblables dans le centre de rétention improvisé par la préfecture de police à l’hôpital Beaujon. Le lendemain encore, il fut relâché. Il m’apprit qu’il avait été raflé le matin, alors qu’il rentrait.. plus exactement il rentrait, étant miraculeusement passé à travers les ratonnades de l’aube, quand il croisa le journaliste Pascal Thomas (aujourd’hui cinéaste) qui le reconnut : je travaillais alors avec Guy Peellaert pour lequel Pascal avait écrit le scénario de la bande dessinée Pravda la survireuse au moment où Guy habitait avec nous, et Pascal insista pour être accompagné jusqu’au boulevard Saint Michel afin de voir les reliefs de la nuit, il devait faire un papier pour son hebdomadaire [3]. Survint une brigade devant laquelle Pascal présenta sa carte de journaliste, ce qui le laissa libre ; mon mari qui lui servait de piqueur n’avait rien à présenter sauf sa carte d’étudiant et de syndiqué étudiant qu’il valait mieux laisser au fond de sa poche. Comme il n’avait visiblement pas l’air de sortir de son lit il fut jeté dans un fourgon. Au moins le statut officiel de Pascal avait valu à mon mari d’être maintenu indemne devant un journaliste. À Beaujon, il rencontra mon frère — élève infirmier avec un ambulancier, eux aussi arrêtés à l’aube, alors qu’ils étaient venus en blouses blanches des hôpitaux publics, où ils travaillaient, pour relever les blessés ; or la préfecture craignant des morts avait prévu d’empêcher l’enlèvement des blessés par des personnels non assermentés, en sorte que ceux chargés de le faire soient sous les ordres de la police. Jamais D., ayant vu d’atroces blessures causées par des grenades tirées à bout portant, du côté de l’Institut de géographie, ne fut convaincu que cette nuit là, il n’y eut pas de morts.
D. connaissait déjà Jean Baudrillard dans le cadre du groupe Utopie. Moi je ne connus ce dernier que plus tard, en 1970, alors qu’en septembre 1968 je connaissais déjà Jean-Paul Dollé.
Mes parents déçus par la politique de l’après guerre étaient devenus productifs et conquérants, à force de travail devenus grands seigneurs ils étaient restés généreux comme au temps de leur pauvreté, pouvant enfin se permettre le don dans les grandes largeurs, pour autant ils défendaient leurs choix et leur entreprise médicale sur des principes qui ne me convenaient pas. Mon père avait été actif dans la résistance avec les FTP, décoré par Tillon à la Libération, puis il avait été un des pionniers activistes de la sécurité sociale ; ma mère était une ancienne ouvrière du textile qui avait réussi à économiser pour se payer des études de sage-femme sous contrat avec l’Assistance publique. Elle faisait partie de l’Union des femmes françaises, organisation communiste dans le cadre de laquelle étaient soutenus les réfugiés qui partaient vers le sud, c’était une féministe acharnée dans ses actes mêmes, d’une vigilance exceptionnelle avec les parturientes, et une puéricultrice avisée.
Le chef actif du réseau des résistants locaux d’abord autonomes puis ralliant les FTP était un dissident trotskiste, jeune étudiant éclaireur sur ses lieux natifs où il connaissait bien les îles de la Loire et les forêts [4], pour organiser un réseau armé en prévision de la mobilisation probable du Parti, (plus tard, il fut de ceux assassinés par des balles perdues, lors d’un bivouac en Alsace, comme quelques autres réfractaires à la ligne générale parmi les résistants qui avaient réintégré l’armée régulière pour participer à la poursuite des nazis et qui ne voulaient pas rendre les armes pensant le moment révolutionnaire arrivé, au moment de la normalisation après la libération de Paris). Mon père, fils d’instituteurs et jeune médecin de campagne revenu tuberculeux de captivité pendant la drôle de guerre était très vite devenu le docteur du maquis et porteur de valise ; ça s’était fait très simplement, ma mère était connue pour avoir été communiste, alors un jour mon père a vu arriver la gardienne d’une cité ouvrière qui se trouvait en haut de la ville après la gare, madame Merleau qu’il connaissait comme une de ses clientes ; ce jour là elle n’était pas vraiment malade et le paya avec la moitié d’un billet (je ne me souviens plus de la valeur) ; surpris mon père plaisanta en demandant ce qu’il pourrait bien acheter avec la moitié d’un billet pour manger, madame Merleau lui répondit qu’elle n’avait rien d’autre et qu’il finirait bien par trouver l’autre moitié et elle rentra chez elle.. Deux jours plus tard un homme que mes parents ne connaissaient pas se présenta dans la salle d’attente comme s’il était malade ; entré dans le bureau il sortit de sa poche la seconde moitié du billet ; ce n’était pas lui qui était malade, mais un autre auprès duquel il allait conduire mon père. Ce fut la première fois que mon père alla soigner un partisan dans le maquis. Ma famille des deux côtés de mes ascendants était enracinée dans la laïcité, comme celle de mon mari. L’époux de ma tante maternelle fut membre du bureau politique du Parti avait rencontré Staline, et néanmoins il démissionna en même temps que Vergès, pour une cause que mes parents trouvèrent peu avouable contre de Gaulle au moment où il combattait l’OAS, et Vergès pour en défendre les accusés après avoir défendu le FLN. Vergès avait besoin d’argent mais c’était aussi qu’il avait décidé de devenir l’avocat de la terreur. Il a toujours défendu les causes extrêmes ou impossibles et par conséquent il est respectable en tant qu’avocat symboliquement situé à l’opposé du bourreau, et d’avoir défendu non seulement les résistantes et résistants du FLN mais au contraire ultérieurement le nazi Barbie et plus tard encore des terroristes d’extrême gauche comme Carlos [5]. Jean-Paul aussi connaissait tout cela de plus près que moi. Mais ce que mon oncle n’avait plus supporté par dessus tout c’était la surveillance dont avec ses clients et ses visiteurs il était l’objet, par des permanents postés jour et nuit à la porte de son immeuble, et de ne pouvoir nourrir honorablement sa famille de huit enfants parce que ses honoraires d’avocat contribuaient majoritairement à la caisse de l’organisation. Tel avait été le parti stalinien après la guerre.
En sorte que chacun de nous tenait directement ou indirectement une part de l’histoire des communistes français et de leur dissidence qui avait traversé sa vie. Mon mari était un dissident social dans une classe où les familles considéraient qu’on ne devait pas la quitter pour que la classe soit plus forte. Et justement, avec cette connaissance contre l’effet social du stalinisme nous étions capables de discerner les tentatives bureaucratiques des organisations centralisées, en quête de récupérer l’énergie des anarcho-maoïstes, c’est-à-dire non pas ceux qualifiés ensuite par ladite organisation de la Gauche prolétarienne comme sa base, quand elle tenta ainsi d’absorber les autonomes (et y parvint concernant certains d’entre nous), mais ceux conseillistes du front culturel aux pratiques libertaires émergeant de Vive le communisme puis de Vive la révolution, "désirants" et auto-organisés, communiquant en direction de toutes les classes sociales, et la plupart étant des activistes des Comités de base non alignés (Vincennes, Censier, Nanterre) et restant libres, évoluant vers d’autres destinées de la multiplicité des fronts de lutte de libération du jouir sans entraves. Ces derniers inventèrent les mouvements de critique festive comme contre-pouvoir, il y avait chez eux un esprit de révolte permanente et d’insoumission spontanée à l’ordre de toute hiérarchie ; le front de la révolution culturelle et sociale, ce fut le leur, qui connut aussi des exploits prolétariens conduisant à la prison.
Et tout cela entre Jean-Paul et nous avait scellé notre complicité intime et amicale, face à l’embrigadement de La cause du peuple d’un côté, [6] et l’évolution vers un terrorisme en tendance d’une minorité de jeunes protestataires déçus, de l’autre.
Auprès de Benny-Lévy et de ses camarades de Normale Sup il y avait à la tête de l’organisation un ancien militant de l’UJ, Robert Linhart, frustré d’avoir raté les événements de mars à juin 1968, car juste avant l’explosion sociale victime de troubles psychiques il s’était retrouvé interné pour subir une cure de sommeil. Prenant une considérable revanche à sa sortie quand il rejoignit ses amis il devint à lui seul l’avant-garde exemplaire de la direction, le premier partant s’établir en usine, chez Citroën, à Choisy, avant la fin de 1968. Ensuite, des émules harcelèrent les activistes dans les comités de base pour leur faire rejoindre le mouvement dit "des établis".
Et avec Jean-Paul, chacun de notre côté mais « symbiotiquement » nous avons refusé la victimisation des militants par eux-mêmes, et celle de la société par les militants. Et me concernant : refuser l’exercice public des luttes-critiques-réformes qui étaient des lavages de cerveau à l’intention des réfractaires, alors que Jean-Paul avait déjà quitté le Comité de Vincennes. Refusé de répondre à la suggestion de quitter mon mari et mon fils pour aller m’établir, alors que je travaillais déjà où je savais le faire (la télévision). Trouvé abusif que ce banc de petit bourgeois coupables se permette de juger mon mari parce qu’il avait choisi de sortir de sa condition prolétarienne, d’autant plus qu’il n’avait jamais participé à ce comité n’étant pas maoïste pour sa part, ce qui me rendait suspecte. L’héroïsme d’anciens amis s’imposant soudain comme des cadres auto-institués équivalait à un putsch stalinien. Et claqué la porte en laissant une insulte derrière moi, enfin débarrassée de ces égarements. Ciao les faux amis ! Tout de même attristée d’avoir quitté des camarades je ne tardai pas à me sentir confortée dans les certitudes de mon choix en découvrant au cinéma Le Racine, rue de l’école de médecine, le film Ice, de Robert Kramer, sur la dérive des Weathermen aux USA : voilà ce que j’avais pressenti et à quoi je refusai d’être associée. C’était à la fin de 1969. Et bien sûr lire Le myope et quelques autre livres de Jean-Paul évoque cela depuis sa propre expérience en aval et en amont de leur écriture.
Nous voulions aimer et partager le bonheur de vivre en soi et avec les autres et là était notre certitude.
Ensuite, ce furent nos parcours respectifs pour nous réintégrer socialement — l’ai-je jamais été ? Jean-Paul d’abord par l’écriture, de la violence de L’Idiot International (où parmi un groupe de femmes activistes des crèches sauvages j’avais avec des amies publié un rapport), et dans Vive la révolution, jusque chez Grasset avec Le désir de révolution, en 1972 , où il inaugura en 1974 la collection d’essai Figures créée par Bernard Henri Lévy, avec Voie d’accès au plaisir : la métaphysique. La collection Figures ressort aujourd’hui comme un ensemble éditorial d’essais remarquable, où la plupart des philosophes et anciens activistes de la Gauche prolétarienne, et maoïstes autonomes critiques de la Gauche prolétarienne tel Jean-Paul, se retrouvèrent pour publier. Avant que Benny Lévy, [7] le suprême idéologue de la Gauche prolétarienne et de la Gauche prolétarienne clandestine, dit Pierre Victor, qui avait surgi en pouvoir à partir de 1970 dans cette fondation issue de l’ancienne UJCML autour d’Althusser (et qui finit elle-même en délire théorique et en aberrations civiques, avec des prisonniers et une direction clandestine infiltrée par la police), puis devenu le secrétaire officiel de Sartre, au moment de la dissolution de l’organisation révolutionnaire dans ses nouvelles institutions de Front démocratique (comme le journal Libération), ne s’impliquât lui-même dans l’édition, créant avec d’autres les éditions cultes, Verdier, en 1979. Il resta l’ami de Bernard-Henri Lévy puisqu’avec Alain Finkielkraut ils créèrent ensemble l’Institut des études lévinassiennes, à Jérusalem — où ayant émigré à la fin de sa vie, il mourut, en 2003). [8]
Jean-Paul, dans sa critique du marxisme léninisme, émergea en toute autonomie des barricades de 1968. En dépit de relations amicales mais sans aliénation ni subordination avec certains membres dirigeants de la Gauche prolétarienne, il avait été critique de Benny-Lévy et du bureau de cette organisation dès sa création, alors que tout au contraire il avait participé à la fondation de l’UJCML, et l’était demeuré au moment de la décadence des mouvements, sauvés par la diversité des fronts de la révolution culturelle (FHAR et MLF principalement), auxquels il contribua à travers son activisme avec Roland Castro. Au moment de l’événement démocratique puis socialiste des anciens gauchistes, il se retrouva tout naturellement dans les réseaux de l’ascension institutionnelle et sociale de ses anciens camarades de l’UEC et/ou de l’UJ, comme July ou Kouchner à l’ouvrage de leur "réussite", dans l’information du pouvoir sans chercher à en tirer carrière. Personne ne pourrait dénier cela, aujourd’hui. S’il put connaître les soirées ou les "garden-party" de la "gauche caviar" il n’en partagea pas le pouvoir et n’y chercha pas le sien, tout juste de l’information branchée, et encore une fois l’indéniable plaisir d’y retrouver des amis, (puis n’en voyant plus certains depuis quelques années, ceux qui ne se trouvèrent pas parmi les fidèles venus le saluer loyalement une dernière fois ces jours-ci). Jean-Paul avait un pied partout où se trouvaient opposés ses amis et toujours sans les trahir. Il effectua aussi de vraies ruptures avec certains d’entre eux, très vite après les engagements communs. Ce qu’il fallait pour le bien vivre il l’appréciait et il savait prévoir le confort qui lui était nécessaire, mais finalement peu dans son quotidien ; loin de crouler sous l’argent sans être un pauvre, il vivait sobrement. Son aura et ses rencontres reposaient sur l’énergie de sa pensée sociale, son intelligence percutante, son engagement éditorial comme membre des comités de rédaction et inspirateur d’édition par ses propres livres, et son engagement activiste puis pédagogique, adossés à son innovation philosophique personnelle. Dans une conception des rapports sociaux non divisés ni hiérarchiques à travers lesquels il put rester profondément notre ami et nous des siens.
Nous, loin du pouvoir, selon des voies de l’enseignement et des métiers de création, selon les lieux de nos activités, en poursuivant des expériences vivantes au fait de nos rencontres, de nos partenaires, de nos idées, et de notre travail vénal. Notre vie affective devint notre principal champ d’expérience critique du chantier de la vie, sur le chantier concret des taudis à rebâtir, de beaux vieux grands lieux ruinés où nous habitions le temps de les rénover en les transformant, puis de les revendre pour échapper aux huissiers parce que dans cette jouissance, outrepassant nos ressources propres du petit capital investi cautionnant des emprunts, où d’autres vivaient en partage avec nous mais sur nos seules responsabilités et engagements de cet ordre, nous n’avions pas peur de risquer le nomadisme urbain pour prix de nos espérées métamorphoses. Au début nous vivions avec du monde, et ensuite seulement en famille avec nos trois enfants, tant le chemin du vivre ensemble parmi nos petits camarades et leurs amis avait été semé d’épreuves rudes et d’accidents, et ainsi de suite jusqu’à construire dans l’espoir de n’en plus bouger, comme le progrès de nos ressources pouvait permettre d’espérer de pouvoir enfin supporter nos emprunts (en réalité ce fut encore compliqué). Donc habiter, de Beaugency à Paris pour nous comme pour Jean-Paul dans sa propre façon qui ne pouvait pas être celle de l’architecte, ce fut important, une culture, et aussi un engagement.
Nous ne nous sommes pas perdus de vue. Nous nous apercevions aux terrasses des bistrots près des Beaux-Arts. Et nous nous fixions des rendez-vous pour nous parler davantage chez les uns ou les autres, rarement mais certainement. Chacun racontait alors ce qu’il avait découvert et ce qui lui était arrivé entre temps, et nous nous enrichissions chacun de nos expériences et de nos informations, nous accroissions le champ de notre diversité personnelle et collective, c’était mieux que de la réalité augmentée, la leçon de la vie au fil des jours passés ensemble.
Un jour que nous nous étions retrouvés par hasard au café La Palette, rue des Beaux-Arts, Jean-Paul déchiré m’avait annoncé la mort de sa sœur emportée par un cancer fulgurant... Belle femme, sensuelle et passionnante, mère de deux jolies petites filles, que j’avais rencontrées chez lui — au moment de la célébration familiale de sa thèse d’État (ainsi l’appelait-on à l’époque où il en existait deux différentes) en philosophie. À moins qu’il ne s’agît de son agrégation, je ne me souviens plus mais je pense aujourd’hui qu’il était agrégé bien avant. Elle n’avait pu s’empêcher de m’exprimer sa souffrance psychique, liée, disait-elle, à la désertion de ses parents qui avaient reporté toute leur attention et leurs compliments sur son frère (je lis aujourd’hui dans l’hommage de Roland Castro que Jean-Paul enfant avait été très malade, ce que lui-même ne m’avait jamais dit, et je comprends qu’à ce titre il put devenir l’objet de la plus grande attention de leurs parents au point que sa sœur pût en être blessée pour la vie ; peut-être ? (Il y a aussi d’autres secrets liés à l’appartement familial de Vincennes évoqués dans l’hommage de Roland, mais je ne pourrais en tenir compte puisque je ne les connaissais pas). Elle souffrait d’un terrible sentiment d’échec, qu’on ne pouvait lui attribuer à la voir ou à la rencontrer si elle le taisait. Et bien sûr il savait que je le savais. Il l’adorait et cette disparition le laissait désespéré, dans une douleur insupportable. Plus tard, je pus éprouver, à l’avoir vu ce jour là, comment à travers son silence il avait pu souffrir intensément des changements qui avaient affecté sa propre vie et celle de ses plus proches.
Mon frère aussi est mort trop vite. Et je l’aimais beaucoup. Quand il était enfant, lui aussi fut victime du manque d’attention de nos parents, devenus trop occupés pour lui consacrer l’intérêt nécessaire qu’ils m’avaient accordé, et il m’en voulut à tort pour cela, tout en me recherchant parce que je lui avais servi de mère, forcément inadaptée et angoissée car je n’étais pas âgée de plus de deux ans que lui. Lorsque je fus interne au lycée à cause de la trop grande distance géographique entre l’habitation familiale et et les établissements d’études secondaires, cela nous sépara. J’étais rongée de remord de ne pouvoir l’aider. Plus tard, si je ne m’étais âprement défendue contre les prédations de ma famille, dévorée de passion et de terreur, qui nourrissait secrètement de me faire suivre des études de médecine et de me choisir un époux contre mon idée créative de la vie, je serais devenue folle. Donc loin de réparer cette blessure, la conquête progressive de mon autonomie affective, arrachée dans la tragédie, ne fit qu’accroître la souffrance de mon frère, dont les choix au contraire inclinaient vers sa résignation. Le rattrapage familial trop tardif à son égard se referma sur lui sans lui donner de véritable chance, comme un piège en compensation de mon refus, (et de mon activisme insupportable pour nos parents, qui le vivaient comme une critique générationnelle de leur cursus, comme si j’avais voulu les détruire, leur faire du mal — même si là n’était pas ma raison).
Il est probable que Jean-Paul, co-fondateur de l’ancienne l’UJCML, fut de ceux qui purent ressentir un effondrement personnel en apprenant qu’Althusser avait étranglé sa femme, en 1980, l’année qui suivit l’assassinat de Pierre Goldman ce qui forcément l’avait éprouvé. Mais ces deux années là nous ne nous voyions pas, tout occupés à singulariser nos vies loin du réseau maoïste. Nous étant retrouvés plus tard, nous avions mille autres choses à nous dire. De cette catastrophe, qui de toutes façons ne pouvait m’affecter comme je m’étais clairement retrouvée critique de l’activisme maoïste, sans avoir été concernée par la fondation, nous n’avons jamais parlé.
Il y avait aussi la lecture de Sartre et le jazz, que tout prolo extrait de sa condition avait forcément découverts et intégrés comme viatiques de sa transgression sociale, et avec ce joli bagage mon compagnon m’avait apaisée et donné confiance. Le jazz, nous ne l’avions pas entendu avec Jean-Paul, mais chacun de notre côté auparavant.
Mais la lecture de L’Insoumis, vibrant du jazz joué et entendu à La Grande Séverine, dans la voix de Jean-Paul résonnant au cœur de notre maison à Paris et au cœur de la sienne à Beaugency, oui, nous l’avons entendue dans une écoute unie, au fur et à mesure qu’il nous informait ainsi, in vivo, du progrès de son écriture.
À Aliette et D.
cette histoire pleine de bruit et de fureur
qui fut aussi un peu la nôtre
Avec ma fidèle amitié
Jean-Paul
Jean Paul Dollé s’est arrêté de vivre dans la nuit du 1er au 2 février 2011. On ne sait pas vraiment de quoi il est mort mais dans son lit et son visage était paisible. Peut-être ou peut-être pas d’une embolie, ou même d’une septicémie, suite à une infection passagère venue compliquer une maladie nosocomiale qu’il avait contractée plusieurs années auparavant, lors d’une intervention chirurgicale à cœur ouvert (qui n’était pas une greffe). Sans qu’il importunât quiconque à s’en plaindre ni parût en transformer radicalement sa vie. Sans doute souffrait-il de bien d’autres choses physiques ou sensibles, parmi lesquelles son émotion du monde traversé, et s’il paraît nécessaire d’évoquer cela c’est pour dire son courage, à quel point sa joie amicale et sociale parmi les autres triomphait, et sa bienveillance exceptionnelle. Sa politesse comme son engagement de penser étaient immenses, et ainsi le bonheur d’être avec lui en retour, en toute joie des sens et des idées sur le temps — hélas en moindre délicatesse de notre part vu la sienne. Il avait mille vies, nous n’en étions qu’un tout petit jardin, pour autant nous aimant et complices critiques où pourtant nos chemins n’étaient pas les mêmes, au point qu’il put remettre un départ, qui lui tenait à cœur, pour fêter avec nos amis l’anniversaire de mon mari, question de génération, nous dit-il.
Il lui a offert L’inhabitable capital, avec une dédicace tout de même rassurante pour celui qui construit des maisons. C’était au mois de juillet 2010.
C’est vrai, il était fatigué. Ou plutôt, j’avais remarqué qu’il traînait la jambe, il avait du mal à marcher, impossible de penser qu’il ne pût souffrir. Mais il n’avait pas l’air las pour autant. Parce que Jean-Paul était toujours exactement parmi les autres s’il avait décidé d’y être. Je lui avais posé la question et il ne m’avait pas dit non mais sans plus de détail, puisque c’était la fête. Il était heureux, parce qu’il aimait ces retrouvailles autour des buffets maison que nous donnions parfois, il appelait ça tenir salon chez toi, et ce jour il avait trouvé un fantastique partenaire de réplique en Pierre Josse, qu’il rencontrait pour la première fois, avec lequel il se passionna de rivaliser d’humour politique et de rire, et avec d’autres. Et puis c’était dehors, un tian de thon frais et des légumes grillés nous mangions, et du champagne nous buvions.
Je suis bouleversée de découvrir maintenant que c’est peut-être l’interrogation partagée de l’Académie de Pataphysique de Donnieux, sur « ne-pas tout dire », que Jean-Paul délaissa pour nous rejoindre. Mais il ne délaissa pas ces amis, puisqu’il alla les retrouver à Aix, [9] en octobre.
Jean-Paul, que n’as-tu pas dit
que tu ne pouvais nous dire ?
Disons que nous n’avions pas trouvé le temps de nous revoir depuis la rentrée, mais nous échangions par téléphone et nous avions un projet de lecture critique des événements, à mettre en place dans les prochains jours avec deux autres anciens amis de Vincennes, autour d’un dîner ou d’un déjeuner tous les deux mois, une sorte de table d’hôte à laquelle d’autres auraient pu se joindre au gré des disponibilités et des sujets, entre zinc et recherche volontaire. Une sorte de salon, comme souvent Jean-Paul m’avait dit que je devais le faire et qu’il en serait. La dernière fois que je l’avais entendu, c’était moins de deux semaines avant sa disparition. Il était toujours partant mais hésitant pour fixer le jour du rendez-vous et sa voix transmettait peu d’énergie, comme s’il était préoccupé et fatigué ; mais réservé et discret, comme à l’accoutumée, il n’en dit rien.
La veille de son inhumation il reposait dans sa chambre où nous sommes allés le saluer, il était dans un calme sommeil et un moment nous l’avons veillé, grâce à sa famille qui nous accueillit malgré l’heure tardive, car le lendemain nous ne pouvions l’accompagner ni les rejoindre à Beaugency.
Impossible de se passer de Jean-Paul. Il est là.
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Excepté les citations et les logos
Texte et photo (chèvrefeuille) - bio autobio © Aliette G.Certhoux 2011
Toute copie : demander l’autorisation en utilisant le formulaire de courrier attaché au lien de la signature de l’auteur.
HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES
Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011
Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)
– 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
– 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
– 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
– 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
– 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
– 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
– 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
– 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
– 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)
(à suivre)