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Kesennuma 

mardi 18 octobre 2011, par Pierre-Emmanuel Marais

Je suis celle qui t’attend.
Le séisme de magnitude 8,9 et le tsunami ont détruit le nord-est du Japon. Trois jours déjà. Il arpente une des rues principales de Kesennuma, ce qu’il en reste, un champ de ruines. Il glisse sur la terre détrempée. A la radio, le premier ministre annonce que le gouvernement japonais s’est organisé pour apporter son soutien aux victimes du séisme puis il rappelle que la priorité du gouvernement est de sauver des vies.
Lui, il pose ses mains sur la terre, regarde ses paumes et la boue qui les recouvre. Toujours le premier ministre à la radio. Il met en garde les habitants des zones côtières contre un nouveau risque de tsunami et demande à la population de se réfugier sur les hauteurs. Il indique que le gouvernement a mobilisé les Forces d’autodéfense. Les pompiers et la police sont chargés de la collecte d’informations.
Lui, il essuie ses mains sur son jean. Plus loin, un hélicoptère survole la zone. Il écarte un amoncellement de pierres et de débris métalliques. Il se faufile sous une poutrelle de bois qu’il ne peut soulever. Il avance et ses pensées s’envolent vers elle. Il se souvient qu’elle était grande, presque plus grande que lui, les cheveux courts, très noirs, étonnant pour une européenne, avait-il pensé la première fois qu’il l’avait vue. C’était à Osaka, il se souvient de sa longue silhouette attendant le bus en bas de la rue où il habitait.
Des mois plus tard, toujours à cet arrêt de bus, au bas de cette même rue, il y avait ce livre qu’il serrait contre lui, contre son ventre. Il l’avait acheté pour elle. Une autre elle. Comme un dernier espoir, pour lui dire, je tiens à toi, je t’offre ce livre, je veux te faire changer d’avis. Il lui avait donné. Une autre elle. Le regard dur, noir. Le bus arrivait. Elle l’avait pris du bout des doigts, comme on prend un objet sale, quelque chose dont on ne veut pas. Duras, une version en anglais, celle qu’il avait trouvée sur internet. La veille, elle avait dit : on arrête, c’est fini et elle était montée dans le bus.
Il avait donné le livre, évité son regard. Il s’était senti bien, un baroud d’honneur. Il se souvient de sa souffrance et ce geste, ce livre donné, l’avait soulagé. Il avance. Des détritus encore. Un camion citerne en équilibre sur le côté d’une route, ce qu’il reste de la route, des marques sur le sol. Il longe le camion, cherche la radio, celle de la voix, du premier ministre. Il revient sur ses pas et se rappelle ses mots à elle. "J’ai l’impression que tu trouves ça normal de se regarder souffrir", avait-elle dit avant de glisser le livre dans son sac sans regarder ni le titre, ni l’auteur, ni les belles couleurs de la couverture.
La radio grésille. Il l’aperçoit enfin, sous un tas de poutrelles métalliques. C’est une petite radio portative. Il écarte un amas de chaises et de portes cassées. Puis il s’arrête, regarde encore la ronde d’un hélicoptère au-dessus de la zone. Ses mains tremblent. Comment perdre la raison, se laisser happer par le désir, ne plus rien contrôler ? Il lui avait donné le livre comme on porte un dernier coup : lui aussi pouvait vivre et souffrir à s’en faire mal.
Après, il avait quitté Osaka. Une année sans nouvelles et il avait pensé qu’il ne la reverrait plus jamais. Il s’était fait à cette idée. Il s’était installé à Kesennuma et la vie avait été plus simple. Après, elle était revenue, elle l’avait rejoint, avait dit qu’il fallait oublier, qu’à Osaka, tout était trop compliqué. Il n’avait pas attendu de mots d’excuses, ni d’explications. Elle avait posé le livre sur la table du restaurant servant des sashimis, là où ils avaient dîné, après ce coup de fil, le premier soir de leur nouvelle vie. Elle avait dit qu’elle ne l’avait pas lu.

— Une autre fois, continua-t-elle. Une autre nuit. Je veux garder intact le souvenir de ce livre que tu m’avais donné, ta main tremblait je crois, tu ne me regardais pas. Il y avait le bus qui arrivait. Je m’étais retournée. J’étais en retard, impatiente. J’avais dit…

— C’est pas grave.

— Je ne me souviens pas.

— Tu avais rendez-vous ? C’est ce que j’ai cru. Tu étais pressée. Tu avais rendez-vous, c’est ça ?

— Non. Je ne pouvais pas rester et je ne savais pas comment te le dire. J’avais le ventre noué, ça me faisait mal, les yeux secs. J’aurais tellement aimé pouvoir crier, pleurer.

— Je croyais que tu avais rendez-vous.

— J’aurais tellement aimé… mais, non, je n’avais pas rendez-vous. J’étais celle qui partait.
Il y a un arbre au milieu du champ de ruine. Les branches les plus basses sont brisées, une boue noire recouvre le tronc jusqu’à hauteur d’homme. Il se souvient de l’arbre, du petit jardin et des enfants qui jouaient. Il se souvient de toutes ces choses et il ne reconnaît rien, cette ville n’est plus la ville d’avant, elle n’a jamais existé et même les souvenirs ont été balayés.
Il avait demandé :

— Tu as mal ?

— Non. Je n’ai rien. Juste un peu de fatigue.

— Tu es allée voir le médecin ?

— Pas la peine.
Le jour du tsunami, il était à Tokyo. Un voyage d’affaires. Elle était restée à Kesennuma. Il avait appelé ses parents, avait cherché à les rassurer. Ils avaient dit les images, la rivière de boue noire, haute comme une maison, les bateaux fracassés sous le pont. L’absence de corps aussi. Rien sur les images. Il avait dit qu’elle prenait parfois le train, des amis à Sendaï à qui elle rendait visite. Elle ne lui disait pas quand elle partait, ni quand elle revenait.
Il s’est penché, s’est glissé sous une voiture renversée et a attrapé le petit poste de radio. Il le glisse dans sa poche sans l’éteindre. Il fouille une autre poche et se saisit de capsules d’iode, en avale deux, relève la tête. Elle est toujours là, à Kesennuma. Elle est toujours là parmi les monticules de débris et de boue.

— Quel regard portes-tu ? demande-t-il, mots inaudibles, pour lui-même. Sur toutes ces choses ? Le tsunami ? Les nuages radioactifs ?

— Il n’y a rien, juste ce qui s’est passé, fait sa voix, sa voix à elle, ce qu’il s’en rappelle.

— Je ne sais pas dire. Je fouille, cherche. Je ne sais pas ce que je dois chercher. Tu sais toi ? Tu pourrais me dire ? Tu pourrais me répondre ?

— Je suis comme ceux que tu croises, ceux qui descendent dans la rue, marchent sur les trottoirs, vont au travail. La vie continue. Elle ne s’est pas arrêtée après Hiroshima. Elle ne s’arrêtera pas demain.

— Je voudrais que tu me répondes. Je voudrais que tu reviennes. Comme la dernière fois.

— Je suis comme ceux qui ne sont plus, ceux que tu ne vois pas. Ils prennent le bus, continuent à sourire. Je suis celle qui laisse glisser son doigt sur la vitre du bus et te regarde devenir de plus en plus petit, en bas de la rue, à cet arrêt de bus. Je suis celle qui ouvre son sac et prend le livre. Je suis celle qui lit les première lignes et sent son cœur qui bat. Je suis celle qui sait qu’elle va revenir.

— Cela ne me suffit pas.

— Je suis la boue et les flaques d’eau noire. Je suis le vent et la pluie froide. Je suis celle qui marchait, dans la rue au bas de chez toi, celle qui n’a pas lu le livre que tu lui as offert. Je suis celle qui t’a suivi, t’a menti, celle qui est revenue.
Il écoute toujours la radio, l’annonce d’informations sur la réception de mesures concernant la centrale de Fukushima dai-ichi. L’élévation d’un facteur 10 du rayonnement neutron est constatée. Il passe la main sur sa nuque, sent une sueur glacée perler dans son cou. Trois jours. Trois jours déjà.

— Qu’as-tu fait pendant cette année ?

— J’étais à Osaka. Puis je suis rentrée en Europe.

— Tu dis que tu savais que tu allais revenir.

— Je suis la boue et les herbes qui fleurissent, la vie qui revient.

— Tu m’as dis que tu savais.

— Je suis celle qui ne pouvait partir sans revenir.
Il continue. Les mots, à la radio. Le risque nucléaire. Il n’est pas seul. Les secouristes ou les fous, ceux qui circulent dans les ruines. Il continue, pense à elle. Il y a ce bourdonnement qui est pire que le silence. Il éteint la radio qu’il a mise dans sa poche.

— Je suis celle qui t’a dit : Il faudrait grandir et aider l’enfant qui s’est enfermé. Je suis cette ombre sans avenir, enroulant autour de toi un espace sans vie. Je suis restée enfermée trop longtemps et le manque d’air m’a asphyxié. Je suis celle qui respire.
Pas de jardin secret. Un espace où personne ne vient. Kesennuma après l’horreur. Il sent l’air filer dans sa nuque et se souvient encore, ce qu’elle lui disait, les cathédrales qu’ils bâtissaient. Loin, chez elle. Lui ne rêvait que de jardins.

— Je suis le pays des clochers pointés vers les cieux, des morts qu’on enterre, qu’on oublie.
Pas de villages sans églises, pas de villes sans cathédrales. Il lui avait montré son pays et elle avait compris les jardins, les esprits qui les habitent, les âmes des morts qu’elle y retrouvait. Il faudra qu’il y ait des jardins à Kesennuma et il viendra s’y recueillir.
Elle avait dit :

— Le big one ?

— Un jour. Il viendra.

— Tu as peur.

— Non. Je n’ai pas peur.

— Et la dernière fois, Kobé, ce n’était pas le big one ?

— Non. Sur la côte-est des États-Unis, au large de San Fransisco. Là-bas. C’est ce qu’ils ont toujours dit, la presse, la télévision, je me souviens d’une émission, ils en parlaient comme si ça ne devait jamais arriver. Le big one, c’est là-bas, de l’autre côté de l’océan.

— Des statistiques, avait-elle dit. Ils se trompent. Toujours.

— Tu ne dois pas avoir peur.
Il croyait qu’elle n’avait jamais peur. Elle ne montrait rien. Elle était revenue et ça lui suffisait. Il n’espérait pas plus. Elle avait cherché, quelques clics sur internet et elle lui avait dit : "Le terme tsunami (津波, tsunami) est un mot japonais composé de tsu (津, tsu), « port », "gué », et de nami (波, nami), « vague » ; il signifie littéralement « vague portuaire ». Elle fut nommée ainsi par les pêcheurs qui, n’ayant rien perçu d’anormal au large, retrouvèrent leur ville portuaire ravagée.
Ils avaient dîné lentement. Elle avait bu, plus que lui. Il avait sa main dans la sienne et ç’était son ivresse. Elle avait dit :

— Comme si ne rien dire pouvait aider. Comme lorsque les enfants mettent leurs mains sur leurs yeux et disent : je ne te vois pas. Tu n’existes pas.

— Je fais ça aussi.

— C’est vrai ?

— Souvent.
Ils avaient ri. Et lui, les mains sur les yeux criant : Je te vois. Je te verrai toujours ! Ils étaient sortis du restaurant, avaient marché un peu. Je te vois encore !

— Comme s’il n’y avait pas de douleur, de mots pour décrire.

— Le corps qui a mal, fait sa voix.

— Ce sont les mots ?

— Ceux-là ou d’autres.

— Je voudrais être sûr, pouvoir t’aider.

— C’est inutile, vraiment, crois-moi.
Et sa voix qui s’efface. Sa voix à elle même si elle n’est plus là. Il revient sur ses pas. Où sont les immeubles, la bretelle d’autoroute, la salle de jeu et le bar karaoké où ils venaient souvent ? Ils devraient être là. Il devrait les voir. Il se met à courir un peu, s’arrête, reprend son souffle. Il se souvient qu’elle ne voulait pas dire le mot, évoquait la fatigue, le temps qui passe, ne disait rien.

— Ca va ?

— Oui.

— Tu as vu le médecin.

— Pas eu le temps. Je prendrai rendez-vous.
Ne pas parler de l’intime, de ce qui ronge l’intérieur et fait renoncer au monde. La fatigue, un peu de déprime, cette impossibilité à dire les choses. Mais elles sont là, les choses, la maladie, au fond d’elle, les petites et les grandes tragédies de l’existence, elles sont là et elles l’usent, la font mourir à petit feu. Ne pas évoquer l’intime, la solitude du face à face. Non, tout va bien, quelques mots en anglais qu’elle agrémentait de mots japonais. Tout va bien. Elle était revenue, non ? Il avait haussé les épaules :

— Le big one et le reste, surtout tout le reste.

— Il faudrait penser à autre chose, avoir des projets.

— Il faudrait, avait-il dit, insisté. Tu ne peux pas ?

— Qui le peut vraiment ? Ceux qui se mentent ? Ceux qui ne voient pas ou ne voient plus ? Tu les connais toi ceux qui ont encore les yeux ouverts, qui peuvent te dire, tiens, j’ai ce projet ? Tu peux me répondre ?

— Je dis juste : Le big one et tout le reste.

— Tout le reste ? Et s’il ne restait rien.
Il avance. A ses souvenirs se mêle sa voix. Elle est autour de lui, comme pour lui rappeler qu’avant, devant lui, il y avait un croisement, un supermarché sur la gauche, une station-service dans le prolongement. Il avance et sa voix l’accompagne.

— Où es-tu ?

— Là. A tes côtés. Tu sais, je suis celle qui marche à tes côtés, celle qui n’a pas lu le livre que tu lui as offert, celle qui avait ce projet et qui gardait intact ce souvenir, le livre sur ton ventre et tes yeux qui n’allaient pas aux miens, tes yeux baissés qui espéraient l’arrivée du bus, le bruit des freins et l’ouverture de la porte.

— Où es-tu ?

— Plus loin. Je reviens. Ne m’attend pas.
Un feu qui fonctionne encore, alternance de couleurs au milieu des débris, des poutrelles encastrées dans des entassements de bois et de plâtre noirci. Il s’écarte, marche un peu sur une route que les secours ont dégagée. Il croise des ombres, des têtes penchées, des mains qui cherchent. Plus loin un chalutier de cent tonnes, sur sa quille, au milieu de nulle part.
Le soir, ce soir-là, en revenant du restaurant, en marchant côte à côte, main dans la main, il avait insisté :

— Il y a un hôpital là-bas. Je peux te déposer. Ils te feront passer quelques examens.

— Non.

— Pourquoi dis-tu toujours non quand je te parle de ça.

— Je ne dis pas toujours non.

— Tu baisses la tête et tu ne réponds pas.

— Il n’y a rien à dire.

— Je ne crois pas.

— J’irai. Demain ... ou la semaine prochaine. Il faut que je m’organise.

— Pourquoi pas maintenant ?

— Non, pas maintenant.

— Tu as maigri.

— Non. Juste la fatigue mais ne t’inquiète pas, j’irai, je te le promets.
Il s’arrête. Un camion de secours laisse filer un flux d’infos. Il n’entend pas tout. Le journaliste parle vite. Le conducteur s’arrête, lui demande si tout va bien. Il sourit, fait un signe de la main et le camion de secours s’éloigne. Il se souvient qu’il souriait quand elle parlait japonais. Il se souvient des fautes qu’elle faisait. Elle disait qu’elle n’arriverait pas à un degré de compréhension suffisant. Saisir l’âme d’un peuple.

Elle disait :

— Je vais prendre rendez-vous.

— Quand.

— Bientôt. Je n’ai pas eu le temps.

— Tu n’aimes pas que je parle de ça.

— Il n’y a pas de ça.

— Il y a quoi, alors ?

— Pas de mots.

Il voit le camion de secours disparaître au loin. Il marche encore. Il voit alors des corps enfermés dans des sacs plastiques alignés sur la chaussée. Il y a des gens autour, des pompiers, policiers et d’autres ombres. Il se dit qu’elle n’est pas là et il écoute à nouveau la petite radio. Une explosion s’est produite dans la centrale de Fukushima. Il pose sa main sur une tôle. Il reconnait les couleurs d’une marque publicitaire dessiné sur le métal, l’entreprise pour laquelle elle travaillait. Il écoute encore. Le journaliste annonce que le réacteur 2 de la centrale a eu une panne de circuit de refroidissement. La radio grésille, le son se brouille quelques secondes puis il entend à nouveau la voix du journaliste. Le niveau d’eau du réacteur n° 4 ne remonte pas. Il y a un risque que la piscine de refroidissement des combustibles irradiés se vide. Les responsables de TEPCO envisagent d’utiliser des hélicoptères pour déverser de l’eau dans le réacteur. Il sait ce que cela signifie. Il regarde les décombres, hausse les épaules. Elle est peut-être là, ou ailleurs. Pas dans les sacs plastiques.

— Où es-tu ?

— Pas loin.

— Je voudrais savoir.

— Que veux-tu savoir ?

— Tout.
Il entend son rire. Il le saisit au vol. Ses mots à elle fusionnent, l’envahissent. Il se sent pleurer, il est là, trébuche, se redresse.

— Je suis celle qui n’est pas partie. Une expérience de voyage. Ni rêve, ni réalité, celle qui est là, ou encore là-bas, celle qui se glisse avec le vent. Je suis celle qui est plus que ta femme, je suis nous et la pluie qui se mêle à tes larmes.
Un autre camion de secours roule en contrebas. Il s’arrête et des hommes en sortent, vont et viennent. Ils sont accompagnés de chiens. Il entend les ordres et le bruit de leurs courses. Il y a d’autres ombres, d’autres qui ne le voient pas. Il sait qu’il est arrivé. Il monte sur les débris de ce qui fut sa maison. Il se souvient d’elle, et de cette maison. Il glisse, se rattrape à une poutre brisée, se blesse à la main. Elle est là, dessous, ou plus loin, le corps happé par la vague monstrueuse, noire d’eau sale. Il redescend. Il prend soudain conscience que cela ne sert à rien. Il pense : "Je ne vais pas soulever chaque pierre. Je n’en ai pas la force." Il se raconte l’histoire à nouveau, celle de ce séisme qui a frappé le Japon, au large de Sendaï. Il se rappelle la vague, l’image de la vague, noire et hideuse, cette image qu’il a vue à la télévision.
Il n’était pas là. Il entend encore, au fond de lui :

— Je suis celle qui est revenue, celle qui lira le livre que tu lui as offert. Je suis celle qui t’attend, celle qui a planté des fleurs dans le jardin, celle qui avec toi, les regardera fleurir. Ne dis rien. Tu l’as toujours su : Je suis celle qui t’attend.
Il tourne le dos à ce qui fut sa maison. Une vieille femme le regarde. Elle lui parle et il ne répond pas, se contentant de hocher la tête en suivant des yeux le vol d’un oiseau.

— Je suis celle qui t’attend, celle qui ne s’habitue pas à l’attente, celle qui ne s’habituera jamais.
Il laisse la vieille femme. Il ne se rappelle pas de son visage. La connait-il ? Était-ce une voisine ? Elle a dit qu’à Minamisanriku, la vague avait atteint vingt-trois mètres. Elle a dit qu’elle avait une fille là-bas. Il revient vers la vieille femme, lui prend la main en silence. Ses lèvres se referment. Elle aussi a vu l’oiseau, comme un signe, l’envol d’une âme. Sur la peau de la vieille femme, de petites tâches marron.
Il marche encore au milieu de cette plaine désolée, au milieu des carcasses de voitures calcinées à cause de l’explosion des réservoirs d’essence. Il y a des images et cette émission qu’ils avaient regardée ensemble, qui expliquait que vingt pour cent des séismes d’une magnitude supérieure à six survenaient au Japon. En octobre 2004, un séisme d’une magnitude de 6,8 avait frappé le nord du pays, faisant soixante-cinq morts et plus de trois mille blessés. Il s’agissait du tremblement de terre le plus meurtrier depuis celui de Kobe, qui avait fait plus de 6.400 morts en 1995.
Il marche et pense qu’il ne sert à rien de compter les âmes. Il avait dit :

— Tu verras, on s’habitue.

— Et le big one ?

— Pas ici, de l’autre côté du pacifique.

Elle avait ri :


— Je suis celle qui t’attend, là-bas.

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