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La solitude du baiseur de fond 

lundi 23 mai 2005, par Sébastien Doubinsky

La lumière rentre de traviole dans la chambre et cloue les ombres contre le mur. Je suis réveillé depuis un quart d’heure et je regarde le visage du Christ. Il me regarde, lui aussi. Nous nous contemplons dans le silence agité du dimanche matin, lui punaisé au mur et moi crucifié dans mon lit. Les voitures qui passent font trembler les rideaux. Jérôme dort à côté de moi. Le soleil caresse ses belles épaules. Il a des épaules de jeune fille. Je trouve ça charmant. Les clients aussi. Il gagne bien sa vie, avec ses épaules de gonzesse. Je lui caresse les cheveux, mais il dort profondément. Pauvre chou. Il a bossé jusqu’à trois heures du matin hier soir et après on est sortis. On a été au Perroquet. C’est là qu’on a toutes nos copines. On s’est bien marrés. Jérôme, il s’est même fait draguer par un imprésario italien. Un beau mec. Mais Jérôme, il était pas là pour travailler. Moi non plus, d’ailleurs. Enfin, on a quand même pris son numéro de téléphone, au cas où. C’est pas tous les jours qu’on peut avoir un client beau et riche à la fois. Des fois, ça aide.

Bon, faut que je sorte du lit, quand même. Le boulot commence à onze heures et Monsieur Michel n’aime pas quand on arrive en retard. Il a bien raison : après, c’est le bordel. Je me fais couler un bain, avec de la mousse. Beaucoup, beaucoup de mousse. J’aime bien être entouré de bulles. On a l’impression d’être dans un nuage, d’être déjà mort. Tranquille, quoi.

Jérôme, lui, c’est la dope qui le fait tenir. Moi, j’aime pas trop. Un petit fix de temps en temps, ok, ou une reniflette. Mais pas plus. J’ai de la chance, je ne suis pas accro. Jérôme, lui, c’est autre chose. Il en a absolument besoin, sinon il craque. Il me l’a déjà expliqué. Et puis, je l’ai vu. Quand il est en manque, c’est vraiment quelque chose. Moi, je comprends pas ça. Remarquez, on me dit souvent que je suis un peu con. Ou conne. Je préfère. C’est plus mignon. Mais c’est vrai que je ne comprends vraiment pas. Parfois, j’ai envie de chialer que je le vois se percer les bras avec l’aiguille. Ses jolis bras. Couverts de bleus. Alors je détourne les yeux, et je regarde la télé. Ou bien les gens qui passent dans la rue.

On habite près de la Gare du Nord, alors on voit passer plein de voyageurs. Parfois, pour s’amuser, on essaye d’imaginer leur destination. Ou qu’on part avec eux, s’ils sont beaux. Le rêve, ça fait vivre. Il n’y a que ça, d’ailleurs. C’est la seule chose qui nous reste.

Aujourd’hui, il y a vingt-cinq millions de cons qui vont voter pour élire un nouveau président de la République. Au moins, Jérôme et moi, on le sait quand on se fait enculer.
Mais eux ?
Ouais, le rêve... Il n’y a pas grand-chose d’autre, n’est-ce pas ?

Avec Jérôme, on voudrait aller en Espagne, à Barcelone. On a des copains qui y sont allés. Il paraît que c’est vraiment chaud là-bas. Mais on attend encore un peu. Ce n’est pas à cause du fric, non, ça, ça va. C’est à cause de la poudre. On attend que l’Europe se fasse vraiment, comme ils disent, et qu’on supprime toutes les frontières. Jérôme, il peut pas tenir un jour sans sa dose. Et puis là-bas, comme on ne parle pas l’espagnol, il faudrait qu’il amène ses médicaments avec lui. C’est pas prudent. Alors, on attend. Ça finira bien par arriver, leur Europe. Peut-être que d’ici là, on aura appris à parler l’espingouin...
Je parle, je parle, mais l’heure tourne... Il faut encore que je m’habille, que je nourrisse le chat... Oui, on a un chat. C’est encore un chaton. On l’a appelé Cocteau. C’est Jérôme qui l’a trouvé, au Bois. C’est aussi lui qui l’a baptisé. Moi, en littérature, j’y connais rien. Enfin si, les prix littéraires. Je les achète systématiquement. C’est bien de lire, ça fait rêver. Comme quoi, on y revient toujours.

Jérôme, dans le temps, il voulait devenir acteur. Comme James Dean, son idole. D’ailleurs, il lui ressemble. Je l’ai rencontré à cette époque. C’est pour cela qu’il est monté à Paris. Il est de Toulouse, comme Nougaro. J’adore Nougaro. Il aurait dû continuer. Jérôme, bien sûr, pas Nougaro. Je suis certain qu’il a plein de talent. Mais il ne veut plus qu’on en parle. Fini. Terminé. Emballé. Je lui ai pourtant proposé de travailler avec moi, mais il a toujours refusé. C’est pourtant plus agréable que de tapiner, même si tu baises avec des femmes. Moi, ça ne me dérange pas trop, en fait. Je dois avoir un côté bisexuel. Et puis, en plus, tu finis par connaître tout le monde rapidement. Les nanas, maintenant c’est des copines. On se marre bien, des fois.

En parlant de boulot, va falloir que j’y aille... C’est dans le quatorzième. Je vais devoir prendre le métro. Comme Zazie. Je l’ai pas lu, mais j’ai vu le film. C’est passé à la télévision, l’autre soir. Pas mal. Jérôme dort encore. Je vais lui laisser un petit mot sur la table de la cuisine, à côté de la cafetière. Je l’ai laissée allumée, comme ça il aura du café chaud quand il se réveillera. C’est vrai que je l’aime. Et peut-être que je suis conne, mais au moins, je suis sincère.

Je suis un des premiers arrivés et Monsieur Michel me félicite. Les cameramen sont là et le preneur de son aussi. On doit être six acteurs, je crois. Yves et Natacha sont ici, mais pas les autres. Monsieur Marc demande à Yves où sont Denise, Bella et Georges. Yves dit qu’ils sont allés voter. Monsieur Marc regarde sa montre et grogne qu’ils auraient pu faire ça plus tard. Je suis bien d’accord avec lui. Une discussion s’engage entre les deux cameramen et Natacha. Ils sont communistes et elle, elle vote à droite. Peut-être même à l’extrême-droite. Moi, je m’en fiche. Ça ne changera rien au malheur des hommes de toutes façons. Il n’y a que le Christ qui a essayé de faire quelque chose, et il s’est bien fait entuber...

Yves regarde la télé, à poil. Il y a un jeu où on peut gagner des voyages. Le preneur de son allume une cigarette. On sonne. C’est la maquilleuse. Je la connais bien, elle est super. J’ai toujours l’air plus jeune quand c’est elle qui s’occupe de moi. C’est vachement important, l’apparence, malgré tout. Même dans un film porno. On est des acteurs, quand même. On tient à notre image, même si c’est notre queue qu’on voit le plus. Tiens, d’ailleurs, on va commencer par moi, pour le maquillage. J’enlève ma chemise et je me mets sous les spots. On sonne encore une fois. Ce sont les autres. "Enfin !", sermonne Monsieur Michel. Il faut le comprendre : c’est lui le réalisateur et le producteur du film. Pour lui, le temps c’est vraiment de l’argent.

La maquilleuse a fait du bon travail. Je me trouve tout à fait chou. Il fait rudement chaud, dans cet appartement. C’est à cause des lampes. J’ai un peu peur que le maquillage coule, mais elle m’a dit que c’était waterproof. Si c’est les Américains qui le disent...

Monsieur Michel donne quelques indications à Denise, pour la prise de vue. Georges est en train de se mettre en forme. Les autres filles se désapent. J’ai encore un peu de temps devant moi et je regarde par la fenêtre. On voit la place Denfert-Rochereau, avec son gros lion éclaboussé de rouge. Ça date de 68. Ils n’ont jamais réussi à l’enlever complètement. Ça donne un genre.

On voit bien que c’est un dimanche d’élections, aujourd’hui : il n’y a pratiquement pas un chat dans les rues. Tiens si, des gosses. Deux jeunes gamins, qui traversent en courant et en rigolant. Treize, quatorze ans. J’avais leur âge quand je me suis barré de chez moi. Et un an de plus pour ma première passe. Eh, il faut bien vivre. Surtout quand on est monté à Paris, qu’on a fui sa province natale et qu’on n’a pas un radis. Je l’ai toujours dit : il n’y a rien de plus simple - parfois, je dis : de plus con -que le tapin. C’est une question de survie, point, à la ligne.

Mon premier client, c’était un gros porc, qui sentait le rance. Après, je me suis rendu compte que la plupart étaient comme ça, mais là, c’était mon tout premier, alors vous pensez si je m’en souviens. Il voulait que je lui taille une pipe et il n’arrêtait pas de me tirer par les cheveux. Quand il a joui, j’ai eu envie de vomir, mais j’ai tout avalé. C’est comme ça qu’on devient professionnel. Il m’a payé et il m’a demandé mon âge. J’ai menti, bien sûr et il a secoué la tête. "A moi, on ne la fait pas", qu’il a dit. Plus tard, j’ai compris pourquoi : il était commissaire de police. Je me suis retrouvé nez à nez avec lui deux ans plus tard, un jour qu’on m’avait embarqué. Il a fait celui qui ne me reconnaissait pas, bien sûr, mais on m’a libéré rapidement. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. En fait, je m’en fous complètement.

Bon, c’est à moi. Je dois m’occuper de Denise. Elle, c’est un cas. Elle est venue au métier parce qu’elle aime ça. Elle a le diable au corps, comme on dit dans ma famille. Incroyable. Il n’y en a pas beaucoup comme elle dans la profession. Je dois la sodomiser. Eh oui, c’est ma spécialité : baiseur de fond. On se demande bien pourquoi... Je plaisante. Jérôme, lui, il dit qu’il ne pourrait jamais faire ça avec une femme, même par derrière. Moi, je trouve ça plutôt facile. C’est pratiquement la même chose, en fait, sauf que c’est plus doux parce qu’il y a moins de poils... Et puis, pour Jérôme, c’est des conneries, parce qu’il pourrait très bien tourner dans des films homos. En fait, il fait un blocage. C’est dommage, parce que parfois j’imagine qu’il laisse tomber le tapin, la dope, tout ça et qu’on aille vivre le grand bonheur ailleurs, dans une petite ferme en Normandie par exemple... Encore des rêves.

Je besogne Denise, tandis que Monsieur Michel me dit de me mettre comme ça ou comme ça. Les autres nous regardent et discutent des élections. Ça commence à m’énerver, toute cette histoire. Denise se met à gémir. Avec elle on ne sait jamais si c’est vrai, ou si elle fait semblant. C’est une grande actrice. Je m’agite plus rapidement, en lui pinçant un peu les hanches. Je sais qu’elle aime ça et moi, ça me défoule.

J’ai passé le reste de ma journée à me promener. J’ai été au bord du canal Saint-Martin. C’est vraiment joli, ce coin-là. Calme. Je me suis assis sur un banc et j’ai regardé les gens passer. Je savais que Jérôme dormirait encore et j’ai préféré le laisser tranquille. C’est ça, l’amour. Le respect des autres. Il faisait vraiment beau. Le ciel était bleu au-dessus des usines Clairefontaine. Il y avait quelques nuages blancs qui se reflétaient dans l’eau. On se serait presque cru ailleurs qu’à Paris. A Strasbourg, peut-être. J’ai vu des photos. Parfois, j’aimerais vraiment être ailleurs. Ou mort. Etre quelque part hors d’atteinte, tranquille et heureux. Ah, le bonheur... Le mot le plus creux du monde et pourtant on y croit tous, sans exceptions. Même les socialistes. Même les capitalistes. Même les vingt-cinq millions d’électeurs. Surtout eux, d’ailleurs...

Parfois, je regarde Jérôme et je me demande si nous sommes heureux ensemble. Notre vie est loin d’être facile, même si c’est vrai qu’on l’a un peu choisie... Je le regarde, avec ses épaules de gonzesse, ses beaux cheveux noirs ramenés en arrière, ses yeux gris bleus, ses beaux et grands yeux brouillés par la dope, et je me pose cette foutue question. Je me la pose et je me hais de me la poser, et je me la pose encore plus. Le bonheur, finalement, ce n’est peut-être que cette simple question. Ni plus, ni moins. Je sais que je l’aime. Je crois qu’il m’aime aussi. On va s’en tenir là. Et continuer de rêver malgré tout, malgré toutes leurs conneries et leurs saloperies d’élections à la noix qui ne changeront jamais rien à rien, parce que finalement, le monde, c’est rien que les baiseurs, les baisées et les baisés. Et puis c’est tout. C’est vraiment tout.

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