La Revue des Ressources
Accueil > Restitutio > Littérature russe (Russie, URSS, Fédération de Russie) > Le Maître et Marguerite (3) - Le grand carnaval

Le Maître et Marguerite (3) - Le grand carnaval 

jeudi 24 janvier 2013, par Mikhaïl Boulgakov (1891-1940)




Woland et sa troupe de démons sèment le trouble à Moscou, arrachant tous les masques et révélant les vices les mieux cachés. Scandales et événements inexplicables se succèdent à un rythme effréné.





Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite [1] ; La RdR, Elisabeth Poulet (lecture, structure de la publication, résumés), Louise Desrenards (animation éditoriale et installation), Régis Poulet (illustration, bio-bibliographie) - avec une présentation et une postface inédites de Hélène Châtelain (la postface à venir au cours du mois suivant) ; publication intégrale en série d’un épisode par jour à partir du 22 janvier 2013 : 1, 2, 3, 4, 5.


Le Maître et Marguerite
(1928-1940)

Mikhaïl Boulgakov



Table des matières [ épisode (3) - Le grand carnaval [2] ] :

PREMIÈRE PARTIE (suite et fin)

Episode précédent (2)

- CHAPITRE XII
La magie noire et ses secrets révélés
- CHAPITRE XIII
Apparition du héros
- CHAPITRE XIV
Gloire au coq !
- CHAPITRE XV
Le songe de Nicanor Ivanovitch
- CHAPITRE XVI
Le supplice
- CHAPITRE XVII
Une journée agitée
- CHAPITRE XVIII
Des visiteurs malchanceux

Episode suivant (4)

À propos de cette édition électronique


PREMIÈRE PARTIE
(suite et fin)


CHAPITRE XII
La magie noire et ses secrets révélés


Un petit homme en chapeau melon jaune tout troué, avec un nez de couleur framboise en forme de poire, un pantalon à carreaux et des souliers vernis, monté sur une bicyclette ordinaire, à deux roues, fit son entrée sur la scène des Variétés. Au son d’un fox-trot, il fit le tour du plateau, puis poussa un cri victorieux, à la suite de quoi la bicyclette se dressa debout sur sa roue arrière. Continuant à rouler sur cette roue, le petit homme se renversa les jambes en l’air, trouva le moyen, dans cette position, de dévisser la roue avant et de l’envoyer dans les coulisses, et poursuivit sa course en pédalant avec les mains.

Une blonde replète entra à son tour, assise sur une selle perchée tout en haut d’un long mât métallique monté sur une roue. Vêtue d’un maillot et d’une courte jupe semée d’étoiles d’argent, elle se mit, elle aussi, à décrire des cercles. En la croisant, le petit homme la salua d’un cri de bienvenue et souleva du pied droit le chapeau melon qui le coiffait.

Enfin, on vit entrer un gamin de huit ans à figure de vieillard, qui se mit à zigzaguer entre les adultes sur une minuscule bicyclette munie d’une énorme trompe d’auto.

Après avoir décrit quelques boucles, la petite troupe, accompagnée d’un roulement de tambour menaçant, descendit à toute vitesse vers le bord de la scène. Avec des exclamations étouffées, les spectateurs des premiers rangs se jetèrent en arrière, persuadés que les trois cyclistes allaient s’effondrer avec leurs machines dans la fosse d’orchestre.

Mais les bicyclettes s’arrêtèrent net au moment précis où elles menaçaient de basculer dans l’abîme, sur la tête des musiciens. Avec un « Hop ! » retentissant, les trois cyclistes quittèrent d’un bond leurs engins et saluèrent. La blonde envoya des baisers au public, tandis que le gamin lançait un appel grotesque de son énorme trompe.

Les applaudissements firent trembler la salle, le rideau bleu à la grecque se referma sur les cyclistes, la lumière verte des inscriptions lumineuses « Sortie » s’éteignit, et sous la coupole centrale, dans le réseau des cordes de trapèzes, s’allumèrent des globes blancs, éblouissants comme le soleil. L’entracte commençait, avant la troisième partie.

Le seul homme que les miracles de la technique vélocipédique de la famille Giulli avaient laissé parfaitement indifférent était Grigori Danilovitch Rimski. Assis à son bureau dans la solitude la plus complète, il mordait ses lèvres minces, et, de temps à autre, son visage se crispait. À la singulière disparition de Likhodieïev s’ajoutait maintenant la disparition tout à fait imprévue de Varienoukha.

Rimski savait où il était parti, mais il était parti… et n’était pas revenu ! Rimski haussa les épaules et murmura pour lui-même : « Mais pour quel motif ? »

Et chose étrange : pour un homme aussi pratique que le directeur financier, le plus simple était évidemment de téléphoner là où il avait envoyé Varienoukha, afin de savoir ce qui lui était arrivé là-bas. Or, jusqu’à dix heures du soir, il n’avait pu se résoudre à donner ce coup de téléphone.

À dix heures donc, en se faisant véritablement violence, Rimski décrocha l’appareil, et s’aperçut aussitôt que son téléphone était mort. Un commissionnaire vint lui apprendre que les autres appareils du théâtre étaient tous également hors d’usage. Cet événement — désagréable, certes, mais non surnaturel — acheva, on ne sait pourquoi, d’abattre le directeur financier, tout en le réjouissant, car il le débarrassait ainsi de l’obligation de téléphoner.

Au moment où la petite lampe rouge qui annonçait le début de l’entracte se mettait à clignoter au-dessus de la tête du directeur financier, un appariteur entra et annonça que l’artiste étranger était arrivé. Le directeur financier, sans savoir pourquoi, frissonna, et, l’air plus lugubre qu’une nuée d’orage, il se rendit dans les coulisses pour accueillir l’artiste, puisqu’il n’y avait plus personne pour le faire.

Dans le couloir où stridulait déjà la sonnerie d’appel, une petite foule de curieux s’était rassemblée, sous divers prétextes, pour regarder dans la grande loge d’acteur. Il y avait là des illusionnistes en robes éclatantes et turbans, un patineur en blouson de tricot blanc, un diseur d’histoires au visage blême de poudre et un maquilleur.

La nouvelle célébrité avait étonné tout le monde par son frac d’une longueur inhabituelle et d’une coupe admirable, et par le loup noir qui masquait son visage. Mais plus étonnants encore étaient les deux compagnons du magicien noir : un grand type à carreaux avec un lorgnon fêlé et un chat noir, gros et gras, qui était entré dans la loge sur ses pattes de derrière et s’était assis avec une parfaite aisance sur un canapé, clignant des yeux à la lumière des lampes nues de la table de maquillage.

Rimski essaya de sourire, ce qui donna à son visage un air aigre et méchant, et salua le taciturne magicien qui s’était assis sur le canapé à côté du chat. Il n’y eut pas de poignée de main. En revanche, le type à carreaux se présenta lui-même, avec désinvolture, au directeur financier, comme « l’assistant de monsieur ». Ce fait provoqua l’étonnement du directeur financier, et, une fois de plus, un étonnement désagréable : dans le contrat, il n’avait jamais été question d’un assistant.

D’un ton contraint et très froid, Grigori Danilovitch demanda à l’espèce de clown qui s’était ainsi jeté à sa tête où se trouvaient les accessoires de l’artiste.

– Vous êtes notre joyau céleste, inestimable monsieur le directeur ! répondit d’une voix chevrotante l’assistant du magicien. Nous avons toujours nos accessoires sur nous, et les voici ! Ein, zwei, drei !

En disant ces mots, il agita sous les yeux de Rimski ses doigts noueux, et, soudainement, tira de l’oreille du chat la propre montre en or du directeur financier, avec sa chaîne. Jusqu’alors, cette montre se trouvait dans la poche du gilet de Rimski, sous son veston fermé, et la chaîne était passée dans une boutonnière.

Involontairement, Rimski mit les mains sur son ventre, les curieux firent « Ah !… » et le maquilleur qui jetait un coup d’œil par la porte émit un grognement approbateur.

– C’est votre montre ? Prenez, je vous en prie ! dit le personnage à carreaux avec un sourire impertinent, et, dans une paume sale, il présenta son bien à Rimski effaré.

– Vaut mieux pas s’asseoir à côté de lui dans le tramway, chuchota gaiement le diseur d’histoires au maquilleur.

Mais le coup de la montre n’était rien en comparaison du tour qu’exécuta le chat. Il se leva brusquement du canapé, se dirigea sur ses pattes de derrière vers la console que surmontait un miroir, enleva avec ses pattes de devant le bouchon d’une carafe, versa de l’eau dans un verre, la but, remit le bouchon en place et s’essuya les moustaches à l’aide d’un chiffon à démaquiller.

Cette fois, personne ne fit « Ah !… », et tout le monde resta bouche bée. Seul le maquilleur murmura avec enthousiasme :

– Quelle classe !…

Mais la sonnerie retentit pour la troisième fois et tous, très excités et goûtant à l’avance un numéro qui promettait d’être du plus haut intérêt, quittèrent la loge en se bousculant.

Une minute plus tard, dans la salle, les globes s’éteignaient, une lueur rougeâtre jaillissait de la rampe pour inonder le bas du rideau, celui-ci s’entrouvrait un instant sur la scène brillamment éclairée, et le public vit paraître un homme rondelet, gai comme un pinson, dont l’habit était fripé et le linge d’une fraîcheur douteuse. Tout Moscou le connaissait : c’était le fameux présentateur Georges Bengalski.

– Eh bien, citoyens ! dit Bengalski en arborant un sourire enfantin. Vous allez assister maintenant… (Bengalski s’interrompit brusquement, et, changeant de ton, reprit :) À ce que je vois, l’assistance est encore plus nombreuse pour la troisième partie. Vraiment, ce soir, la moitié de la ville est ici ! Ça me rappelle un ami que j’ai rencontré ces jours-ci. Je lui dis : « Pourquoi ne viens-tu jamais nous voir ? Hier soir, je t’assure, nous avions la moitié de la ville ! » Et il me répond : « Mais moi, j’habite dans l’autre moitié ! » (Bengalski fit une pause pour laisser éclater le rire général, mais, comme personne ne rit, il continua :)… Eh bien, vous allez assister à un numéro présenté par M. Woland, l’illustre artiste étranger : une séance de magie noire ! Oui, oui, vous savez aussi bien que moi (et Bengalski ponctua ses paroles d’un sourire entendu) que la magie noire n’a jamais existé et que tout cela est pure superstition. Mais le maestro Woland possède au plus haut degré la technique de l’illusionnisme, ce que vous pourrez constater vous-mêmes au cours de la partie la plus passionnante de son numéro, c’est-à-dire lorsqu’il révélera les secrets mêmes de sa technique ! Alors, tous ensemble ! Pour sa technique prodigieuse, et pour la révélation de ses secrets, nous réclamons : monsieur Woland ! monsieur Woland !

En achevant de débiter ce galimatias, Bengalski joignit les mains et les agita d’un air engageant vers la fente du rideau, à la suite de quoi les deux pans de celui-ci s’écartèrent lentement avec un léger bourdonnement.

L’entrée du magicien, suivi de son interminable assistant et du chat solidement planté sur ses pattes de derrière, plut énormément au public.

– Un fauteuil, ordonna Woland d’une voix égale.

À la seconde même, sans que l’on pût savoir d’où il venait, un fauteuil apparut sur la scène, et le magicien s’y assit.

– Dis-moi, ami Fagot, s’enquit Woland auprès du bouffon à carreaux, qui portait donc apparemment, outre « Koroviev », un autre nom, dis-moi, d’après toi, la population moscovite n’a-t-elle pas changé considérablement ?

Le magicien regarda le public muet de saisissement à la vue de ce fauteuil qui était apparu dans les airs.

– Considérablement, messire, répondit doucement Fagot-Koroviev.

– Tu as raison. Ces citadins ont beaucoup changé… extérieurement, je veux dire… comme la ville elle-même, d’ailleurs… Les costumes, inutile d’en parler, mais on peut voir maintenant ces… comment donc, tramways, automobiles…

– Autobus, suggéra respectueusement Fagot.

Le public écoutait attentivement cette conversation, croyant qu’elle servait de prélude à des tours de magie. Les coulisses étaient bondées d’artistes, de techniciens et d’employés du théâtre, entre les figures desquels apparaissait le visage pâle et tendu de Rimski.

Bengalski, qui s’était réfugié sur le côté de la scène, avait l’air quelque peu interdit. Il leva légèrement le sourcil et, profitant d’une pause, déclara :

– L’artiste étranger exprime son admiration enthousiaste pour Moscou, pour ses progrès dans le domaine technique, et aussi pour les Moscovites, et Bengalski fit deux sourires, l’un adressé au parterre, l’autre aux galeries.

Woland, Fagot et le chat tournèrent la tête vers le présentateur.

– Ai-je exprimé une admiration enthousiaste ? demanda le magicien à Fagot.

– Nullement, messire, vous n’avez exprimé aucune admiration enthousiaste, répondit celui-ci.

– Que dit donc cet homme ?

– Tout simplement des mensonges ! déclara le collaborateur à carreaux d’une voix qui retentit dans tout le théâtre, puis il se tourna vers Bengalski et ajouta : Je vous félicite, citoyen menteur !

Des rires fusèrent des galeries. Bengalski sursauta et ouvrit de grands yeux.

– Mais ce qui m’intéresse, naturellement, ce ne sont pas tant ces autobus, téléphones, et autres…

– Machines, suggéra Fagot.

– Précisément, je te remercie, dit lentement le magicien de sa profonde voix de basse, que cette question beaucoup plus importante : ces citadins ont-ils changé intérieurement ?

– Question de la plus haute importance, en effet, monsieur.

Dans les coulisses, on commença à se regarder et à hausser les épaules. Bengalski était rouge, Rimski blême. Mais, comme s’il avait deviné cette inquiétude naissante, le magicien dit :

– Mais nous causons, cher Fagot, nous causons, et le public commence à s’ennuyer. Montre-nous donc, pour commencer, une petite chose toute simple.

Une rumeur de soulagement parcourut la salle. Longeant la rampe, Fagot et le chat gagnèrent chacun un côté de la scène. Fagot fit claquer ses doigts, lança d’un air conquérant : « Trois, quatre ! », pêcha en l’air un jeu de cartes, le battit, et l’envoya au chat sous la forme d’un long ruban qui traversa toute la scène. Les cartes se rassemblèrent dans les pattes du chat, qui les renvoya de la même façon. Le long serpent se déroula avec un froissement satiné, et Fagot, ouvrant le bec comme un oisillon, avala tout le paquet, carte par carte. Le chat salua alors en faisant un rond de jambe de sa patte arrière droite, ce qui eut pour effet de déchaîner une rafale d’applaudissements.

– Quelle classe ! Quelle classe ! cria-t-on avec enthousiasme dans les coulisses.

Mais Fagot, le doigt tendu vers le parterre, déclara :

– Honorables citoyens ! Le jeu de cartes se trouve présentement au septième rang, dans le portefeuille du citoyen Partchevski, entre un billet de trois roubles et une convocation au tribunal pour une affaire de pension alimentaire que ce citoyen doit payer à la citoyenne Zelkova.

Le parterre s’agita, des spectateurs se levèrent à moitié, et, finalement, un citoyen qui répondait précisément au nom de Partchevski, le visage empourpré par l’étonnement, tira de son portefeuille le jeu de cartes, qu’il brandit à bout de bras, ne sachant qu’en faire.

– Gardez-le donc en souvenir ! cria Fagot. Vous avez eu bien raison, hier au dîner, de dire que, sans le poker, la vie à Moscou serait pour vous absolument insupportable.

– Vieux truc ! lança une voix de la galerie. Ce type, au parterre, est un compère !

– Vous croyez ? glapit Fagot en plissant les yeux vers la galerie. Dans ce cas, vous faites partie de la même bande, parce que le jeu de cartes est dans votre poche !

Des mouvements divers agitèrent la galerie, puis une voix lança joyeusement :

– C’est vrai ! Il l’a ! Le voilà !… Hé mais ? C’est des billets de dix roubles !

Les spectateurs du parterre levèrent la tête. Effectivement, là-haut, quelqu’un venait de découvrir dans sa poche, avec une vive émotion, un paquet enveloppé comme on le fait dans les banques et portant l’inscription « Mille roubles ». Tandis que ses voisins se poussaient pour mieux voir, le citoyen ahuri s’efforçait d’ouvrir un coin de l’enveloppe pour voir s’il s’agissait de vrais billets de dix roubles ou d’argent ensorcelé.

Puis des exclamations joyeuses partirent de la galerie — Cré nom, mais oui ! C’est des vrais ! Des billets de dix !

– J’aimerais bien jouer avec un jeu de cartes comme ça ! s’écria gaiement un gros homme, au milieu du parterre.

Avec plaisir répondit Fagot. Mais pourquoi vous tout seul ? Tout le monde sera très heureux d’y participer ! (D’un ton de commandement, il ajouta :) Regardez en haut !… Une ! (Un pistolet apparut dans sa main, et il cria :) Deux ! (Le pistolet fut pointé vers le plafond.) Trois !

Une flamme jaillit, le coup de feu claqua, et aussitôt, sous la coupole, plongeant entre les trapèzes, des rectangles de papier blanc commencèrent à tomber dans la salle.

Ils tournoyaient, voletaient de tous côtés, se répandaient dans les galeries, tombaient vers l’orchestre et la scène. En quelques secondes, la pluie d’argent, de plus en plus épaisse, atteignit les fauteuils, et les spectateurs commencèrent à attraper les billets. Des centaines de mains se levèrent, les spectateurs regardaient les billets par transparence à la lumière de la scène illuminée et constataient la parfaite authenticité de leur filigrane. Leur odeur non plus ne laissait place à aucun doute : c’était, d’un attrait sans pareil, l’odeur des billets fraîchement imprimés. L’allégresse d’abord, puis une extrême surprise s’emparèrent de tout le théâtre. De partout fusaient les mêmes mots : « Des billets de dix ! Des billets de dix ! », des exclamations : « Ha ! ha ! » et des rires joyeux. Déjà, des spectateurs rampaient dans les allées, fouillant sous les fauteuils. D’autres, nombreux, étaient montés sur les sièges pour saisir au vol les capricieux billets.

Peu à peu, le visage des miliciens de service prit un air vaguement perplexe. Quant aux artistes, ils sortirent des coulisses et se mêlèrent sans cérémonie aux spectateurs.

Au premier balcon, une voix lança :

– Hé, laisse ça ! C’est à moi ! Il a volé vers moi !

– Touche pas, sinon c’est moi qui vais te toucher ! répliqua une autre voix.

Sur quoi, on entendit un bruit de chute. Un casque de milicien apparut au balcon. Quelqu’un fut emmené.

Bref, l’excitation montait, et l’on ignore à quel débordement tout cela aurait abouti si, tout à coup, Fagot n’avait arrêté net, en soufflant en l’air, la pluie d’argent.

Deux jeunes gens, après avoir échangé un regard plein de sous-entendus réjouissants, quittèrent brusquement leur place et filèrent tout droit vers le buffet. Un brouhaha général emplissait le théâtre, et tous les yeux brillaient d’excitation. Oui, vraiment on ne sait quel tour scandaleux cela aurait pu prendre si Bengalski, enfin, n’avait pris sur lui de faire quelque chose. Il parvint à se dominer et, tout en se frottant les mains d’un geste habituel, il proclama de sa voix la plus sonore :

– Citoyens ! Ce que nous venons de voir est un cas typique d’hypnose collective, comme on dit. C’est une expérience purement scientifique, qui démontre parfaitement que, dans la magie, il n’existe pas de miracles. Nous allons demander maintenant au maestro Woland de nous dévoiler les secrets de cette expérience. Et vous verrez, citoyens, que ces prétendus billets de dix roubles vont disparaître aussi soudainement qu’ils sont apparus.

Sur ce, il se mit à applaudir — mais il fut parfaitement seul à le faire — et ses lèvres esquissèrent un sourire confiant, tandis que ses yeux, loin de refléter cette confiance, exprimaient plutôt une muette prière.

Le petit discours de Bengalski ne plut pas du tout au public. Un profond silence se fit dans la salle. C’est Fagot — l’homme à carreaux — qui le rompit en ces termes :

– Et ça, c’est un cas typique de bobard, comme on dit, déclara-t-il de sa voix de chèvre criarde. Les billets, citoyens, sont authentiques.

– Bravo ! jeta abruptement une voix de basse venue du poulailler.

– Quant à celui-ci, reprit Fagot en montrant Bengalski du doigt, il commence à m’embêter ! Il vient tout le temps se fourrer là où personne n’a besoin de lui, et gâche le spectacle avec ses commentaires qui ne tiennent pas debout ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire de lui ?

– Lui arracher la tête ! proposa avec sévérité un spectateur des galeries.

– Hein ? Comment dites-vous ? répondit aussitôt Fagot, saisissant au vol cette suggestion éminemment condamnable. Lui arracher la tête ? C’est une idée ! Béhémoth ! cria-t-il au chat, Vas-y ! Ein, zwei, drei !

Il se produisit alors quelque chose d’extraordinaire. Le poil se hérissa sur le dos du chat noir qui poussa un miaulement déchirant. Puis il se ramassa en boule, bondit, comme une panthère, à la poitrine de Bengalski, et de là sauta sur sa tête. Il se cramponna à la chevelure clairsemée du présentateur et, dans un grouillement de ses grosses pattes, en deux tours, il arracha la tête du cou dodu, avec un hurlement sauvage.

Les deux mille cinq cents personnes présentes dans le théâtre poussèrent un seul cri. Des geysers de sang jaillirent des artères rompues et retombèrent en pluie sur le plastron et l’habit. Le corps sans tête exécuta quelques entrechats absurdes, puis s’affaissa sur le plancher. Dans la salle, des femmes jetèrent des cris hystériques. Le chat remit la tête à Fagot qui la saisit par les cheveux et la leva bien haut pour la montrer au public, et cette tête cria, d’une voix désespérée qu’on entendit dans tout le théâtre :

– Un docteur !

– En diras-tu encore, des bêtises pareilles, hein ? En diras-tu encore ? demanda Fagot, d’un ton plein de menaces, à la tête qui pleurait à chaudes larmes.

– Non, je ne le ferai plus ! râla la tête.

– Pour Dieu, cessez de le martyriser ! lança une voix de femme dominant le vacarme, et le magicien se tourna vers la loge d’où était partie cette voix.

– Alors, citoyens, qu’est-ce qu’on fait ? On lui pardonne ? demanda Fagot en s’adressant à la salle.

– On lui pardonne ! On lui pardonne ! crièrent d’abord quelques spectatrices, puis des hommes, puis tout le théâtre en chœur.

– Qu’ordonnez-vous, messire ? demanda Fagot en se tournant vers l’homme masqué.

– Eh bien…, répondit celui-ci d’un air pensif, il faut prendre ces gens comme ils sont… Ils aiment l’argent, mais il en a toujours été ainsi… L’humanité aime l’argent, qu’il soit fait de n’importe quoi : de parchemin, de papier, de bronze ou d’or. Ils sont frivoles, bien sûr… mais bah !… la miséricorde trouve parfois le chemin de leur cœur… des gens ordinaires… comme ceux de jadis, s’ils n’étaient pas corrompus par la question du logement… (et à voix haute il ordonna :) Remettez cette tête en place !

Le chat, après avoir visé soigneusement, planta la tête sur le cou et elle retrouva exactement sa place, comme si elle ne l’avait jamais quittée. Qui plus est, le cou ne portait pas la moindre trace de cicatrice. Avec ses pattes de devant, le chat épousseta l’habit et le plastron de Bengalski, et les taches de sang disparurent. Fagot remit Bengalski sur ses pieds, lui fourra dans la poche une liasse de billets de dix roubles, puis le poussa résolument hors de la scène en lui disant :

– Allez, du vent ! Vous n’êtes pas drôle.

Chancelant, l’œil hagard, le présentateur ne put aller plus loin que le poste d’incendie, où il se sentit au plus mal et se mit à crier lamentablement :

– Ma tête !… Ma tête !…

Plusieurs personnes, dont Rimski, se précipitèrent vers lui. Le présentateur pleurait, agitait les bras en l’air comme pour attraper on ne sait quoi, et gémissait :

– Ma tête, rendez-moi ma tête… Prenez mon appartement, prenez mes tableaux, mais rendez-moi ma tête !…

Un commissionnaire courut chercher un médecin. On essaya d’allonger Bengalski sur un divan, dans sa loge, mais il résista et commença à se débattre comme un fou furieux. Il fallut appeler une ambulance. Quand, enfin, on eut emmené le malheureux présentateur, Rimski regagna rapidement la scène, pour constater que de nouveaux prodiges s’y accomplissaient. Il faut dire d’ailleurs qu’à ce moment, ou peut-être quelques instants plus tôt, le magicien et son vieux fauteuil terni disparurent du plateau, mais que personne, dans le public, ne s’en aperçut, tant les spectateurs étaient fascinés par l’extraordinaire représentation que leur donnait Fagot.

Celui-ci, en effet, dès qu’il eut expédié sa victime dans les coulisses, revint sur la scène et annonça :

– Bon, à présent que nous voilà débarrassés de ce casse-pieds, ouvrons un magasin pour dames !

À l’instant même, le plancher de la scène se couvrit de tapis persans sur lesquels se posèrent d’énormes glaces éclairées de côté par la lueur verdâtre de tubes luminescents. Puis, entre les glaces, apparurent des vitrines où les spectateurs, stupéfaits et ravis, purent voir des robes parisiennes de modèles et de coloris les plus divers. Mais d’autres vitrines apparurent, offrant des centaines de chapeaux de dame, avec plumes ou sans plumes, avec boucles ou sans boucles, et des centaines de souliers — noirs, blancs, jaunes, de cuir, de satin, de daim, souliers à brides ou ornés de cabochons, bottines à tige damassée. Puis, parmi les souliers, apparurent des coffrets de parfums, des montagnes de sacs à main — d’antilope, de daim, de soie — et des entassements de tubes oblongs d’or ciselé contenant du rouge à lèvres.

Alors une jeune fille rousse en toilette de soirée noire, sortie le diable sait d’où — une jeune fille qui eût été tout à fait charmante si une cicatrice bizarre n’avait abîmé son joli cou, — arbora près d’une vitrine un sourire aimable de commerçante avisée.

Fagot, d’un air suave et malicieux à la fois, annonça que la maison allait procéder à l’échange — entièrement gratuit ! — des vieilles robes et des souliers démodés contre les dernières créations parisiennes. Il en serait de même — ajouta-t-il — en ce qui concerne les sacs à main, et tout le reste.

Avec révérence et rond de jambe, le chat, de ses pattes de devant, imita les gestes d’un portier ouvrant à deux battants une large porte.

La jeune fille, d’une voix douce et chantante quoique légèrement enrouée, modula des paroles qu’on avait quelque peine à comprendre mais qui, à en juger par le visage des spectatrices du parterre, devaient être des plus engageantes.

– Guerlain, Mitsouko, Narcisse Noir, n° 5 de Chanel, robes du soir, robes de cocktail…

Fagot se tortilla, le chat se plia en deux, la jeune fille ouvrit les vitrines, et Fagot brailla :

– Je vous en prie ! Faites comme chez vous ! Pas de cérémonie !

Le public s’agita, mais personne encore n’osait monter sur la scène. Enfin, une petite brune sortit du dixième rang du parterre ; avec un sourire qui avait l’air de dire que, de cela comme du reste, elle s’en fichait éperdument, elle grimpa sur le plateau par l’escalier latéral.

Bravo ! vociféra Fagot. Je salue notre première cliente ! Béhémoth, un fauteuil ! Commençons par les chaussures, madame !

La brune s’assit dans le fauteuil, et Fagot, aussitôt, déversa à ses pieds, sur le tapis, tout un amoncellement de souliers. La petite brune déchaussa son pied droit, essaya un escarpin lilas, fit quelques pas sur le tapis, examina le haut talon.

– Elles ne vont pas me serrer ? demanda-t-elle d’un air hésitant.

– Voyons, voyons ! s’écria Fagot offusqué, tandis que le chat laissait échapper un « miaou » outragé.

– Je prends cette paire-là, monsieur, dit la petite brune avec dignité en mettant la seconde chaussure.

Ses vieux souliers furent jetés derrière un rideau, et la brunette prit le même chemin, accompagnée de la jeune fille rousse et de Fagot, qui portait sur des cintres quelques robes de haute couture. Le chat vint à la rescousse d’un air affairé et, pour se donner plus d’importance, il suspendit à son cou un mètre-ruban.

Une minute plus tard, l’intrépide brunette reparaissait, habillée d’une robe telle que tout le parterre soupira. Et ce fut une femme sûre d’elle-même, étonnamment embellie, qui vint se planter devant une glace, haussa avec grâce ses épaules nues, arrangea ses cheveux sur sa nuque et se cambra pour essayer d’apercevoir son dos.

– La maison vous prie d’accepter ceci en souvenir, dit Fagot en tendant à la jeune femme un coffret ouvert où trônait un flacon de parfum.

Merci, dit la petite brune d’un air hautain, et elle redescendit au parterre.

Sur son passage, les spectateurs se levaient vivement pour toucher le coffret.

Dès lors, les digues furent rompues, et, de tous côtés, les femmes envahirent la scène. Dans l’excitation générale et le brouhaha de conversations, de soupirs et de rires qui montait du théâtre, on entendit une voix d’homme crier « Je te défends bien !… » et une voix de femme répliquer « Petit-bourgeois ! Despote ! Lâchez-moi, vous me cassez le bras ! » Les femmes disparaissaient derrière les rideaux, laissaient là leurs robes et reparaissaient habillées de neuf. Sur des tabourets à dorures, toute une rangée de femmes tapait des pieds avec énergie sur le tapis pour essayer les nouvelles chaussures. Fagot, à genoux, maniait inlassablement le chausse-pied : le chat, succombant sous des monceaux de sacs à main et de souliers, ne cessait d’aller et venir entre les vitrines et les tabourets, et la jeune fille au cou mutilé qui, à tout instant, disparaissait, revenait, disparaissait à nouveau, en vint à ne plus jacasser qu’en français, mais — chose singulière — toutes les femmes la comprenaient à demi-mot, mêmes celles qui ne connaissaient pas un mot de cette langue.

On vit même, à la surprise générale, un homme se glisser sur la scène. Il déclara que son épouse était au lit avec la grippe et demanda, en conséquence, qu’on voulût bien lui confier quelque chose pour elle. Pour prouver qu’il était marié, ce citoyen était tout prêt à montrer son passeport. La déclaration de ce mari plein de sollicitude fut accueillie par des éclats de rire, mais Fagot se récria qu’il n’avait pas besoin de passeport, qu’il se fiait à lui comme à un autre soi-même, et il lui fourra dans les mains deux paires de bas de soie, auxquelles le chat ajouta, de sa propre initiative, un tube de rouge à lèvres.

Les dernières venues se bousculaient pour monter sur la scène, tandis que par les escaliers latéraux s’écoulait le flot des chanceuses, en robes de bal, kimonos ornés de dragons, tailleurs d’une stricte élégance, bibis posés sur l’œil.

Fagot annonça alors qu’en raison de l’heure tardive, le magasin allait fermer, jusqu’au lendemain soir, dans une minute exactement.

Alors, la scène fut en proie à un incroyable désordre. Sans même les essayer, les femmes se mirent à rafler les chaussures. Une spectatrice se rua en coup de vent derrière le rideau, arracha ses vêtements, s’empara de ce qui lui tombait sous la main — une robe de chambre de soie ornée d’énormes bouquets — et trouva le temps de mettre la main sur deux coffrets de parfum.

Exactement une minute plus tard, un coup de pistolet claqua ; les glaces disparurent, les vitrines et les tabourets s’évanouirent, le tapis se dissipa dans l’air, ainsi que le rideau. Le dernier à disparaître fut l’énorme tas de vieilles robes et de vieux souliers, et la scène redevint austère, vide et nue.

C’est à ce moment qu’un nouveau personnage vint se mêler à l’affaire. Une voix de baryton agréable, sonore et singulièrement pressante, se fit soudain entendre dans la loge n° 2

– Il serait tout de même souhaitable, citoyen artiste, que vous révéliez sans tardez aux spectateurs la technique de vos tours de passe-passe, et en particulier de celui des billets de dix roubles. Le retour du présentateur sur la scène serait également souhaitable. Son sort inquiète vivement les spectateurs.

Le possesseur de cette belle voix n’était autre que l’un des invités de marque de cette soirée, Arcadi Apollonovitch Simpleïarov, président de la Commission pour l’acoustique des théâtres de Moscou.

Arcadi Apollonovitch avait pris place dans sa loge en compagnie de deux dames : l’une, d’âge mûr, habillée à la dernière mode de vêtements fort coûteux, l’autre, toute jeune et fort jolie, habillée plus simplement. La première, comme on l’apprit bientôt lorsque fut dressé le procès-verbal, était la propre épouse d’Arcadi Apollonovitch ; l’autre était une de ses parentes éloignées, une actrice débutante mais qui donnait de grands espoirs ; venue de Saratov, elle vivait actuellement dans l’appartement d’Arcadi Apollonovitch et de sa femme.

Pardon ! répondit Fagot. Je m’excuse, mais il n’y a rien à révéler ici, tout est clair.

– Non, je m’excuse à mon tour ! Cette révélation est absolument indispensable. Sans cela, vos brillants numéros ne manqueront pas de laisser une impression pénible. La masse des spectateurs exige des explications.

– La masse des spectateurs, coupa l’insolent bouffon, à ma connaissance, n’a rien déclaré de semblable. Mais soit : prenant en considération vos désirs éminemment respectables, Arcadi Apollonovitch, je vais donc faire des révélations. Mais avant cela, me permettez-vous d’exécuter encore un petit numéro ?

– Eh bien, si vous voulez, répondit Arcadi Apollonovitch d’un ton protecteur. Mais avec toutes les explications nécessaires, n’est-ce pas ?

– À vos ordres, à vos ordres ! Ainsi donc : permettez-moi de vous demander où vous étiez hier soir, Arcadi Apollonovitch.

À cette question déplacée, que l’on pourrait même, peut-être, qualifier de goujaterie, Arcadi Apollonovitch changea de figure — changea très nettement de figure.

– Arcadi Apollonovitch était hier soir à une réunion de la Commission pour l’acoustique, déclara avec hauteur l’épouse d’Arcadi Apollonovitch. Mais je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec la magie.

– Oui, madame ! Naturellement, vous ne voyez pas, confirma Fagot. En ce qui concerne cette réunion, vous êtes complètement dans l’erreur. Sorti de chez lui pour se rendre à la susdite réunion — remarquons, en passant, qu’aucune réunion n’était prévue pour hier soir –, Arcadi Apollonovitch se fit conduire au siège de la Commission. Là, il renvoya son chauffeur (tout le théâtre retint son souffle), et prit l’autobus pour aller rue Elokhov rendre visite à Militsa Andreïevna Pokobatko, actrice au théâtre ambulant de l’arrondissement – visite qui dura près de quatre heures.

– Aïe ! cria quelqu’un d’un ton douloureux, dans le silence total.

Quant à la jeune parente d’Arcadi Apollonovitch, elle éclata soudain d’un rire bas et quelque peu effrayant.

– Ah ! je comprends ! cria-t-elle. Il y a longtemps que je me doutais de ça ! Maintenant, je comprends pourquoi cette idiote sans talent a obtenue le rôle de Louise !

Et, levant d’un geste inattendu sa main qui tenait un court et épais parapluie mauve, elle abattit celui-ci sur la tête d’Arcadi Apollonovitch.

Le vil Fagot — ou Koroviev, comme on voudra — s’écria alors :

– Et voilà, estimés citoyens, un exemple des révélations qu’Arcadi Apollonovitch réclamait avec tant d’insistance !

– Comment oses-tu, petite traînée, porter la main sur Arcadi Apollonovitch ? demanda l’épouse d’Arcadi Apollonovitch d’un air terrible, en se dressant dans la loge de toute sa taille gigantesque.

Pour la seconde fois, un bref accès de rire satanique secoua la jeune parente.

– Ha, ha ! Et qui donc a le droit de porter la main sur lui, sinon moi ? s’écria-t-elle, et pour la seconde fois on entendit le craquement sec du parapluie qui rebondissait sur la tête d’Arcadi Apollonovitch.

– Au secours ! À la milice ! Arrêtez-la ! vociféra l’épouse de Simpleïarov d’une voix si épouvantable que bien des spectateurs en furent glacés d’effroi.

À ce moment, le chat bondit jusqu’à la rampe et aboya d’une voix humaine qui résonna jusqu’au fond du théâtre :

– La séance est terminée ! Maestro ! Dégueule-nous une marche !

Le chef, affolé, sans même se rendre compte de ce qu’il faisait, brandit sa baguette, et l’orchestre se mit — non pas à jouer, ni à entonner, ni à scander — mais bien, selon la répugnante expression du chat, à dégueuler une invraisemblable marche, avec un tel laisser-aller que cela ressemblait vraiment à on ne sait quoi.

Et pendant un instant on crut percevoir les paroles de cette marche, entendues jadis dans un café-concert sous les étoiles du Sud, paroles indistinctes, presque incompréhensibles, mais passablement hardies :

Son Excellence monsieur le baron

Aimait les oiseaux en cage

Et prenait sous sa protection

De jolies fillettes bien sages !

Peut-être, d’ailleurs, ces paroles n’avaient-elles jamais existé, et y en avait-il d’autres, franchement inconvenantes, sur le même air. Peu importe. Ce qui importe ici, c’est qu’avec tout cela, le théâtre des Variétés ressemblait maintenant à une espèce de tour de Babel. La milice était accourue dans la loge de Simpleïarov. Des curieux en escaladaient la rambarde pour regarder à l’intérieur, où l’on entendait des éclats de rire infernaux et des cris de rage que couvrait par instants le tintamarre doré des cymbales de l’orchestre.

Quant à la scène, on s’aperçut soudain qu’elle était vide : Fagot le filou comme l’immonde chat Béhémoth au culot incroyable s’étaient évanouis dans l’air, avaient disparu comme avait disparu, quelque temps auparavant, le magicien dans son fauteuil au tissu passé.



CHAPITRE XIII
Apparition du héros


Donc, l’inconnu menaça Ivan du doigt et murmura « Chut ! »

Ivan posa ses pieds sur la descente de lit et le regarda fixement. C’était un homme de trente-huit ans environ, au visage rasé, aux cheveux noirs, au nez pointu, avec des yeux inquiets et une mèche de cheveux qui pendait sur son front. Du balcon, il regarda prudemment dans la chambre.

Après avoir prêté l’oreille, et s’être assuré qu’Ivan était seul, le mystérieux visiteur s’enhardit et pénétra dans la chambre. C’est alors qu’Ivan s’aperçut que le nouveau venu était en tenue d’hôpital. Il était en linge de corps, les pieds nus dans des pantoufles, et une robe de chambre marron était jetée sur ses épaules.

Il fit un clin d’œil à Ivan, cacha dans sa poche un trousseau de clefs, puis demanda en chuchotant :

– Je peux m’asseoir un instant ?

Ayant reçu en réponse un signe de tête affirmatif, il s’installa dans un fauteuil.

Obéissant à l’injonction menaçante du doigt sec, Ivan demanda à voix basse :

– Comment avez-vous fait pour entrer ? Les grillages des balcons sont fermés au verrou, non ?

– Les grillages sont fermés au verrou, confirma le visiteur, mais Prascovia Fiodorovna est une personne fort gentille, certes, mais hélas ! distraite. Je lui ai chipé, il y a un mois environ, un trousseau de clefs, de sorte que j’ai la possibilité de sortir sur le balcon commun, et comme il fait le tour de tout l’étage, je peux parfois, de cette manière, rendre visite à mes voisins.

– Si vous pouvez sortir sur le balcon, vous pouvez aussi vous sauver. Ou bien est-ce trop haut ? demanda Ivan avec intérêt.

– Non, répondit le visiteur d’un ton ferme, si je ne peux pas me sauver d’ici, ce n’est pas parce que c’est trop haut, mais parce que je n’ai nulle part où me sauver.

Il fit une pause, puis il ajouta :

– Alors, on fait la causette, puisqu’on est dans la même cabane ?

– D’accord, répondit Ivan en regardant les yeux bruns pleins d’inquiétude du nouveau venu.

– Bon… (soudain, l’inconnu parut vivement alarmé) mais dites-moi, vous n’êtes pas violent, j’espère ? Car, sachez-le, je suis incapable de supporter le bruit, le tapage, la violence, et toutes choses de ce genre. Je déteste particulièrement que les gens crient, qu’il s’agisse de cris de douleur, de cris de rage, ou de toute autre sorte de cri. Rassurez-moi, je vous en prie : vous n’êtes pas furieux ?

– Hier, au restaurant, j’ai allumé la gueule d’un type, avoua vaillamment le poète transfiguré.

– Quelle raison ? demanda sévèrement le visiteur.

– Sans aucune raison, je l’avoue, répondit Ivan confus.

– C’est très laid, conclut l’autre d’un ton réprobateur. En outre, ajouta-t-il, pourquoi vous exprimez-vous ainsi « J’ai allumé la gueule… » ? On ignore, après tout, ce que l’homme possède exactement, une gueule ou un visage. C’est peut-être, tout de même, un visage. De sorte que vous savez frapper à coups de poing… Non, vous allez renoncer à cela pour toujours.

Ayant ainsi réprimandé Ivan, le visiteur s’informa :

– Profession ?

– Poète, répondit Ivan, sans savoir pourquoi, à contrecœur.

L’inconnu parut navré.

– Ah ! je n’ai vraiment pas de chance ! s’écria-t-il, mais il se reprit aussitôt, s’excusa, et demanda : Et quel est votre nom ?

– Biezdomny.

– Hé ! hé ! ricana l’autre avec une grimace.

– Eh bien quoi, mes vers ne vous plaisent pas ? demanda Ivan avec curiosité.

– Ils me font horreur.

– Et lesquels avez-vous lus ?

– Mais je n’ai jamais lu aucun vers de vous ! s’exclama nerveusement le visiteur.

– Alors, comment pouvez-vous dire… ?

– Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ça ? dit l’inconnu. Comme si je n’en avais pas lu d’autres. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est… des merveilles ? Bon, je suis prêt à vous croire sur parole. Vos vers sont bons, allez-vous me dire ?

– Ils sont monstrueux ! dit abruptement Ivan, avec courage et sincérité.

– N’écrivez plus ! implora le visiteur.

– C’est promis, juré ! répondit Ivan, solennel.

Cette promesse fut scellée par une poignée de main, mais à ce moment on entendit des pas légers et des voix étouffées dans le couloir.

– Chut ! fit l’inconnu, qui sauta sur le balcon et referma le grillage derrière lui.

C’était Prascovia Fiodorovna qui venait jeter un coup d’œil au malade. Elle demanda à Ivan comment il se sentait, et s’il préférait dormir dans l’obscurité ou avec la lumière. Ivan demanda qu’on lui laisse la lumière, et Prascovia Fiodorovna, après lui avoir souhaité une bonne nuit, s’éloigna. Lorsque tout bruit se fut éteint, le visiteur entra.

Il apprit en chuchotant à Ivan qu’on avait amené un nouveau à la chambre 199 : un gros à la figure cramoisie, qui ne cessait de marmonner on ne sait quoi à propos de devises dans une bouche d’aération, et de jurer que des esprits malins s’étaient installés rue Sadovaïa.

– Il injurie Pouchkine comme un charretier et crie tout le temps : « Kouroliessov, bis, bis ! » (dit l’inconnu avec des grimaces anxieuses. Puis, s’étant calmé, il reprit :) Du reste, ça le regarde (et, renouant la conversation avec Ivan :) Pourquoi vous a-t-on amené ici ?

– À cause de Ponce Pilate, répondit Ivan en regardant le plancher d’un air sombre.

– Quoi !

L’inconnu, oubliant toute prudence, avait crié. Il porta vivement la main à sa bouche, puis dit :

– Quelle stupéfiante coïncidence ! Je vous en prie, je vous en prie, racontez !

Avec une confiance en cet inconnu qui le surprit lui-même, Ivan, d’abord intimidé et bégayant, puis s’enhardissant peu à peu, se mit à raconter son aventure de la veille à l’étang du Patriarche. Et quel auditeur plein de gratitude Ivan Nikolaïevitch avait trouvé là en la personne de ce mystérieux voleur de clefs ! Le visiteur ne rangeait pas Ivan parmi les fous, manifestait le plus vif intérêt pour ce qu’on lui racontait, et en vint même, à mesure que le récit se développait, à montrer de véritables transports d’enthousiasme. C’est ainsi que, de temps à autre, il interrompait Ivan par des exclamations de ce genre :

– Oui, oui, ensuite ! Continuez, je vous en supplie ! Mais, au nom de ce que vous avez de plus sacré, n’omettez aucun détail !

Ivan n’omettait aucun détail — lui-même trouvait plus commode de raconter les choses de cette façon, — et, peu à peu, il arriva ainsi au moment où Ponce Pilate, drapé dans son manteau blanc à doublure sanglante apparaissait sous le péristyle.

Le visiteur joignit alors les mains dans un geste de prière et murmura :

– Oh ! je l’avais deviné ! J’avais tout deviné !

L’auditeur d’Ivan ponctua le récit de l’horrible mort de Berlioz d’une remarque assez énigmatique, tandis qu’un éclair de haine passait dans ses yeux :

– Je ne regrette qu’une chose : c’est que le critique Latounski, ou l’écrivain Mstislav Lavrovitch, ne se soit pas trouvé à la place de Berlioz !

Sur quoi il s’exclama, à voix basse mais avec frénésie :

– Ensuite !

L’histoire du chat qui voulait payer la receveuse du tramway mit l’inconnu dans une humeur excessivement gaie, et il faillit s’étrangler de rires étouffés lorsqu’il vit Ivan, tout ému par le succès de son récit, sautiller à croupetons pour imiter le chat tenant une pièce de dix kopecks près de ses moustaches.

– Et voilà (conclut Ivan après avoir raconté d’un air sombre comme un ciel d’orage ce qui s’était passé à Griboïedov) comment je me suis retrouvé ici.

Le visiteur posa une main compatissante sur l’épaule du pauvre poète et dit :

– Pauvre poète ! Mais tout cela, cher ami, est votre faute. Il ne fallait pas agir avec lui de manière aussi désinvolte, je dirai même impertinente. Vous en supportez les frais, maintenant. Et encore, estimez-vous heureux qu’en somme cela ne vous ait pas coûté trop cher.

– Mais qui est-il donc, à la fin ? demanda Ivan en levant les bras au ciel, en proie à une vive agitation.

Le visiteur scruta Ivan, puis répondit par une question :

– Vous n’allez pas vous agiter ? Ici, nous sommes tous fragiles… Il n’y aura pas d’appel de médecins, pas de piqûres, ni d’autres tracas de ce genre ?

– Non, non ! s’écria Ivan. Mais dites : qui est-ce ?

– Très bien, répondit l’inconnu, et il ajouta, en détachant les mots pour leur donner tout leur poids : Hier, à l’étang du Patriarche, vous avez rencontré Satan.

Ivan ne s’agita pas, comme il l’avait promis, mais il n’en fut pas moins fortement abasourdi.

– Impossible ! Il n’existe pas !

– Allons donc ! Que n’importe qui dise cela, je veux bien, mais pas vous ! Vous avez été, selon toute apparence, l’une de ses premières victimes. Vous êtes enfermé, comme vous le voyez vous-même, dans une clinique psychiatrique, et vous venez me raconter qu’il n’existe pas ? Vraiment, c’est étrange !

Déconcerté, Ivan se tut.

– Dès que vous avez commencé à le décrire, poursuivit l’inconnu, j’ai deviné à qui vous aviez eu le plaisir, hier, de parler. Et vraiment, Berlioz m’étonne ! Vous, évidemment, vous êtes d’une naïveté virginale — le visiteur s’excusa, — mais lui, à ce que j’ai pu entendre dire, il a tout de même lu certaines choses ! Et les premières paroles de ce professeur ont dissipé tous mes doutes ! On ne pouvait pas ne pas le reconnaître, mon cher ami ! Du reste, vous êtes… excusez-moi encore, mais je suis certain de ne pas me tromper, vous êtes — dis-je — tout à fait ignare ?

– C’est incontestable, convint Ivan, qu’on avait peine, décidément, à reconnaître.

– Eh oui… pourtant, rien qu’au visage que vous m’avez décrit, les yeux différents, les sourcils !… Pardonnez-moi, mais vous n’avez même pas entendu parler, probablement, de l’opéra Faust ?

Ivan, on ne sait trop pourquoi, parut affreusement confus et, le visage empourpré, balbutia quelque chose à propos d’un séjour à Yalta… dans un établissement thermal…

– Eh oui, eh oui… cela ne m’étonne pas ! Mais Berlioz, je le répète, m’étonne énormément… Non seulement c’était un homme instruit, qui avait beaucoup lu, mais c’était un malin. Quoique je doive dire, pour sa défense, que Woland est capable de jeter de la poudre aux yeux à de plus malins que lui.

– Quoi ? cria Ivan à son tour.

– Hé, chut !

Ivan se frappa violemment le front de la paume de sa main et siffla :

– J’y suis, j’y suis ! Sur sa carte de visite, son nom commençait par un « W ». Aïe, aïe, aïe ! c’était donc ça !

Profondément troublé, il se tut un moment, regarda la lune qui voguait derrière le grillage, puis reprit :

– Mais alors, c’est vrai, il pouvait réellement être chez Ponce Pilate ? Car, enfin, il était déjà né, à cette époque là ! Et eux qui me traitent de fou ! ajouta Ivan en montrant la porte d’un air indigné.

Un pli amer apparut au coin des lèvres du visiteur.

– Regardons la vérité en face, dit-il en tournant la tête vers l’astre de la nuit qui semblait courir à travers les nuages. Vous et moi, nous sommes fous, à quoi bon le nier ! Voyez-vous, il vous a causé un grand choc, et vous avez perdu la boule. Il est vrai, évidemment, que vous lui offriez un terrain favorable. Mais ce que vous m’avez raconté est réellement arrivé, c’est incontestable. Mais c’est si extraordinaire que même Stravinski, qui pourtant est un psychiatre génial, ne vous a évidemment pas cru. Au fait, il vous a vu ? (Ivan acquiesça.) Votre interlocuteur de l’étang du Patriarche était chez Ponce Pilate, et il a déjeuné avec Kant, et maintenant il visite Moscou.

– Mais le diable sait ce qu’il va inventer ici ! Ne faudrait-il pas essayer de s’emparer de lui ?

Le nouvel Ivan n’avait pas encore totalement triomphé de l’ancien Ivan et c’est celui-ci qui parlait, sans grande conviction, il est vrai.

– Vous avez déjà essayé. Ça ne vous a pas suffi ? répondit ironiquement l’inconnu. Et je ne conseille pas à d’autres de s’y risquer. Quant à ce qu’il va inventer, faites-lui confiance ! Ha, ha ! Mais quel dommage que ce soit vous qui l’ayez rencontré, et pas moi ! Même si le feu avait tout dévoré et réduit en cendres, je vous jure que pour cette rencontre, j’aurais volontiers donné le trousseau de clefs à Prascovia Fiodorovna. Car je n’ai rien d’autre à donner. Je suis pauvre.

– Mais pourquoi désirez-vous le voir ?

Il y eut un long silence. Enfin, le visiteur s’arracha à ses tristes méditations et dit, le visage convulsé de douleur :

– Voyez-vous, c’est une étrange histoire : je suis ici pour la même raison que vous, c’est-à-dire, précisément, à cause de Ponce Pilate. (L’inconnu regarda craintivement autour de lui et ajouta :) Il y a un an, j’ai écrit un roman sur Ponce Pilate.

– Vous êtes écrivain ? demanda le poète avec intérêt.

L’inconnu se rembrunit et, avec un geste menaçant, déclara :

– Je suis le Maître.

Il prit un air sévère et tira de la poche de sa robe de chambre une toque noire toute tachée où était brodée en soie jaune la lettre « M ». Il coiffa cette toque et se montra à Ivan de face et de profil, afin de bien convaincre celui-ci qu’il était le Maître.

– C’est elle qui l’a faite pour moi, de ses propres mains, ajouta-t-il mystérieusement.

– Et quel est votre nom ?

– Je n’ai plus de nom, répondit l’étrange visiteur avec un sombre dédain. J’y ai renoncé, comme à toutes choses dans la vie. N’en parlons donc plus.

– Parlez-moi au moins de votre roman, demanda Ivan avec délicatesse.

– Soit. L’histoire de ma vie, je dois le dire, n’est pas tout à fait ordinaire, commença le visiteur.

… Historien de formation, il travaillait encore, deux ans auparavant, dans un musée de Moscou, et il s’occupait en outre de traductions.

– De quelle langue ? s’enquit Ivan, intéressé.

– Je connais cinq langues, en plus de ma langue maternelle, répondit l’inconnu : l’anglais, le français, l’allemand, le latin et le grec. Et puis, je lis un peu l’italien.

– Fichtre ! chuchota le poète avec envie.

… Notre historien vivait seul. Il n’avait pas de parents, et ne connaissait presque personne à Moscou. Et figurez-vous qu’un jour, il gagna cent mille roubles.

– Vous imaginez mon étonnement, souffla le visiteur, toujours coiffé de sa toque noire, quand, en fouillant dans le panier à linge sale, j’en sortis exactement le numéro qu’il y avait dans le journal ! C’est une obligation de l’État, expliqua-t-il, qu’on m’avait donnée au musée.

… Nanti de ses cent mille roubles, le mystérieux visiteur d’Ivan accomplit diverses démarches : il acheta des livres, abandonna la chambre où il logeait, rue Miasnitskaïa…

– Oh ! le maudit trou ! gronda-t-il.

… Loua à un entrepreneur de construction, dans une ruelle proche de l’Arbat, deux pièces au sous-sol d’une petite maison enfouie dans un petit jardin, quitta son travail au musée et se mit à écrire un roman sur Ponce Pilate.

– Ah ! c’était l’âge d’or ! chuchota le narrateur, les yeux brillants. Un petit appartement tout à fait isolé, avec une entrée où il y avait même un évier pour l’eau (souligna-t-il, on ne sait pourquoi, avec une fierté particulière), deux petites fenêtres juste à la hauteur du petit trottoir qui menait au portillon du jardin, et à quatre pas de là, devant une palissade, un lilas, un tilleul et un érable. Ah ! ah ! ah ! L’hiver, par la fenêtre, je voyais très rarement passer des pieds noirs qui faisaient crisser la neige. Et jour et nuit, le feu flambait dans mon poêle ! Mais, brusquement, le printemps est venu, et à travers les carreaux troubles, j’ai vu les branches enchevêtrées du lilas, d’abord nues, puis habillées de vert. Et c’est alors, au printemps dernier, qu’il m’est arrivé quelque chose de beaucoup plus admirable que de gagner cent mille roubles. Et pourtant, vous admettrez que c’est une somme énorme !

– C’est certain, reconnut Ivan, qui écoutait attentivement.

– J’ouvris mes petites fenêtres, et m’installai dans la seconde pièce, une pièce tout à fait minuscule (le narrateur écarta les mains, pour donner une idée de ses dimensions), comme ça. Il y avait là un divan, en face un autre divan, entre les deux une petite table, avec une très jolie lampe de chevet, et, près de la fenêtre, des livres et un petit bureau, tandis que dans la première pièce — une pièce énorme, quatorze mètres ! — il y avait des livres, plein de livres, et le poêle. Ah ! comme j’étais bien installé ! Et quel extraordinaire parfum que celui du lilas ! J’étais si exténué que j’avais la tête légère, légère, et Pilate volait vers sa fin…

– Le manteau blanc, la doublure rouge ! Je comprends ! s’écria Ivan.

– Précisément ! Pilate volait vers sa fin, vers le point final, et je savais déjà que les derniers mots du roman seraient : « … Le cinquième procurateur de Judée, le chevalier Ponce Pilate. » Naturellement, j’allais parfois me promener. Cent mille, c’est une somme énorme, et j’avais un costume magnifique. Ou bien j’allais déjeuner dans quelque restaurant modeste. Il y en avait un remarquable, place de l’Arbat, je ne sais s’il existe encore. (À ce moment, les yeux du visiteur s’arrondirent, et il continua à chuchoter, en fixant la lune :) Elle portait un bouquet d’abominables, d’inquiétantes fleurs jaunes. Le diable sait comment elles s’appellent, mais, je ne sais pourquoi, ce sont toujours les premières que l’on voit à Moscou. Et ces fleurs se détachaient avec une singulière netteté sur son léger manteau noir. Elle portait des fleurs jaunes ! Vilaine couleur. Elle allait quitter le boulevard de Tver pour prendre une petite rue, quand elle se retourna. Vous connaissez le boulevard de Tver, n’est-ce pas ? Des milliers de gens y circulaient, mais je vous jure que c’est sur moi, sur moi seul que son regard se posa — un regard anxieux, plus qu’anxieux même — comme noyé de douleur. Et je fus moins frappé par sa beauté que par l’étrange, l’inconcevable solitude qui se lisait dans ses yeux ! Obéissant à ce signal jaune, je tournai moi aussi dans la petite rue et suivis ses pas. C’était une rue tortueuse et triste, et nous la suivions en silence, moi d’un côté, elle de l’autre. Et remarquez qu’à part nous, il n’y avait pas une âme dans cette rue. L’idée que je devais absolument lui parler me tourmentait, car j’avais l’angoissante impression que je serais incapable de proférer une parole, et qu’elle allait disparaître, et que je ne la verrais plus jamais. Et voilà qu’elle me dit tout d’un coup :

« – Mes fleurs vous plaisent-elles ?

« Je me rappelle distinctement le timbre de sa voix, une voix assez basse, mais qui se brisait par instants, et — si bête que cela paraisse — il me semblait que l’écho s’en répercutait sur la surface malpropre des murailles jaunes et roulait tout au long de la rue. Je traversai rapidement la chaussée et, m’approchant d’elle, je répondis :

« – Non.

« Elle me regarda avec étonnement, et je compris tout d’un coup — et de la manière la plus inattendue — que depuis toujours je l’aimais, j’aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ? Naturellement, vous allez dire que je suis fou ?

– Je ne dis rien du tout ! se récria Ivan, qui ajouta : Je vous en supplie, continuez !

Et le visiteur continua :

– Oui, elle me regarda avec étonnement, puis, au bout d’un moment, elle me demanda :

« – Vous n’aimez pas les fleurs ?

« Je crus déceler dans sa voix une certaine hostilité. Je marchais maintenant à côté d’elle, m’efforçant d’adapter mon pas au sien, et, à mon propre étonnement, je ne me sentais aucunement embarrassé.

« – Si, j’aime les fleurs, dis-je, mais pas celles-ci.

« – Lesquelles, alors ?

« – J’aime les roses.

« Je regrettai immédiatement mes paroles, car elle sourit d’un air coupable et jeta son bouquet dans le caniveau. Je restai un instant déconcerté par son geste, puis je ramassai le bouquet et le lui tendis, mais elle le repoussa avec un sourire amusé, et je le gardai à la main.

« Nous marchâmes ainsi quelque temps en silence. Puis, tout à coup, elle me prit les fleurs des mains, les jeta sur la chaussée, glissa sa main gantée de dentelle noire dans la mienne, et nous nous remîmes en route côte à côte.

– Ensuite ? dit Ivan. Et je vous en prie, n’omettez aucun détail !

– Ensuite ? répéta l’inconnu. Eh bien, ce qui se passa ensuite n’est pas difficile à deviner. (Il essuya furtivement, de sa manche droite, une larme inattendue, et poursuivit :)

« L’amour surgit devant nous comme surgit de terre l’assassin au coin d’une ruelle obscure et nous frappa tous deux d’un coup. Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma d’ailleurs par la suite que les choses ne s’étaient pas passées ainsi, puisque nous nous aimions, évidemment, depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu’elle-même vivait avec un autre homme et moi, euh… avec cette euh… comment déjà ?…

– Avec qui ? demanda Biezdomny.

– Eh bien, avec euh… avec cette euh…, dit le visiteur en faisant claquer ses doigts d’un geste impatient.

– Vous étiez mariés ?

– Mais oui, et je cherche justement… avec cette Varienka ?… Manietchka ?… Non, Varienka ?… avec sa robe rayée, là, au musée… Ah ! bref, j’ai oublié.

« Donc, elle me disait qu’elle était sortie ce jour-là avec des fleurs jaunes pour qu’enfin je la rencontre, et que si cela ne s’était pas produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide.

« Oui, l’amour nous frappa comme l’éclair. Je le sus le jour même, une heure plus tard, quand nous nous retrouvâmes, sans avoir vu aucune des rues où nous étions passés, sur les quais au pied des murailles du Kremlin.

« Nous causions comme si nous nous étions quittés la veille, comme si nous nous connaissions depuis de nombreuses années. Nous convînmes de nous retrouver le lendemain au même endroit, au bord de la Moskova. Et nous nous y retrouvâmes en effet. Le soleil de mai nous inondait de lumière. Et bientôt, très bientôt, cette femme devint secrètement mon épouse.

Elle venait désormais chez moi tous les jours, et je commençais à l’attendre dès le matin. Je manifestais mon impatience, tout d’abord, en déplaçant inutilement les objets sur la table. Dix minutes avant l’heure de sa venue, je m’asseyais sous la fenêtre et je prêtais l’oreille, dans l’espoir d’entendre le grincement du vieux portillon. Et voyez comme c’est curieux, jusqu’alors, notre petite maison recevait rarement des visites - disons, plus simplement, qu’il n’y venait personne, — mais maintenant, j’avais l’impression que toute la ville s’y donnait rendez-vous.

« Le portillon battait, mon cœur battait, et à hauteur de ma figure, derrière la vitre, je voyais apparaître, immanquablement, une paire de bottes sales. Un rémouleur. Mais qui, dans la maison, avait besoin d’un rémouleur ? Pour aiguiser quoi ? Quels couteaux ?

« Le portillon ne grinçait pour elle qu’une fois, mais auparavant, je ne mens pas, mon cœur avait battu au moins dix fois. Ensuite, quand son heure arrivait, quand l’aiguille marquait midi, il ne cessait plus de battre à grands coups, jusqu’au moment où, sans heurt ni grincement, presque sans aucun bruit, s’encadraient dans l’étroite fenêtre ses souliers à nœud de daim noir fermé par une boucle d’acier brillant.

« Parfois mutine, elle s’arrêtait près de la seconde fenêtre, qu’elle frappait légèrement de la pointe du pied. En moins d’une seconde, je me précipitais à cette fenêtre, mais son soulier et la soie noire de son bas, qui masquaient le jour, disparaissaient aussitôt — et j’allais lui ouvrir.

« Personne ne connaissait notre liaison. Je m’en porte garant, bien que ce soit là, généralement, chose impossible. Son mari l’ignorait, ainsi que leurs amis. Dans la vieille maison particulière dont j’occupais le sous-sol, on était au courant, bien sûr, on voyait bien qu’une femme venait chez moi, mais on ignorait son nom.

– Qui est-elle donc ? demanda Ivan, intéressé au plus haut point par cette histoire d’amour.

Le visiteur fit un geste qui signifiait qu’il ne le dirait jamais, à personne, et poursuivit son récit.

Ivan apprit donc que le Maître et l’inconnue s’aimèrent si fort qu’ils devinrent absolument inséparables. Maintenant, Ivan n’avait aucune difficulté à imaginer le sous-sol de la vieille maison, avec ses deux pièces où régnait toujours une demi-obscurité, à cause du lilas et de la palissade, les vieux meubles brun-rouge délabrés, le bureau avec sa pendule qui sonnait toutes les demi-heures et les livres, les livres qui s’entassaient depuis le plancher de bois peint jusqu’au plafond enfumé, et le poêle.

Ivan apprit que le visiteur et son épouse secrète en étaient venus, dès les premiers jours de leur liaison, à la conclusion que c’était le destin lui-même qui les avait réunis au coin du boulevard de Tver, et qu’ils avaient été créés l’un pour l’autre, à jamais.

Ivan apprit, par le récit de son hôte, comment les amoureux passaient la journée. Elle arrivait et, avant toute chose, mettait un tablier. Dans l’étroite entrée où se trouvait l’évier qui, on ne sait pourquoi, faisait l’orgueil du pauvre malade, elle allumait un réchaud à pétrole sur une table de bois et préparait le déjeuner qu’elle servait ensuite sur la table ovale de la première pièce. Quand vinrent les orages de mai et que les eaux, roulant à grand bruit devant leurs fenêtres aveuglées, s’engouffraient sous le porche et menaçaient de noyer leur dernier refuge, les amants rallumaient le poêle et y cuisaient des pommes de terre. Et des jets de vapeur sortaient des pommes de terre brûlantes, dont la peau noircie leur tachait les doigts. Du sous-sol de la petite maison montaient des rires, tandis que les arbres du jardin, dévastés par la pluie, laissaient tomber sur le sol des branches brisées couvertes de grappes de fleurs blanches.

Lorsque les orages firent place à la lourde chaleur de l’été, un vase de roses fit son apparition, ces roses qu’ils aimaient tous les deux et qu’ils avaient si longtemps attendues. Celui qui se qualifiait lui-même de Maître travaillait avec fièvre à son roman, et l’inconnue, elle aussi, s’y absorbait toute.

– Vrai, par moments, j’en devenais jaloux, murmura à Ivan le visiteur nocturne surgi du balcon inondé de lune.

Enfonçant dans ses cheveux ses doigts fins aux ongles taillés en longues pointes, elle relisait interminablement ce qu’il avait écrit. Quand enfin elle avait terminé, elle se remettait à broder la toque noire. Parfois, elle s’accroupissait près des étagères inférieures, ou se dressait sur la pointe des pieds pour atteindre les rayons supérieurs, et passait un chiffon sur les centaines de livres poussiéreux. Elle le pressait, lui prédisait la gloire, et c’est ainsi qu’elle se mit à l’appeler « Maître ». Elle attendait impatiemment les derniers mots promis sur le cinquième procurateur de Judée, elle récitait d’une voix chantante des phrases entières qui lui avaient plu, et elle disait que ce roman était sa vie.

Il fut achevé au mois d’août, et remis à une dactylographe inconnue qui le tapa en cinq exemplaires. Enfin, l’heure vint où il fallut quitter le refuge secret et rentrer dans la vie.

– Et je rentrai dans la vie avec mon roman sous le bras, et c’est alors que ma vie prit fin, murmura le Maître en baissant la tête, et, pendant un long moment, Ivan le vit hocher faiblement sa triste toque noire, avec son « M » jaune.

Il poursuivit son récit, mais celui-ci devint quelque peu décousu : tout ce qu’Ivan put comprendre, c’est qu’une sorte de catastrophe survint alors dans la vie de son hôte.

– J’entrais pour la première fois dans le monde de la littérature, mais maintenant que tout est fini, maintenant que ma perte est consommée, je ne m’en souviens qu’avec horreur ! chuchota le Maître d’un ton solennel, en levant le bras. Quel coup terrible il m’a porté, ah ! il m’a tué !

– Qui donc ? demanda Ivan dans un murmure à peine audible, tant il craignait d’interrompre le narrateur, visiblement bouleversé.

– Mais je vous le dis : le rédacteur — le rédacteur en chef ! Donc, ayant lu mon roman, il me regarda comme si j’avais un phlegmon à la joue, puis se mit à loucher vers le coin de la pièce et eut même un petit rire confus. Sans aucune raison, il chiffonnait le manuscrit, tout en couinant comme un canard. Les questions qu’il me posa me semblèrent folles. Sans dire un mot du roman lui-même, il me demanda qui j’étais et d’où je sortais, si j’écrivais depuis longtemps et pourquoi on n’avait encore jamais entendu parler de moi, et il me posa même une question, à mon sens, parfaitement idiote : qui avait bien pu me mettre en tête d’écrire un roman sur un sujet aussi étrange ? À la fin, comme il m’assommait, je lui demandai carrément si, oui ou non, il allait publier mon livre. Il se mit alors à se trémousser, à bredouiller je ne sais quoi d’un air gêné, et finit par me dire qu’il n’avait pas le pouvoir de résoudre seul cette question et que mon œuvre devait être soumise à d’autres membres de la rédaction, c’est-à-dire aux critiques Latounski et Ariman et à l’écrivain Mstislav Lavrovitch. Il me demanda de revenir dans quinze jours. Je revins donc quinze jours après, et fus reçu par une jeune fille dont les yeux regardaient le bout de son nez, à cause de son habitude de mentir constamment.

– C’est Lapchennikova, la secrétaire de rédaction, dit en riant Ivan, qui connaissait fort bien ce monde que le visiteur décrivait avec tant de courroux.

– C’est possible, coupa celui-ci. En tout cas, elle me rendit mon roman, bien taché de graisse et dans un état parfaitement lamentable. Puis, en s’efforçant de ne pas me regarder dans les yeux, cette Lapchennikova m’informa que la rédaction avait de la matière pour deux ans d’avance et que, par conséquent, la question de la publication de mon roman, comme elle dit, « tombait d’elle-même ».

« Voyons, qu’est-ce que je me rappelle, après cela ? marmonna le Maître en se passant la main sur le front. Ah ! oui : les pétales de roses rouges qui tombaient sur la page de titre, et puis les yeux de mon amie. Oui, je me rappelle ces yeux.

Le récit du visiteur se fit de plus en plus embrouillé, de plus en plus entrecoupé de réticences et d’omissions. Il parla vaguement de pluie oblique et désolation dans le refuge du sous-sol, et d’on ne sait trop quelles nouvelles démarches de sa part. Mais il s’exclama, dans un souffle, que si elle l’avait poussé à la lutte, il ne lui en faisait aucun reproche — oh non ! , — aucun reproche.

Ensuite, comme l’apprit Ivan, il s’était produit quelque chose de tout à fait bizarre et inattendu. Un jour, notre héros, ouvrant son journal, y trouva un article du critique Ariman, intitulé « L’ennemi monte à l’attaque », où ledit Ariman avertissait tout un chacun qu’il — notre héros — avait tenté de faire imprimer subrepticement une apologie de Jésus-Christ.

– Ah ! oui ! Je me souviens de ça ! s’écria Ivan. Mais j’ai oublié votre nom.

– Laissons mon nom de côté, je vous le répète, je n’en ai plus, dit le visiteur. La question n’est pas là. Le lendemain, dans un autre journal, je découvris, sous la signature de Mstislav Lavrovitch, un autre article dont l’auteur proposait de porter un coup, et un coup très dur, à toute cette pilaterie ainsi qu’à la grenouille de bénitier qui avait essayé de la faire publier subrepticement (encore ce maudit terme).

« C’est la première fois que je voyais ce mot : “pilaterie” et, encore tout étonné, j’ouvris un troisième journal. Il y avait, cette fois, deux articles : un de Latounski, et un autre signé des initiales N.E. Eh bien, je vous l’assure, les œuvres d’Ariman et de Lavrovitch peuvent être considérées comme du badinage en comparaison de ce qu’écrivait Latounski. Qu’il me suffise de vous dire que son article s’intitulait : « Un vieux croyant militant. » Je fus tellement absorbé par la lecture de cet article que je ne m’aperçus de sa présence (j’avais oublié de fermer la porte) que quand elle fut devant moi, tenant son parapluie mouillé et des journaux, mouillés eux aussi. Ses yeux lançaient des éclairs et ses mains, glacées, tremblaient. Elle se jeta d’abord à mon cou et m’embrassa, puis d’une voix rauque, en frappant du poing sur la table, elle déclara qu’elle allait empoisonner Latounski.

Ivan eut un petit gémissement confus, mais ne dit rien.

« Vinrent alors les longues et lugubres journées d’automne, continua le visiteur. Le monstrueux échec de mon roman m’avait, pour ainsi dire, arraché une partie de mon âme. Au fond, je n’avais plus rien à faire, et ma vie se passait à attendre un rendez-vous après l’autre. C’est alors qu’il m’arriva quelque chose — le diable sait quoi, mais quelque chose que Stravinski, sans doute, a su comprendre depuis longtemps. Pour tout dire, je fus saisi d’angoisses, et je me mis à avoir des pressentiments.

« Les articles, remarquez-le bien, continuaient. Les premiers, je n’avais fait qu’en rire. Mais plus il en paraissait, plus mon attitude à leur égard se modifiait. Après l’amusement, vint un stade d’étonnement. À chaque ligne, littéralement à chaque ligne de ces articles, on sentait un manque de conviction, une fausseté extraordinaires, en dépit de leur ton convaincu et menaçant. Il m’a toujours semblé — et je n’ai pas pu me défaire de cette idée — que les auteurs de ces articles ne disaient pas ce qu’ils auraient voulu dire, et que c’était cela, justement, qui provoquait leur fureur. Ensuite — figurez-vous cela — commença un troisième stade : le stade de la peur. Peur, non pas de ces articles, comprenez-moi bien, mais peur d’autres choses, de choses sans aucun rapport avec eux, ni avec le roman.

« Ainsi, par exemple, j’avais maintenant peur de l’obscurité. Bref, j’étais dans un état de morbidité psychique. J’avais l’impression, surtout quand je fermais les yeux pour m’endormir, qu’une sorte de pieuvre, excessivement flexible et froide, allongeait — furtivement mais inexorablement — ses tentacules vers mon cœur. Et il me fallut dormir avec la lumière.

« Ma bien-aimée en fut visiblement et profondément affectée (je ne lui parlai pas de la pieuvre, naturellement, mais elle vit bien que quelque chose, en moi, n’allait pas du tout). Elle devint maigre et pâle, cessa complètement de rire et se mit à m’implorer, à tout propos, de lui pardonner de m’avoir conseillé de faire publier un extrait de mon roman. Elle me supplia de tout quitter et de partir pour le Midi, au bord de la mer Noire, et de consacrer à ce voyage tout ce qui restait des cent mille roubles.

Elle insista tellement que, pour éviter des discussions — quelque chose me disait que le voyage sur la mer Noire n’aurait pas lieu, — je promis de lui obéir d’ici à quelques jours. Mais elle me dit qu’elle irait elle-même chercher mon billet. Je pris alors tout l’argent qui me restait, soit environ dix mille roubles, et le lui remis.

« – Mais pourquoi ? C’est trop, s’étonna-t-elle.

« Je lui expliquai vaguement que je craignais les voleurs, et que je lui demandais de garder cet argent jusqu’à mon départ. Elle le prit donc et le rangea dans son sac, puis elle m’embrassa en me disant qu’elle préférait mourir plutôt que de me laisser seul dans cet état, mais qu’on l’attendait et qu’elle devait donc se soumettre à la nécessité, mais qu’elle reviendrait demain. Elle me supplia de n’avoir peur de rien.

« C’était à la mi-octobre, au crépuscule. Elle s’en alla. Je m’étendis sur mon divan sans allumer la lampe, et m’endormis. Et soudain, je m’éveillai avec la sensation que la pieuvre était là. Tâtonnant dans le noir, j’eus peine à trouver la lampe, que j’allumai. Ma montre indiquait deux heures du matin. Je m’étais endormi souffrant, je me réveillais franchement malade. Il me sembla soudain que les ténèbres de la nuit d’automne allaient enfoncer la fenêtre et rouler dans la chambre, et que j’allais m’y noyer comme dans un flot d’encre. J’étais désormais comme un homme incapable de se maîtriser. Je criai, et la pensée me vint de me précipiter chez quelqu’un, n’importe qui, fût-ce même mon propriétaire, là-haut dans la maison. Je luttai contre moi-même comme un insensé. Je trouvai la force de me traîner jusqu’au poêle et d’y allumer un feu de bois. Quand il se mit à crépiter, je claquai la porte du poêle et me sentis un peu mieux. Je me précipitai dans l’entrée, fis de la lumière, trouvai une bouteille de vin blanc, la débouchai et me mis à boire au goulot. Mon épouvante en fut quelque peu atténuée — tout au moins au point de m’empêcher de courir chez mon propriétaire , — et je revins près du poêle. J’en ouvris la porte, de sorte que la chaleur commença à me cuire le visage et les mains, et je murmurai :

« – Puisses-tu deviner qu’il m’est arrivé malheur… Viens, viens !…

« Mais personne ne vint. Dans le poêle, le feu ronflait, et la pluie cinglait les vitres. C’est alors qu’eut lieu le dernier événement. Je sortis d’un tiroir les lourdes copies du roman, ainsi que le brouillon manuscrit, et entrepris de tout brûler. C’était terriblement difficile, car le papier couvert d’écriture brûle mal. Je me cassai les ongles à déchirer les cahiers, puis debout devant le poêle, je les glissai un à un entre les bûches et remuai les feuilles à coups de tisonnier. Par moments, malgré mes efforts, la cendre prenait le dessus et étouffait les flammes, mais je me battais avec elle et le roman, en dépit d’une résistance acharnée, succombait. Les mots familiers surgissaient devant mes yeux. Une teinte jaune montait irrésistiblement à l’assaut des pages, mais les mots s’y voyaient encore. Ils ne s’effaçaient que lorsque le papier devenait noir. Tisonnier au poing, j’achevais alors de les écraser avec fureur.

« À ce moment, quelqu’un gratta doucement à la fenêtre. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je plongeai le dernier cahier dans les flammes et me précipitai pour ouvrir. Un petit escalier de briques conduisait du sous-sol à la porte de la cour. Je courus jusqu’à celle-ci en trébuchant et demandai à voix basse :

« – Qui est là ?

« Et une voix — sa voix à elle — répondit :

« – C’est moi…

« Je ne me rappelle pas comment je vins à bout de la chaîne et de la clef. Dès qu’elle fut entrée, elle se serra contre moi, toute trempée et tremblante, les cheveux défaits et les joues mouillées. Je ne pus prononcer qu’un seul mot :

« – Toi… toi ?… et ma voix se brisa, et nous descendîmes les marches en courant.

« Dans l’entrée, elle se débarrassa de son manteau, et nous gagnâmes aussitôt la grande pièce. Avec un faible cri elle arracha du poêle, de ses mains nues, le dernier paquet de feuilles que les flammes avaient commencé de ronger par en dessous, et elle le jeta sur le plancher. Aussitôt, la fumée envahit la chambre. J’éteignis les flammes en les piétinant, tandis qu’elle s’effondrait sur le divan et se mettait à sangloter convulsivement, sans pouvoir se retenir.

« Quand elle fut un peu calmée, je lui dis :

« – J’ai pris ce roman en haine, et j’ai peur. Je suis malade, la terreur me ronge.

« Elle se leva vivement et dit :

« – Mon Dieu, comme tu es mal ! Pourquoi, pourquoi ? Mais je te sauverai, je te sauverai. Mais qu’arrive-t-il ?

« Je vis ses yeux rougis par la fumée et les larmes, et je sentis ses mains froides qui caressaient mon front.

« – Je te guérirai, je te guérirai, balbutia-t-elle en s’agrippant à mes épaules. Et tu le récriras. Mais pourquoi, pourquoi, n’en ai-je pas gardé un exemplaire ?

« Grinçant des dents de rage, elle dit encore quelque chose que je ne saisis pas. Puis, les lèvres serrées, elle entreprît de rassembler et d’arranger tant bien que mal les feuillets entamés par le feu. C’était un chapitre du milieu du roman, je ne me rappelle pas lequel. Elle rangea soigneusement les pages, les enveloppa dans un papier et attacha le tout avec un ruban. Tous ses actes respiraient la décision et la maîtrise de soi. Elle me demanda du vin et, après avoir bu, dit d’un ton beaucoup plus calme :

« – C’est ainsi que le mensonge se paie, et je ne veux plus mentir. J’ai envie de rester avec toi maintenant, mais je ne veux pas le faire de cette façon. Sinon, il se souviendrait à tout jamais que je me suis sauvée, la nuit, comme une voleuse… Il ne m’a jamais fait aucun mal… On l’a appelé d’urgence, parce qu’il y a un incendie dans l’usine où il travaille. Mais il va rentrer bientôt. Je m’expliquerai avec lui demain matin, je lui dirai que j’en aime un autre, et je reviendrai près de toi, pour toujours. Mais réponds-moi : peut-être que tu ne veux pas ?

« – Ma pauvre, pauvre amie, lui dis-je. Je ne veux pas que tu fasses cela. Tu ne seras pas heureuse avec moi, et je ne veux pas que tu te perdes avec moi.

« – C’est la seule raison ? demanda-t-elle en approchant ses yeux tout près des miens.

« – La seule.

« Avec une excessive vivacité, elle se serra contre moi, noua ses bras autour de mon cou et dit :

« – Eh bien, je me perds avec toi. Demain matin je serai ici.

« Et voici la dernière chose que je me rappelle de ma vie : une bande de lumière découpée dans la nuit par ma porte d’entrée, et, dans cette bande de lumière, une mèche folle dépassant de son béret, et ses yeux pleins de résolution. Je me rappelle aussi une silhouette noire dans l’encadrement de la porte de la cour, avec un paquet blanc.

« – Je t’aurais bien accompagnée, lui dis-je, mais je n’aurais pas la force de rentrer seul – j’ai peur.

« – N’aie pas peur. Patiente quelques heures. Demain matin je serai près de toi.

« Ce sont les dernières paroles d’elle que j’entendis dans ma vie…

« Chut !… fit soudain le malade, s’interrompant lui-même, et il leva le doigt. Ce clair de lune détraque les nerfs… »

Il se cacha sur le balcon. Ivan entendit un chariot rouler dans le couloir et quelqu’un pousser un sanglot ou un faible cri.

Quand le silence fut revenu, le visiteur rentra et annonça à Ivan que la chambre 120 était maintenant occupée. Celui qu’on y avait amené réclamait sans cesse qu’on lui rendît sa tête. Inquiets, les deux interlocuteurs se turent un moment, puis, rassurés, revinrent au récit interrompu. Le visiteur ouvrit la bouche, mais décidément, la nuit était effectivement agitée. Des voix, maintenant, se faisaient entendre dans le corridor. Le visiteur se mit alors à parler à l’oreille d’Ivan, à voix si basse que seul le poète pouvait entendre ce qu’il racontait, à l’exclusion de la première phrase :

– Un quart d’heure après qu’elle m’eut quitté, on frappa à ma fenêtre…

Visiblement, ce que le malade chuchotait à l’oreille d’Ivan le jetait dans un grand trouble. Son visage ne cessait de se crisper convulsivement, tandis que des vagues tumultueuses de terreur et de rage passaient dans ses yeux. Plusieurs fois, le narrateur tendit le doigt, comme pour montrer on ne sait quoi, en direction de la lune, qui depuis longtemps déjà avait quitté l’embrasure de la fenêtre. Lorsque enfin on eut cessé de percevoir le moindre bruit extérieur, le visiteur s’écarta d’Ivan et reprit d’une voix plus distincte :

– Ainsi donc, une nuit de la mi-janvier, dans ce même manteau mais dont tous les boutons étaient arrachés, je grelottais de froid dans ma petite cour. Derrière moi, le buisson de lilas était enfoui sous un tas de neige, et devant moi, en contrebas, je voyais mes deux petites fenêtres masquées par des rideaux et faiblement éclairées. Je me collai contre l’une d’elles et prêtai l’oreille : dans ma chambre jouait un gramophone. C’est tout ce que je pouvais entendre, et je ne pus rien voir. Après être demeuré là un moment, je gagnai le portillon de la cour et me retrouvai dans la rue. Là, la tourmente de neige s’en donnait à cœur joie. Un chien qui vint se jeter dans mes jambes m’effraya, et je traversai la rue en courant. Le froid et la terreur qui, désormais, m’accompagnait partout m’avaient mis dans un état de véritable frénésie. Je ne savais où aller, et le plus simple, évidemment, eût été de me jeter sous l’un de ces tramways qui passaient là-bas, dans l’avenue où donnait ma petite rue. De loin, je voyais ces grosses boîtes vivement illuminées et couvertes de givre, et j’entendais leur horrible grincement sur les rails gelés. Mais voilà, mon cher voisin, toute la question, la terreur régnait sur chaque cellule de mon corps, et tout comme un chien, j’avais également peur des tramways. Non, non, il n’y a pas, dans cette maison, de mal pire que le mien, croyez-moi !

– Mais enfin, dit Ivan, plein de compassion pour le pauvre malade, pourquoi ne lui avez-vous rien dit, à elle ? De plus, elle a votre argent ? Elle l’a gardé, naturellement, non ?

– N’en doutez pas : bien sûr, elle l’a gardé. Mais je vois que vous ne me comprenez pas. Ou plutôt, sans doute ai-je perdu ce don, que je possédais jadis, de décrire les choses. Du reste, je n’ai guère à le regretter puisque désormais il ne me servira plus à rien. Elle recevrait donc — le visiteur regarda pieusement les ténèbres de la nuit — une lettre de la maison de fous. Mais peut-on envoyer une lettre avec une pareille adresse… Asile d’aliénés ? Vous plaisantez, mon ami ! La rendre malheureuse ? Non — cela, j’en suis incapable.

Ivan ne trouva rien à objecter et c’est en silence qu’il compatit, qu’il souffrit pour son hôte. Celui-ci, tourmenté par ses souvenirs, hocha sa tête toujours coiffée de la toque noire et dit :

– Pauvre femme… D’ailleurs, j’ai toujours l’espoir qu’elle m’ait oublié…

– Mais vous pouvez guérir…, suggéra timidement Ivan.

– Je suis incurable, répondit tranquillement le visiteur. Quand Stravinski dit qu’il me rendra à une vie normale, je ne le crois pas. Par humanité, il veut simplement me consoler. D’ailleurs, je ne le nie pas, je me sens maintenant beaucoup mieux. Bon, enfin, où en étais-je donc ? Ah ! oui, le froid, les tramways qui filaient… Je savais qu’on venait d’ouvrir cette clinique, et je traversai toute la ville à pied, dans le dessein de venir ici. Folie ! Une fois sorti de la ville, je serais certainement mort de froid, mais le hasard me sauva. Quelque chose s’était détraqué dans un camion — c’était à environ quatre kilomètres des portes, — je m’approchai du chauffeur et, à mon grand étonnement, il me prit en pitié. Le camion venait ici. Il m’emmena. J’en fus quitte pour avoir les doigts du pied gauche gelés. Mais on me les a guéris. Et cela va faire maintenant quatre mois que je suis ici. Et vous savez, je trouve qu’ici, ce n’est vraiment, vraiment pas mal. Décidément, mon cher voisin, on a bien tort de vouloir faire des grands projets, ça ne sert à rien ! Moi, par exemple, je voulais faire tout le tour du globe terrestre. Eh bien, comme vous le voyez, le sort en a décidé autrement. Je ne verrai jamais qu’une infime portion de ce globe. Et je pense que c’est loin d’être la meilleure que l’on puisse trouver, mais — je le répète — ce n’est déjà pas si mal. Voici l’été qui approche, le lierre va s’enrouler au balcon, comme l’a promis Prascovia Fiodorovna. Les clefs ont élargi mes possibilités. La nuit, nous aurons la lune. Tiens, elle est partie ! Il fait plus frais. Il va être minuit. Il est temps que je parte.

– Mais dites-moi, qu’est-il arrivé ensuite à Yeshoua et Pilate ? demanda Ivan. Je vous en prie, j’ai besoin de le savoir.

– Ah ! non, non ! répondit le visiteur avec une grimace douloureuse. Quand je pense à mon roman, j’en ai la chair de poule. Mais votre homme de l’étang du Patriarche pourrait vous dire cela bien mieux que moi. Merci d’avoir bien voulu bavarder avec moi. Au revoir.

Avant que le poète eût le temps d’esquisser un geste, le grillage se referma avec un léger cliquetis, et le visiteur nocturne disparut.



CHAPITRE XIV
Gloire au coq !


Ses nerfs ayant, comme on dit, craqué, Rimski, sans attendre la fin de la rédaction du procès-verbal, courut s’enfermer dans son cabinet. Assis à son bureau, les yeux rouges et gonflés, il contemplait les billets de dix roubles magiques étalés devant lui. Et le directeur financier sentait qu’il perdait l’esprit. De dehors montait un grondement continu : c’était le public qui s’écoulait à flots du théâtre. L’oreille, devenue extraordinairement fine, de Rimski perçut tout à coup distinctement la stridulation d’un sifflet de milicien. Par lui-même, ce son n’augure généralement rien de bon. Mais lorsqu’il se répéta, lorsqu’un autre, plus long et plus impérieux, s’y joignit, et lorsque enfin à tout ce bruit vinrent se mêler, parfaitement reconnaissables, de gros rires et même une sorte de hululement, le directeur financier comprit tout de suite qu’il se passait quelque chose dans la rue — quelque chose de scandaleux et d’abominable. Il comprit également — quelque désir qu’il eût de s’aveugler là-dessus – que ce qui se passait était étroitement lié à la détestable séance donnée par le magicien noir et ses acolytes.

Le perspicace directeur financier ne s’était pas trompé.

Il lui suffit de jeter un coup d’œil par la fenêtre qui donnait sur la Sadovaïa pour que son visage se contractât, et il souffla, ou plutôt siffla :

– Ça, je m’en doutais !

Sous la lumière crue des puissants réverbères, il vit sur le trottoir, juste au-dessous de lui, une dame simplement vêtue d’une petite chemise et d’une culotte de couleur violette. La dame portait, il est vrai, un chapeau sur la tête et une ombrelle à la main. La dame était en état de choc et ne savait si elle devait se recroqueviller sur le trottoir ou prendre la fuite. Autour d’elle la foule, mi-clouée sur place, mi-désireuse de prendre la fuite, s’agitait dans la plus grande confusion, tout en émettant ces rires gras qui avaient donné froid dans le dos au directeur financier. Près de la dame, un citoyen qui avait hâtivement dépouillé son léger pardessus d’été se démenait, ne parvenant pas, à cause de l’émotion, à se dépêtrer de la manche où sa main s’était prise.

Des cris et des mugissements de rires partirent d’un autre endroit, exactement devant l’entrée de gauche du théâtre. Tournant la tête de ce côté, Grigori Danilovitch aperçut une seconde dame — en lingerie rose. Celle-ci bondit de la chaussée sur le trottoir, afin de se cacher dans l’entrée, mais le public qui sortait en foule du théâtre lui barrait le chemin, et la pauvre victime du commerce frauduleux de l’immonde Fagot — victime aussi de sa propre légèreté et de son amour immodéré de la toilette — ne souhaita plus qu’une chose : disparaître sous terre. Vrillant l’air de ses coups de sifflet, un milicien s’élançait vers la malheureuse, suivi de près par un groupe de joyeux drilles en casquettes, principaux auteurs de ces hennissements d’hilarité.

Près de la première dame déshabillée, un cocher maigre à grosse moustache arrêta net sa haridelle fourbue, et sa figure moustachue s’alluma d’un sourire égrillard.

Rimski se frappa le front du poing, cracha et s’écarta précipitamment de la fenêtre. Il demeura quelques instants assis à son bureau, écoutant le bruit de la rue. En différents points, les coups de sifflets redoublèrent, puis faiblirent et cessèrent tout à fait. À l’étonnement de Rimski, le scandale fut liquidé avec une célérité inattendue.

Le temps était venu d’agir, de boire la coupe amère de la responsabilité. Les appareils ayant été réparés pendant la troisième partie du spectacle, il fallait téléphoner, informer qui de droit de ce qui s’était passé, demander de l’aide, inventer des justifications, tout faire retomber sur Likhodieïev pour se mettre soi-même hors de cause, et ainsi de suite. Zut, quelle poisse !

Par deux fois, le malheureux directeur financier posa la main sur le téléphone, et par deux fois il la retira. Et soudain, le silence sépulcral qui régnait dans la pièce fut déchiré par le téléphone lui-même, dont la sonnerie éclata en plein visage du directeur financier qui, saisi, sursauta. « Sapristi ! J’ai les nerfs sérieusement détraqués ! » pensa-t-il en décrochant le récepteur. Il l’avait à peine porté à son oreille qu’il l’en écarta vivement, le visage blanc comme du papier. Une douce voix de femme, à la fois insinuante et perverse, chuchotait dans l’appareil :

– Ne téléphone à personne, Rimski. Sinon, ça ira mal…

Un silence de mort se fit aussitôt dans le récepteur. Le directeur financier en eut des frissons dans le dos ; il raccrocha et, involontairement, regarda la fenêtre derrière lui. À travers les branches maigres et à peine verdissantes d’un orme, il vit la lune courir dans la transparence d’un nuage. Fixant, on ne sait pourquoi, les branches de l’orme, Rimski sentit que plus il les contemplait, plus la peur l’envahissait, grandissait en lui.

Enfin, au prix d’un pénible effort, le directeur financier se détourna de la croisée inondée de lune et se leva. Il n’était plus, il ne pouvait plus être question de téléphoner, et le directeur financier ne songea plus qu’à une chose : comment sortir du théâtre au plus vite.

Il prêta l’oreille : un silence profond régnait dans la vaste maison. Rimski comprit que, depuis longtemps déjà, il était seul à l’étage, et une peur enfantine, insurmontable, s’empara de lui à cette idée. Il ne put s’empêcher de frémir à la pensée qu’il allait lui falloir parcourir seul les longs corridors déserts, descendre seul les escaliers vides. D’un geste fébrile, il ramassa sur son bureau les billets de dix roubles — produit de quelque tour d’hypnotisme, — les fourra dans sa serviette et toussa, afin de se donner un peu de courage. Mais il ne put émettre qu’un toussotement faible et enroué.

À ce moment, il sentit comme un air d’humidité putride s’insinuer sous la porte et se répandre dans la pièce. Un frisson lui passa dans le dos. Au même instant, une horloge se mit soudain à sonner quelque part, égrenant les douze coups de minuit. Le directeur financier en trembla. Mais le cœur lui manqua tout à fait lorsqu’il perçut le faible bruit d’une clef qui tournait dans la serrure. Ses mains moites et glacées cramponnées à la serviette, le directeur financier sentit que, si le léger cliquetis de la serrure ne cessait pas à l’instant, il allait se mettre à hurler.

Enfin la porte céda aux efforts du mystérieux visiteur, le battant tourna sur ses gonds, et Rimski vit entrer silencieusement dans son bureau Varienoukha. Les jambes de Rimski se dérobèrent sous lui et il tomba assis dans un fauteuil, fort heureusement placé derrière lui. Il aspira avidement une bouffée d’air, esquissa un sourire quelque peu obséquieux et dit faiblement :

– Bon Dieu, que tu m’as fait peur…

Qui n’eût pas été effrayé, en effet, par cette soudaine apparition ? Et cependant, elle fut en même temps la cause d’une grande joie : enfin, le bout d’un fil conducteur, tout au moins, semblait sortir de l’écheveau excessivement embrouillé de cette affaire.

– Allons ! jeta Rimski d’une voix rauque en se raccrochant à ce bout de fil. Parle ! Parle vite ! Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?

– Excuse-moi, je te prie, dit l’intrus d’une voix sourde en refermant la porte. Je croyais que tu étais déjà parti.

Et Varienoukha, sans ôter sa casquette, s’approcha d’un fauteuil, de l’autre côté du bureau, et s’assit.

Il faut dire que la réponse de Varienoukha était empreinte d’une certaine singularité ; si légère qu’elle fût, cette bizarrerie ne manqua pas de piquer au vif le directeur financier qui pouvait, dans le moment présent, rivaliser de sensibilité avec les meilleurs séismographes du monde. Comment donc ? Pourquoi Varienoukha était-il entré dans le cabinet du directeur financier, s’il croyait que celui-ci n’y était pas ? D’abord il avait son propre bureau – et d’une. Et de deux : quelle que fût l’entrée empruntée par Varienoukha pour pénétrer dans le théâtre, il ne pouvait manquer de rencontrer au moins l’un des gardiens de nuit, qui tous avaient été prévenus que Grigori Danilovitch Rimski allait demeurer encore quelque temps dans son bureau. Mais le directeur financier ne médita pas longtemps sur cette étrangeté : ce n’était pas le moment.

– Pourquoi n’as-tu pas téléphoné ? Et qu’est-ce que tout ce guignol à propos de Yalta ?

– Exactement ce que j’avais dit, répliqua l’administrateur en claquant des lèvres, comme si une dent cariée le tourmentait. On l’a trouvé dans une gargote, à Pouchkino.

– Comment, à Pouchkino ? Mais c’est près de Moscou ! Et les télégrammes de Yalta ?

– Quel Yalta ! La barbe avec Yalta ! Il a soûlé le télégraphiste de Pouchkino, et à eux deux ils ont imaginé toutes sortes de plaisanteries stupides, comme d’envoyer des télégrammes marqués Yalta.

– Ah ! ah… Ah ! ah… Ah ! bon. Bon, bon…, dit — ou plutôt psalmodia — Rimski.

En même temps une petite flamme jaune s’allumait dans ses yeux, car son imagination venait de lui montrer un tableau des plus réjouissants : Stepan Likhodieïev ignominieusement destitué de son poste. La délivrance ! Lui, directeur financier, enfin délivré de ce fléau incarné Likhodieïev ! Stepan Bogdanovitch destitué — et qui sait ? — peut-être pis encore…

– Les détails ! dit Rimski en frappant la table d’un coup de presse-papiers.

Et Varienoukha raconta les détails. À peine s’était-il présenté là où le directeur financier l’avait envoyé qu’il fut reçu immédiatement et écouté avec la plus grande attention. Bien entendu, personne n’admit, même un instant, l’idée que Stepan pouvait se trouver à Yalta. Tous adoptèrent d’emblée l’hypothèse de Varienoukha, selon qui Likhodieïev, évidemment, se trouvait au Yalta de Pouchkino.

– Mais où est-il maintenant ? coupa le directeur financier, fort agité.

– Hé ! Où veux-tu qu’il soit ? répondit l’administrateur avec un sourire torve. Au commissariat, naturellement, en train de dessouler dans la cellule spéciale !

– Bon, ça ! Parfait !

Varienoukha poursuivit son récit, et plus il avançait, plus la longue chaîne des goujateries et des scandaleux méfaits de Likhodieïev se déroulait avec éclat aux yeux du directeur financier, et chaque maillon de cette chaîne se révélait pire que le précédent. Stepan n’avait-il pas imaginé, par exemple, de danser, complètement ivre, dans les bras d’un télégraphiste, sur la pelouse du bureau de poste de Pouchkino, accompagné par un joueur d’orgue de Barbarie qui n’avait sans doute rien de mieux à faire ! Ou de pourchasser sauvagement des citoyennes glapissantes de frayeur ! Ou d’essayer de se battre avec un serveur, encore au Yalta ! Ou d’éparpiller des poignées de ciboulette sur le plancher, toujours au Yalta ! Ou de casser d’un coup huit bouteilles de vin blanc sec Aï-Danil. Ou de démolir le compteur d’un taxi dont le chauffeur avait refusé de lui passer le volant. Ou de menacer de faire arrêter des citoyens qui avaient essayé de mettre un terme à ses cochonneries… Bref, une horreur noire !

Stepan était bien connu dans les milieux théâtraux de Moscou, et tout le monde savait que « ce type-là n’était pas un cadeau ! ». Mais cette fois, ce que racontait l’administrateur — même venant de Stepan — c’était trop. C’était même beaucoup trop…

Par-dessus le bureau, Rimski scrutait d’un regard acéré le visage de l’administrateur, et plus celui-ci parlait, plus ce regard devenait sombre. Plus les horribles détails dont l’administrateur truffait son récit étaient vivants et pittoresques, plus le directeur financier doutait de la vérité de ce récit. Lorsque enfin Varienoukha déclara que Stepan avait dépassé les bornes au point d’essayer de résister à ceux qui étaient venus le chercher pour le ramener à Moscou, le directeur financier fut définitivement convaincu que tout ce que lui racontait cet administrateur inopinément reparu à minuit n’était que mensonge — mensonge du premier mot au dernier !

Varienoukha n’était pas allé à Pouchkino, et Stepan lui-même ne s’était jamais trouvé à Pouchkino. Il n’y avait pas eu de télégraphiste ivre, pas de verre brisé au Yalta. Stepan n’avait pas été attaché avec des cordes… rien de tout cela n’avait existé.

À peine le directeur financier eut-il acquis la certitude que l’administrateur lui mentait qu’un frisson de terreur parcourut son corps des pieds à la tête ; et de nouveau, par deux fois, il eut la sensation qu’une humidité putride et délétère se répandait sur le plancher. Sans quitter un instant des yeux l’administrateur — lequel, étrangement recroquevillé dans son fauteuil, s’efforçait constamment de ne pas sortir de l’ombre bleue de la lampe de bureau et, chose bizarre, se dissimulait à moitié derrière un journal comme pour se protéger de la faible lumière de la lampe, — le directeur financier n’avait plus qu’une pensée : qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Pourquoi, dans ce théâtre silencieux et vide où il était rentré si tard, l’administrateur lui mentait-il avec cette impudence ? Et la conscience d’un danger — d’un danger inconnu, mais redoutable — commença à torturer l’âme de Rimski. Faisant semblant de ne pas remarquer les simagrées et les misérables ruses auxquelles Varienoukha se livrait avec son journal, Rimski se mit à examiner le visage de l’administrateur en ne prêtant plus qu’une attention distraite et intermittente aux divagations de celui-ci. Bien plus que les mystérieuses raisons de ce roman d’aventures fantaisiste et calomnieux à propos de Pouchkino, il y avait une chose que le directeur financier cherchait à s’expliquer : c’était l’étrange altération survenue dans l’aspect et les manières de Varienoukha.

Celui-ci avait beau tirer sur ses yeux la visière de sa casquette pour jeter de l’ombre sur son visage, il avait beau tourner et retourner son journal, cela n’empêcha pas le directeur financier de voir l’énorme bleu qui marquait sa figure, du côté droit, tout près du nez. De plus, le visage habituellement haut en couleur de l’administrateur était maintenant d’une pâleur crayeuse, morbide, et son cou, malgré la chaleur lourde de cette nuit, était frileusement enveloppé dans un vieux cache-col à rayures. Si l’on ajoute à cela la dégoûtante habitude de clapper et de passer sa langue sur ses dents que l’administrateur semblait avoir contractée durant son absence, la profonde altération de sa voix, devenue sourde et bourrue, la fourberie et la couardise qui semblaient constamment tapies au fond de ses yeux, on peut en conclure avec assurance qu’Ivan Savelievitch Varienoukha était devenu méconnaissable.

Autre chose encore plongeait le directeur financier dans une lancinante inquiétude, mais quoi précisément ? Il n’aurait su le dire, quelque effort qu’il demandât à son cerveau enfiévré, quelque soin qu’il mît à examiner Varienoukha. Tout ce qu’il pouvait affirmer, c’est que le tableau formé par l’administrateur et le fauteuil où il se trouvait avait un caractère insolite, irréel.

– Enfin, ils en sont venus à bout, et ils l’ont embarqué dans une voiture, bourdonna Varienoukha en jetant un coup d’œil par-dessus son journal et en cachant son bleu de la paume de sa main.

À ce moment, d’un geste faussement machinal, Rimski allongea la main et, tout en pianotant sur son bureau, il pressa de la paume le bouton de la sonnette électrique. Aussitôt, l’effroi lui glaça le cœur. Une sonnerie stridente aurait dû immédiatement retentir dans l’immeuble désert. Mais il n’y eut aucune sonnerie, et la main de Rimski écrasait un bouton muet, mort. La sonnette ne répondait plus.

La manœuvre du directeur financier n’échappa pas à Varienoukha qui tressaillit et demanda, tandis qu’un éclair de haine passait dans ses yeux :

– Pourquoi as-tu sonné ?

– Comme ça, machinalement…, répondit le directeur financier d’un ton vague, en retirant sa main. (Puis, d’une voix qui manquait de fermeté, il demanda à son tour :) Qu’est-ce que tu as sur la figure ?

– La voiture a dû freiner brusquement et je me suis cogné à la poignée de la porte, répondit Varienoukha en détournant les yeux.

« Il ment ! » s’écria intérieurement le directeur financier.

Et soudain ses yeux s’arrondirent et devinrent complètement hagards, fixant d’un regard dément quelque chose, derrière le dossier du fauteuil où était assis Varienoukha.

Derrière le fauteuil, sur le plancher, s’allongeaient deux ombres croisées, l’une faible et grisâtre, l’autre plus épaisse et plus noire. Ces deux ombres dessinaient avec netteté le dossier du fauteuil et ses pieds taillés en pointe, mais au-dessus du dossier on ne voyait nulle ombre de la tête de Varienoukha, pas plus qu’on ne voyait l’ombre de ses pieds entre les pieds du fauteuil.

« Il n’a pas d’ombre ! » cria Rimski en lui-même, horrifié et secoué d’un violent frisson.

Suivant le regard insensé de Rimski, Varienoukha jeta un coup d’œil furtif derrière son fauteuil, et comprit qu’il était découvert. Il se leva — le directeur financier fit de même — et recula d’un pas, en serrant sa serviette contre lui.

– Maudit, tu as deviné ! Tu as toujours été très malin, n’est-ce pas ? proféra Varienoukha en jetant au visage du directeur financier un éclat de rire haineux.

Et, d’un mouvement inattendu, il bondit à la porte, à laquelle il donna vivement un tour de clef. Jetant autour de lui des regards affolés, le directeur financier recula vers la fenêtre qui donnait sur le jardin et qu’inondait la clarté de la lune. Mais en se retournant il vit, collé contre la vitre, le visage d’une jeune fille nue et son bras nu qui, passé par le vasistas, essayait d’ouvrir l’espagnolette inférieure. Celle du haut était déjà ouverte.

Rimski eut l’impression que la lampe du bureau s’éteignait soudain et que le bureau lui-même se mettait à tanguer. Une vague glacée le submergea, mais — heureusement pour lui — il parvint à se dominer, et ne tomba pas. Il rassembla ce qui lui restait de forces pour crier, mais ce ne fut qu’un murmure :

– Au secours…

Devant la porte qu’il gardait, Varienoukha sautait d’un pied sur l’autre, et à chaque saut il demeurait un moment suspendu en l’air, animé d’un léger balancement. Les bras tendus vers Rimski, il agitait ses doigts crochus, sifflait et clappait, tout en lançant des clins d’œil à la jeune fille de la fenêtre.

Aussitôt celle-ci, pour aller plus vite, passa sa tête rousse par le vasistas et tendit le bras autant qu’elle le put ; ses ongles griffèrent la crémone inférieure, et elle essaya d’ébranler le châssis. À ce moment, son bras se mit à s’allonger, comme s’il était en caoutchouc, en prenant une teinte verdâtre, cadavérique. Enfin, les doigts verts de la morte se refermèrent sur la poignée de l’espagnolette ; celle-ci tourna, et la croisée s’ouvrit, Rimski poussa un faible cri et se colla contre le mur en tenant sa serviette devant lui comme un bouclier. Il se rendait compte que sa dernière heure était venue.

La croisée s’ouvrit largement, laissant entrer non la fraîcheur de la nuit et le parfum des tilleuls, mais une funèbre odeur de caveau. La morte franchit l’appui de la fenêtre, et Rimski vit distinctement, sur sa poitrine, les taches hideuses de la décomposition.

À ce moment précis — de la construction basse située au cœur du jardin, derrière le stand de tir, où logeaient les oiseaux qui participaient à certains programmes, — juste à ce moment monta le cri joyeux d’un coq. Un coq braillard et bien dressé qui annonçait ainsi aux habitants de Moscou, en claironnant, que là-bas, à l’Orient, naissait l’aurore.

Une fureur sauvage tordit les traits de la jeune fille qui jeta, d’une voix rauque, une bordée de jurons. Devant la porte, Varienoukha, qui flottait en l’air, poussa une plainte aiguë et tomba lourdement sur le plancher.

Au second cri du coq, la jeune fille claqua des dents, et ses cheveux roux se dressèrent sur sa tête. Au troisième cri, elle tourna le dos et s’envola par la fenêtre. À sa suite, Varienoukha, d’une détente de ses jambes, se lança en l’air, prit une position horizontale et, semblable à Cupidon volant, passa lentement au-dessus du bureau, franchit la croisée et s’enfonça dans la nuit.

Un vieillard aux cheveux blancs comme la neige, sans un seul fil noir — un vieillard qui, l’instant d’avant, était encore Rimski, — se rua vers la porte, tourna la clef, ouvrit le battant et s’élança dans une course éperdue le long du couloir obscur. Parvenu au coin où s’amorçait la descente de l’escalier, il trouva à tâtons, en gémissant de terreur, le bouton électrique, et l’escalier s’éclaira. Mais le tremblant vieillard, secoué de frissons, manqua une marche et tomba : il avait cru voir, là-haut, Varienoukha plonger sur lui d’un vol lourd et indolent.

Rimski se releva et dévala l’escalier jusqu’en bas. Dans le vestibule, il vit un gardien de nuit qui s’était endormi sur une chaise, près de la caisse. Rimski passa devant lui sur la pointe des pieds et gagna furtivement la grande porte. Lorsqu’il se retrouva dans la rue, il se sentit passablement soulagé. Il reprit même suffisamment ses esprits pour s’apercevoir, en se frappant le front, qu’il avait oublié son couvre-chef dans son bureau.

Il va sans dire qu’il ne remonta pas le chercher. Haletant, il traversa en courant la large rue, au coin de laquelle, devant un cinéma, une petite lumière rouge se dessinait faiblement dans l’obscurité. En quelques secondes, il atteignit le taxi que personne, heureusement, n’eut le temps de héler avant lui.

– Un bon pourboire si vous me mettez au rapide de Leningrad, prononça le vieillard hors d’haleine, la main appuyée sur son cœur.

– Je rentre au garage, répondit le chauffeur d’un ton venimeux, en lui tournant le dos.

Rimski ouvrit sa serviette et en tira cinq billets de dix roubles qu’il tendit au chauffeur par la vitre ouverte.

Une minute plus tard, vibrant de toute sa carcasse, le tacot fonçait sur le boulevard de la ceinture Sadovaïa. Secoué par les cahots, le passager apercevait par instants, dans le morceau de glace accroché devant le conducteur, tantôt le regard épanoui de celui-ci, tantôt ses propres yeux, hagards.

Arrivé devant la gare, Rimski s’élança hors de la voiture et cria au premier homme en blouse blanche munie d’une plaque qu’il rencontra :

– Une première pour Leningrad — trente roubles pour vous ! (Il arracha de sa serviette une poignée de billets froissés.) S’il n’y pas de première, une seconde… sinon une troisième !

L’homme à la plaque jeta un coup d’œil à l’horloge lumineuse et arracha les billets de dix roubles des mains de Rimski.

Cinq minutes plus tard, le rapide quittait la coupole vitrée de la gare et s’enfonçait dans les ténèbres, emportant Rimski.



CHAPITRE XV
Le songe de Nicanor Ivanovitch


Le gros homme à physionomie rubiconde que l’on venait d’installer dans la chambre n° 119 de la clinique — on le devine aisément — n’était autre que Nicanor Ivanovitch Bossoï.

Cependant, il n’avait pas été amené directement chez le professeur Stravinski, mais il avait dû faire, au préalable, un bref séjour dans un autre endroit. De cet autre endroit, la mémoire de Nicanor Ivanovitch ne retint que peu de chose. Il se rappela seulement y avoir vu un bureau, une armoire et un divan.

C’est là, cependant, que Nicanor Ivanovitch, dont la vue devait être quelque peu brouillée par l’afflux de sang et une grande agitation d’esprit, eut une première conversation ; mais cette conversation prit tout de suite une tournure bizarre, extrêmement confuse — ou, pour mieux dire, ne prit aucune tournure.

La première question posée à Nicanor Ivanovitch fut celle-ci :

– Vous êtes Nicanor Ivanovitch Bossoï, président du comité d’immeuble du 302 bis rue Sadovaïa ?

À quoi Nicanor Ivanovitch, éclatant d’un rire affreux, répondit littéralement ainsi :

– Je suis Nicanor, naturellement, Nicanor ! Mais président : moi ? Quelle farce !

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-on à Nicanor Ivanovitch en fronçant les sourcils.

– Hé, tout bonnement que, si j’étais président, j’aurais dû faire tout de suite un constat comme quoi c’était l’esprit du mal ! Et qu’est-ce que ça serait d’autre, hein ? Interprète de l’étranger, lui, avec son lorgnon cassé et ses espèces de loques ?

– Mais de qui parlez-vous ? demanda-t-on à Nicanor Ivanovitch.

– De Koroviev ! cria Nicanor Ivanovitch. Koroviev, qui s’est planqué chez nous, à l’appartement 50 ! Écrivez Ko-ro-viev ! Il faut immédiatement lui mettre la main au collet ! Écrivez : escalier 6. C’est là.

– Où as-tu trouvé les devises ? demanda-t-on avec cordialité à Nicanor Ivanovitch.

– Dieu vrai, Dieu tout-puissant ! s’exclama Nicanor Ivanovitch. Vous voyez tout. Ma dernière heure est arrivée. Je n’ai jamais eu entre les mains, je n’ai jamais soupçonné que j’avais je ne sais quelles devises ! Dieu me punit pour mes abominations ! (continua avec feu Nicanor Ivanovitch qui, à tout moment, se signait, déboutonnait sa chemise ou la reboutonnait.) J’ai touché des pots de vin, c’est vrai. Mais c’était de l’argent… de chez nous, soviétique ! J’ai signé des bons de logement pour de l’argent, je le reconnais. Mais Prolejniev, notre secrétaire — c’est un joli coco, lui aussi. — D’ailleurs, à la gérance de l’immeuble, c’est tous des voleurs… Mais j’ai jamais touché de devises !

Comme on le priait de ne pas faire l’imbécile, mais de raconter plutôt comment les dollars étaient venus dans la bouche d’aération, Nicanor Ivanovitch tomba à genoux et bascula en avant, la bouche ouverte, comme s’il voulait avaler une latte du parquet.

– Faut-il que je mange la terre, beugla-t-il, pour vous prouver que je n’ai pas touché de devises ? Et que Koroviev est le diable ?

Toute patience a ses limites. De l’autre côté de la table, on haussa le ton, et on donna à entendre à Nicanor Ivanovitch qu’il était grand temps pour lui de parler un langage humain.

À ce moment, la salle au divan retentit d’un hurlement sauvage de Nicanor Ivanovitch, qui bondit sur ses pieds :

– Le voilà ! Là, derrière l’armoire ! Il ricane ! Son lorgnon… Attrapez-le ! Aspergez la salle d’eau bénite !

D’un seul coup, le sang avait reflué de son visage. Tremblant de tous ses membres, il se mit à tracer de grands signes de croix en l’air, courut à la porte, revint sur ses pas, ne sachant où aller, entonna une espèce de prière — enfin, battit complètement la campagne.

Il était parfaitement clair, désormais, que Nicanor Ivanovitch était absolument incapable de participer à une conversation. On l’emmena et on l’installa dans une pièce isolée, où il se calma un peu, se contentant de prier et de pleurer à gros sanglots.

On se rendit, bien entendu, rue Sadovaïa, où l’on visita l’appartement 50. Mais on n’y trouva nul Koroviev, et personne dans l’immeuble n’avait vu ni ne connaissait Koroviev. L’appartement qu’avait occupé le défunt Berlioz — ainsi que Likhodieïev avant son départ pour Yalta — était vide. Aux portes des meubles qui garnissaient le cabinet de travail, les scellés de cire, que nul n’avait détériorés, pendaient paisiblement. On les enleva et, en quittant le 302 bis rue Sadovaïa, on n’oublia pas d’emmener — complètement désemparé et abasourdi — le secrétaire Prolejniev.

Le soir, Nicanor Ivanovitch fut remis entre les mains du personnel de la clinique du professeur Stravinski. Il s’y montra à ce point agité qu’on dut, selon les prescriptions de Stravinski, lui faire une piqûre, et c’est seulement passé minuit que Nicanor Ivanovitch s’endormit dans la chambre 119, non sans pousser de temps à autre une sorte de mugissement étouffé, pénible et douloureux.

Mais, avec le temps, son sommeil devint meilleur, plus aisé. Il cessa de remuer et de geindre, sa respiration se fit légère et égale, et on le laissa seul.

Nicanor Ivanovitch fut alors visité par un songe, fondé incontestablement sur ses tribulations de la journée. Au début, Nicanor Ivanovitch eut la vision de gens inconnus, qui tenaient les trompettes d’or à la main et qui l’accompagnaient, d’un air plein de solennité, vers de grandes portes vernies. Arrivée devant ces portes, l’escorte de Nicanor Ivanovitch joua une fanfare, et une voix retentissante descendue du ciel dit gaiement :

– Soyez le bienvenu, Nicanor Ivanovitch, et rendez vos devises !

Extrêmement étonné, Nicanor Ivanovitch vit au-dessus de lui un haut-parleur noir.

Ensuite, sans savoir comment, il se trouva dans une salle de théâtre où, sous le plafond, doré, étincelaient des lustres de cristal, tandis qu’aux murs brûlaient des quinquets. Tout était comme il convient dans un théâtre de petites dimensions, mais de grande richesse. Il y avait une scène, fermée par un rideau de velours cramoisi constellé non pas d’étoiles mais d’images agrandies de pièces de dix roubles en or ; il y avait un trou du souffleur, et même un public.

Nicanor Ivanovitch constata avec étonnement que toute cette assistance était du même sexe — masculin — et que tous les spectateurs, on ne sait pourquoi, portaient la barbe. En outre, il fut frappé de voir qu’il n’y avait aucune chaise dans la salle, et que tout le public était assis sur le parquet, merveilleusement ciré et glissant.

Rougissant de confusion dans cette société distinguée et nouvelle pour lui, Nicanor Ivanovitch, après quelques hésitations, suivit l’exemple général et s’assit à la turque sur le plancher, casé entre une espèce de géant à barbe rousse et un citoyen pâle qui portait une barbe de plusieurs jours. Personne dans l’assistance n’accorda la moindre attention à ce nouveau spectateur.

À cet instant, une clochette tinta doucement, la lumière s’éteignit dans la salle et le rideau s’ouvrit, découvrant la scène éclairée où étaient disposés un fauteuil et une table sur laquelle se trouvait une petite clochette d’or. Le fond de la scène était drapé d’un épais velours noir.

Un artiste en smoking sortit alors des coulisses. C’était un jeune homme soigneusement rasé, aux cheveux séparés par une raie et au visage fort agréable. Un mouvement parcourut la salle, et toutes les têtes se tournèrent vers la scène. L’artiste s’approcha du trou du souffleur et se frotta les mains.

– Alors on est à l’ombre ? demanda-t-il d’une voix de baryton veloutée, et il sourit au public.

– Oui, oui, répondit la salle en chœur, ténors et basses mêlés.

– Hm…, fit pensivement l’artiste. Comment n’en êtes-vous pas fatigués, je me le demande ! Les autres gens, eux, ne s’en font pas, ils se promènent en ce moment dans les rues, ils jouissent du soleil et de la tiédeur du printemps, pendant que vous vous embêtez, assis par terre dans cette salle étouffante ! Vous trouvez vraiment ce programme intéressant ! Enfin (conclut philosophiquement l’artiste) chacun prend son plaisir où il le trouve…

Puis, changeant le timbre et les intonations de sa voix, il annonça d’un ton joyeux et sonore :

– Voici donc le numéro suivant de notre programme : Nicanor Ivanovitch Bossoï, président d’un comité d’immeuble et directeur d’une cantine diététique. Nous réclamons Nicanor Ivanovitch !

Des applaudissements unanimes répondirent à l’artiste. Éberlué, Nicanor Ivanovitch ouvrit de grands yeux, mais le présentateur, se protégeant de la main contre les lumières de la rampe, le découvrit du regard parmi les spectateurs assis et d’un geste amical du doigt l’invita à monter sur la scène. Nicanor Ivanovitch y fut l’instant d’après, sans savoir comment il y était venu. Les lumières multicolores de la rampe l’atteignaient en plein visage, de sorte que la salle et les spectateurs se trouvèrent noyés dans l’ombre.

– Eh bien, Nicanor Ivanovitch, montrez-nous l’exemple, dit cordialement le jeune artiste, et rendez vos devises.

Silence. Nicanor Ivanovitch reprit son souffle et dit faiblement :

– Je jure par Dieu que…

À peine eut-il prononcé ces mots que toute la salle éclata en cris d’indignation. Décontenancé, Nicanor Ivanovitch se tut.

– Pour autant que je vous ai compris, dit l’animateur du programme, vous aviez l’intention de jurer par Dieu que vous ne possédiez pas de devises ?

Et il regarda Nicanor Ivanovitch avec sympathie.

– Exactement, j’en ai pas, répondit Nicanor Ivanovitch.

– Bien, reprit l’artiste, mais… pardonnez mon indiscrétion, d’où sortaient donc, alors, les quatre cents dollars qu’on a trouvés dans les cabinets d’un appartement dont les seuls habitants sont vous-même et votre épouse ?

– Des dollars magiques ! lança quelqu’un, dans la salle obscure, d’un ton manifestement ironique.

– Magiques, exactement (répondit timidement Nicanor Ivanovitch, sans regarder précisément ni l’artiste ni un point déterminé dans la salle. Puis il expliqua :) C’est un esprit malin, un interprète en costume à carreaux, qui les a déposés là.

De nouveau, la salle explosa d’indignation. Quand le silence fut rétabli, l’artiste s’écria :

– Et voilà les fables de La Fontaine qu’il nous faut entendre ! On a déposé chez lui quatre cents dollars ! Vous êtes tous, ici, des trafiquants de devises, et je vous pose la question en tant que spécialistes : la chose est-elle pensable ?

– Nous ne sommes pas des trafiquants de devises, rétorquèrent des voix éparses et offensées, mais la chose est impensable !

– Je me rallie entièrement à votre opinion, dit l’artiste d’un ton ferme, et je vous demande : que peut-on déposer ?

– Un enfant, pour l’abandonner ! cria quelqu’un.

– Parfaitement juste, approuva l’animateur. On dépose un enfant, une lettre anonyme, une proclamation, une machine infernale, que sais-je encore, mais il ne viendrait à l’idée de personne de déposer chez autrui quatre cents dollars : pareil idiot n’existe pas dans la nature. (L’artiste se tourna vers Nicanor Ivanovitch et ajouta, d’un ton peiné et chargé de reproches :) Moi qui espérais tant de vous, vous me faites beaucoup de peine, Nicanor Ivanovitch. Voilà notre numéro raté.

Nicanor Ivanovitch fut sifflé par la salle.

– C’est un trafiquant de devises ! cria-t-on. C’est à cause de types comme lui que nous souffrons, alors que nous sommes innocents !

– Ne l’injuriez pas, dit doucement le présentateur, il se repentira. (Tournant vers Nicanor Ivanovitch ses yeux bleus pleins de larmes, il ajouta :) Eh bien, Nicanor Ivanovitch, retournez à votre place.

Sur ce, l’artiste agita sa clochette et annonça d’une voix tonitruante :

– Entracte, bande de vauriens !

Quelque peu abasourdi de se trouver ainsi acteur d’un programme théâtral, Nicanor Ivanovitch retourna à sa place, sur le parquet. Là, il vit la salle soudain plongée dans une obscurité totale, tandis que des lettres de feu rougeoyaient sur la scène : « Rendez vos devises ! » Puis le rideau se rouvrit et le présentateur dit :

– Sergueï Gerardovitch Dunchil est prié de monter sur la scène !

Dunchil était un homme d’une cinquantaine d’années, d’aspect fort respectable, mais d’une tenue extrêmement négligée.

– Sergueï Gerardovitch, lui dit le présentateur, voilà déjà un mois et demi que vous êtes ici, refusant obstinément de rendre les devises qui vous restent, à une époque où le pays en a besoin alors qu’elles vous sont totalement inutiles. Et, cependant, vous persistez. Vous êtes un homme intelligent, vous comprenez parfaitement tout cela, et, malgré tout, vous refusez de faire ce que je vous demande.

– Malheureusement, je ne peux rien faire, puisque je n’ai plus de devises, répondit calmement Dunchil.

– Mais n’avez-vous pas, tout au moins, des diamants ? demanda l’artiste.

– Pas de diamants non plus.

L’artiste baissa la tête et réfléchit un moment, puis frappa dans ses mains. Ce signal fit sortir des coulisses une dame d’âge moyen, vêtue à la mode, c’est-à-dire avec un manteau sans col et un chapeau minuscule. La dame avait un air inquiet, mais Dunchil la regarda sans le moindre froncement de sourcil.

– Qui est cette dame ? demanda l’animateur à Dunchil.

– C’est ma femme, répondit dignement Dunchil en considérant le long cou de la dame avec une certaine répugnance.

– Nous vous avons dérangée, madame Dunchil, dit le présentateur, pour la raison suivante : nous voulions vous demander si votre époux possédait encore des devises.

– Il a tout rendu, répondit madame Dunchil, non sans inquiétude.

– Bon, dit l’artiste, eh bien, s’il en est ainsi, c’est très bien. S’il a tout rendu, il ne nous reste plus qu’à faire tout de suite nos adieux à Sergueï Gerardovitch, n’est-ce pas ? Si cela vous plaît — ajouta-t-il avec un geste magnanime, — vous pouvez quitter le théâtre, Sergueï Gerardovitch.

Calme et digne, Dunchil lui tourna le dos et se dirigea vers les coulisses.

– Une petite minute ! dit le présentateur, arrêtant Dunchil. Permettez-moi, en guise d’adieu, de vous montrer encore un numéro de notre programme.

Et, de nouveau, il frappa dans ses mains.

Au fond de la scène, le rideau noir s’ouvrit pour laisser entrer une jeune beauté en robe de bal. Elle tenait dans ses mains un plateau d’or sur lequel étaient posés un paquet épais attaché à l’aide d’un ruban de boîte à bonbons et un collier de diamants qui projetait en tous sens des feux bleus, jaunes et rouges.

Dunchil recula d’un pas, le visage blême. La salle retint son souffle.

– Dix-huit mille dollars et un collier d’une valeur de quarante mille roubles-or, annonça solennellement l’artiste. Voilà ce que Sergueï Gerardovitch gardait, à Kharkov, dans l’appartement de sa maîtresse, Ida Herculanovna Wors, que nous avons le plaisir de voir ici et qui nous a aimablement aidé à découvrir ce trésor inestimable, mais inutilisable entre les mains d’un particulier. Grand merci, Ida Herculanovna.

La belle fille sourit : ses dents blanches étincelèrent, et ses cils, longs et fournis, battirent légèrement.

– Quant à vous, dit l’artiste à Dunchil, sous votre grand air de dignité se cache une araignée vorace, un faiseur et un menteur de la plus noire espèce. Depuis un mois et demi, votre obstination imbécile a lassé tout le monde. Allez-vous-en, rentrez chez vous, et que l’enfer que va vous organiser votre épouse soit votre châtiment.

Dunchil chancela et faillit tomber, mais des mains compatissantes le soutinrent. À ce moment, le rideau tomba, cachant tous ceux qui étaient sur la scène.

Des applaudissements frénétiques ébranlèrent la salle, au point que Nicanor Ivanovitch crut voir des étincelles jaillir des lustres. Quand le rideau se releva, il n’y avait plus personne en scène, sauf l’artiste. Il déchaîna une seconde salve d’applaudissements, s’inclina et dit :

– Vous venez de voir se produire dans notre spectacle, en la personne de ce Dunchil, un âne typique. N’avais-je pas eu le plaisir, hier encore, de vous dire que cacher des devises était un non-sens ? Personne ne peut s’en servir, en aucune circonstance, je vous l’affirme. Prenons simplement le cas de ce Dunchil. Il touche des appointements splendides et ne manque absolument de rien. Il a un bel appartement, une femme, et une très jolie maîtresse. Eh bien, non ! Au lieu de rendre ses devises et ses pierres et de vivre dans la paix et la tranquillité, sans soucis, cette andouille cupide a trouvé le moyen de se faire démasquer devant tout le monde et de se procurer, pour la bonne bouche, les plus graves soucis familiaux. Alors, qui veut rendre ses devises ? Personne ? Dans ce cas, voici le numéro suivant de notre programme : notre invité spécial Savva Potapovitch Kouroliessov, le talent dramatique bien connu, qui va nous réciter des extraits du Chevalier avare, du poète Pouchkine.

Le Kouroliessov annoncé entra en scène sans se faire attendre, sous l’aspect d’un homme de haute taille et de complexion charnue, au visage glabre, en habit et cravate blanche. Sans aucun préambule, il se composa un visage sombre, fronça les sourcils et, louchant vers la clochette d’or, commença d’une voix dépourvue de naturel :

– Tel le jeune débauché qui attend l’heure de son rendez-vous avec quelque rusée putain…

Et Kouroliessov raconta longuement, sur soi-même, les plus vilaines choses. Ainsi, Nicanor Ivanovitch entendit Kouroliessov avouer qu’une malheureuse veuve, sanglotante, s’était traînée à genoux devant lui sous la pluie, mais sans réussir à toucher le cœur endurci de l’artiste.

Avant son rêve, Nicanor Ivanovitch ne connaissait rigoureusement rien des œuvres de Pouchkine, mais il connaissait sans doute parfaitement Pouchkine lui-même et plusieurs fois par jour prononçait des phrases de ce genre : « Et le loyer, qui va le payer ? Pouchkine ? » ou bien « La lampe de l’escalier, c’est Pouchkine, sans doute, qui l’a dévissée ? » ou encore : « Et le pétrole, c’est peut-être Pouchkine qui va aller l’acheter ? »…

Ayant ainsi fait connaissance avec l’une de ses œuvres, Nicanor Ivanovitch en fut attristé. Il se représenta la femme à genoux sous la pluie, et ses orphelins, et pensa involontairement : « Ce Kouroliessov, quand même, quel type ! »

Mais celui-ci, d’une voix de plus en plus forte, continuait à reconnaître ses fautes, puis tout à coup — Nicanor Ivanovitch, alors, n’y comprit plus rien — il s’adressa à quelqu’un qui n’était pas sur la scène, répondit lui-même à la place de cet absent, et se mit à s’appeler tantôt Monseigneur, tantôt Baron, tantôt père, tantôt fils, tantôt « vous », tantôt « tu ».

Nicanor Ivanovitch ne comprit qu’une chose : c’est qu’en fin de compte l’artiste succomba à une vilaine mort ; il cria : « Mes clefs ! Mes clefs ! », après quoi il s’écroula sur le plancher, en râlant et en arrachant, avec ménagements, sa cravate.

Quand il fut bien mort, Kouroliessov se releva, épousseta son pantalon, s’inclina avec un sourire faux et se retira, sous des applaudissements clairsemés. Le présentateur prit alors la parole en ces termes :

– Nous venons d’entendre, dans la remarquable interprétation de Savva Potapovitch, Le Chevalier avare. Ce chevalier espérait que des nymphes folâtres accourraient autour de lui, et beaucoup d’autres choses agréables de ce genre. Mais, comme vous le voyez, rien de tout cela n’est arrivé, aucune nymphe n’est accourue vers lui, il n’a pas reçu l’hommage des muses, aucun palais ne s’est élevé dans ses jardins, mais, au contraire, il a fini très mal, il a crevé comme un chien, d’une attaque, sur son coffre rempli de devises et de pierreries. Je vous préviens qu’il vous arrivera quelque chose de ce genre, sinon pire, si vous ne rendez pas vos devises !

Fut-ce l’impression produite par la poésie de Pouchkine, ou par le discours, plus prosaïque, de l’animateur, toujours est-il qu’une voix timide déclara dans la salle :

– Je rends mes devises.

– Ayez l’obligeance de monter sur la scène, dit courtoisement le présentateur en fouillant du regard la salle obscure.

Sur la scène apparut un citoyen blond, de petite taille, qui, à voir son visage, ne s’était pas rasé depuis quelque trois semaines.

– Excusez-moi : quel est votre nom ? s’enquit le présentateur.

– Kanavkine, Nicolas, répondit timidement le citoyen.

– Ah ! Très heureux, citoyen Kanavkine. Eh bien ?…

– Je rends tout, dit faiblement Kanavkine.

– Combien ?

– Mille dollars et vingt pièces d’or de dix roubles.

– Bravo ! C’est tout ce que vous avez ?

L’animateur fixa un regard aigu sur Kanavkine, et Nicanor Ivanovitch eut l’impression que des rayons jaillissaient de ses yeux et transperçaient Kanavkine de part en part, comme des rayons X. La salle avait cessé de respirer.

– Je vous crois ! s’écria enfin l’artiste en éteignant son regard. Je vous crois ! Ces yeux-là ne mentent pas ! Combien de fois, d’ailleurs, vous ai-je dit que votre erreur essentielle était de sous-estimer l’importance des yeux humains ! Comprenez donc que si la langue peut dissimuler la vérité, les yeux — jamais ! On vous pose une question inattendue : vous ne tressaillez même pas, en une seconde vous reprenez vos esprits et vous savez ce que vous avez à dire pour cacher la vérité, vous parlez avec une entière assurance et aucun trait de votre visage ne bouge, mais — hélas ! — la vérité, alarmée par la question, ne fait qu’un bond du fond de votre âme jusqu’à vos yeux — et c’est fini ! On la voit, et vous êtes pris !

Après avoir prononcé avec beaucoup de chaleur ce petit discours très convaincant, l’artiste demanda aimablement à Kanavkine :

– Et où avez-vous caché tout cela ?

– Chez ma tante Porokhovnikova, rue Pretchistenka.

– Ah ! C’est… attendez… c’est chez Claudia Ilinichna, non ?

– Oui.

– Ah ! oui. Oui, oui, oui ! Une petite maison, hein ? Avec une petite palissade devant, hein ? Mais oui, je connais, je connais. Et où les avez-vous fourrés ?

– À la cave, dans une boîte de cigares…

L’artiste joignit les mains.

– A-t-on jamais vu une chose pareille ! s’écria-t-il d’un ton affligé. Mais ils vont prendre l’humidité, ils vont être complètement moisis ! C’est incroyable que l’on confie des devises à des gens pareils ! Hein ? Naïfs comme des enfants ! Je vous jure !…

Conscient de l’étendue de sa bévue, Kanavkine baissa d’un air fautif sa tête hérissée de mèches rebelles.

– L’argent, continua l’artiste, doit être conservé à la banque d’État, dans les locaux spéciaux, bien secs et soigneusement gardés, et pas du tout dans la cave d’une tante, où ils risquent d’être, en particulier, abîmés par les rats ! Vrai, vous devriez avoir honte, Kanavkine, vous, un adulte !

Kanavkine ne savait plus où se mettre, et triturait entre ses doigts le bord de sa veste.

– Enfin, bon, dit l’artiste en s’adoucissant, ne parlons plus du passé… (Et soudain il ajouta, de manière tout à fait inattendue :) Oui, au fait… par la même occasion… pour ne pas déranger inutilement une voiture… la tante, elle a bien quelque chose, elle aussi, hein ?

Kanavkine, qui ne s’attendait nullement à voir les choses prendre cette tournure, sursauta, et un profond silence se fit dans la salle.

– Hé, hé, Kanavkine…, dit le présentateur d’un ton d’amical reproche. Et moi qui allais faire son éloge ! Ça m’apprendra à me donner du tintouin pour rien ! Mais c’est stupide, Kanavkine ! Enfin, à l’instant, je viens de vous parler des yeux ! Ça se voit dans vos yeux que la tante en a aussi. Alors, à quoi bon nous ennuyer ainsi ?

– Oui, elle en a ! cria bravement Kanavkine.

– Bravo ! cria le présentateur.

– Bravo ! rugit la salle épouvantablement.

Quand le calme fut revenu, le présentateur félicita Kanavkine, lui serra la main, lui offrit d’être reconduit chez lui en voiture, et ordonna à quelqu’un, dans les coulisses, de profiter de cette même voiture pour passer chez la tante et lui demander de venir participer au programme du théâtre féminin.

– Ah ! oui, je voulais vous demander : la tante ne vous a pas dit où elle cachait son bien ? s’informa le présentateur en offrant aimablement une cigarette à Kanavkine, qu’il lui alluma.

Celui-ci tira une bouffée, et, pour réponse, eut un sourire mélancolique.

– Je vous crois, je vous crois, dit l’artiste en soupirant. Cette vieille grippe-sous aimerait mieux aller griller en enfer avec le diable et son train plutôt que de livrer son secret. Alors, vous pensez, à son neveu. Enfin, nous essaierons d’éveiller chez elle des sentiments humains. Qui sait ? Toutes les cordes ne sont peut-être pas pourries dans sa méchante âme d’usurière. Allons, portez-vous bien, Kanavkine !

Et l’heureux Kanavkine s’en fut. L’artiste demanda si d’autres personnes désiraient rendre leurs devises, mais il n’obtint en réponse que le silence.

– Drôles de gens, ma parole ! grommela l’artiste en haussant les épaules, et le rideau, en tombant, le déroba aux regards.

Les lampes s’éteignirent, et, dans l’obscurité qui régna quelque temps, on perçut une voix de ténor, lointaine et un peu nerveuse, qui chantait :

Il y a là-bas des tas d’or, et ils m’appartiennent…

Puis, on ne sait où, des applaudissements assourdis éclatèrent par deux fois.

– Il y a une petite dame, au théâtre féminin, qui rend ses devises, dit soudain le voisin à barbe rousse de Nicanor Ivanovitch. (Puis il soupira et ajouta :) Ah ! s’il n’y avait pas mes oies !… Voyez-vous, cher monsieur, je possède à Lianozov, en toute propriété, un troupeau d’oies… et sans moi, je le crains, elles vont crever. C’est un oiseau combatif, mais tendre, qui exige des soins… Ah ! s’il n’y avait pas mes oies !… Ce n’est pas avec Pouchkine qu’ils peuvent m’impressionner…

Et de nouveau, il poussa un profond soupir.

À ce moment, la salle fut brillamment éclairée, et Nicanor Ivanovitch vit entrer par toutes les portes des cuisiniers en bonnet blanc qui tenaient chacun une louche à la main. Des marmitons amenèrent une immense bassine pleine de soupe, et un vaste plateau chargé de tranches de pain noir. Les spectateurs s’animèrent. Les joyeux cuistots s’affairèrent parmi ces amateurs passionnés de théâtre, versant la soupe dans des écuelles et distribuant le pain.

– Mangez, les gars, criaient les cuisiniers, et rendez vos devises ! Pourquoi rester ici ? Vous parlez d’un plaisir, de bouffer cette tambouille ! Vous seriez chez vous, à boire un bon petit coup, en cassant la croûte, hein, au poil !

– Toi, par exemple, pourquoi on t’a fourré ici, hein, mon petit père ? demanda un gros cuisinier à la nuque couleur de framboise en s’adressant directement à Nicanor Ivanovitch, tout en lui présentant une écuelle remplie d’un liquide où nageait, solitaire, une feuille de chou.

– Mais je n’ai rien, moi ! Rien ! cria Nicanor Ivanovitch d’une voix effrayante. Tu m’entends, rien !

– Rien ? mugit le cuisinier d’une voix de basse menaçante.

« Rien ? demanda-t-il encore, d’une voix de femme pleine de douceur. Rien, rien, répéta-t-il d’un ton rassurant en prenant tout à coup l’aspect d’une infirmière, de Prascovia Fiodorovna.

Avec douceur, elle secoua légèrement l’épaule de Nicanor Ivanovitch qui gémissait dans son sommeil. Alors les cuisiniers s’évanouirent, ainsi que le théâtre et le rideau. Nicanor Ivanovitch, à travers ses larmes, discerna sa chambre d’hôpital, ainsi que deux personnages en blanc. Mais ce n’étaient pas du tout des cuisiniers désinvoltes, en train de distribuer, d’un air affairé, des conseils aux gens. C’étaient des docteurs assistés de Prascovia Fiodorovna, toujours elle, qui tenait à la main non pas une écuelle, mais une assiette recouverte de gaze sur laquelle était posée une seringue avec son aiguille.

– Qu’est-ce que c’est que ça, à la fin ? dit sombrement Nicanor Ivanovitch pendant qu’on lui faisait une piqûre. J’ai rien, moi, rien et rien ! Qu’ils les réclament à Pouchkine, leurs devises ! Moi, j’ai rien !

– Mais oui, rien, rien du tout, dit d’un ton apaisant la compatissante Prascovia Fiodorovna. On ne peut pas vous demander l’impossible.

La piqûre soulagea Nicanor Ivanovitch, et il s’endormit d’un sommeil sans rêves.

Mais, à cause de ses cris, son agitation se communiqua à la chambre 120, où le malade s’éveilla et se mit à chercher sa tête, et au 118, où un maître inconnu s’agita et se tordit les mains de désespoir, en regardant la lune et en se rappelant l’amère dernière nuit d’automne de sa vie, le rai de lumière sous la porte du sous-sol et la chevelure décoiffée par le vent.

Du 118, l’inquiétude vola par le balcon jusqu’à la chambre d’Ivan, qui s’éveilla à son tour et se mit à pleurer.

Mais le médecin de service eut tôt fait de ramener au calme ces esprits inquiets et chagrins, et, peu à peu, ils se rendormirent. Ivan fut le dernier à s’assoupir, alors que déjà, au-dessus de la rivière, le ciel blanchissait. En s’écoulant dans toutes les veines de son corps, le médicament lui apporta la paix, qui le submergea comme le flot submerge la grève. Son corps s’allégea, et le souffle subtil et chaud de la somnolence purifia sa tête. Comme il s’endormait, le dernier son qui lui parvint du monde réel fut, annonçant l’aube, le pépiement des oiseaux dans la forêt. Puis tout se tut, et il rêva que, déjà, le soleil descendait par-delà le mont Chauve, autour duquel un double cordon de soldats montait la garde…



CHAPITRE XVI
Le supplice


Déjà, le soleil descendait par-delà le mont Chauve, autour duquel un double cordon de soldats montait la garde.

Vers le milieu du jour, l’aile de cavalerie qui venait de couper la route au procurateur franchissait au trot la porte d’Hébron. Devant elle, la voie avait été dégagée par les fantassins de la cohorte de Cappadoce, qui avaient refoulé sans ménagements de part et d’autre du chemin les attroupements de gens, de mulets et de chameaux. Les cavaliers, dont le trot soulevait jusqu’au ciel des tourbillons de poussière blanche, arrivèrent au carrefour de deux routes : l’une, par le sud, menait jusqu’à Bethléem, l’autre, en direction du nord-ouest, conduisait à Jaffa. Ils prirent la route du nord-ouest. Les Cappadociens, échelonnés tout au long de la route, en avaient chassé au préalable les caravanes qui affluaient vers Jérusalem, pour les fêtes, et derrière les fantassins se pressait la foule des pèlerins, sortis des tentes rayées qu’ils avaient dressées provisoirement, çà et là, sur l’herbe. Au bout d’un kilomètre environ, l’aile de cavalerie dépassa la deuxième cohorte de la légion Foudre et parvint la première, après avoir franchi encore un kilomètre, au pied du mont Chauve. Là, elle mit pied à terre. Le chef répartit ses hommes en pelotons qui encerclèrent complètement le pied de la colline, ne laissant libre qu’un étroit passage, face à la route de Jaffa.

Quelque temps plus tard, la deuxième cohorte arrivait à son tour et, s’élevant d’un degré au-dessus des cavaliers, encerclait également la montagne.

Enfin arriva la centurie commandée par Marcus Mort-aux-rats. Elle marchait en deux files placées de chaque côté de la route, et entre ces deux files, escorté par la garde secrète, s’avançait un chariot où avaient pris place les trois condamnés, qui portaient au cou une tablette peinte en blanc où, en deux langues — l’araméen et le grec — étaient inscrits ces mots : « Brigand et rebelle. »

Derrière le char des condamnés venaient d’autres chariots qui portaient trois piloris à poutre transversale fraîchement taillés, ainsi qu’un assortiment de pelles, de cordes, de seaux et de haches. Six bourreaux y avaient pris place. Trois hommes à cheval suivaient les chariots : le centurion Marcus, le chef de la garde du temple de Jérusalem, et l’homme au visage dissimulé par un capuchon avec qui Pilate avait eu un bref conciliabule, dans une chambre obscure du palais.

Un rang de soldats fermait la marche. Ils étaient suivis de près par une foule d’environ deux mille curieux, que n’avait pas rebutés la chaleur infernale et qui ne voulaient pas manquer cet intéressant spectacle. Après le passage des condamnés, les pèlerins avaient pu regagner la route et, également attirés par la curiosité, s’étaient joints à la procession des badauds de la ville. Accompagné de loin en loin par les cris frêles des crieurs publics qui répétaient les paroles proclamées par Pilate du haut de l’estrade de pierre, le cortège s’étirait lentement vers le mont Chauve.

L’aile de cavalerie laissa passer tout le monde jusqu’au second rang de soldats, mais, en haut, la deuxième centurie ne livra le passage qu’à ceux qui avaient un rôle à jouer dans l’exécution. Puis, manœuvrant rapidement, elle contraignit la foule à se répartir sur tout le pourtour de la colline, de sorte que celle-ci se trouva enfermée entre deux cordons de soldats — cavaliers en bas et fantassins en haut, — et pouvait désormais assister au supplice à travers la chaîne assez lâche des fantassins.

Ainsi, trois grandes heures s’étaient écoulées depuis le moment où le cortège avait commencé à gravir la colline, et, déjà, le soleil descendait par-delà le mont Chauve. Mais la chaleur demeurait intolérable, et les soldats en souffraient. De plus, ils se morfondaient d’ennui, et, du fond du cœur, maudissaient les trois brigands à qui ils souhaitaient sincèrement de mourir le plus vite possible.

Au pied de la colline, près de l’accès laissé libre par les cavaliers, le petit commandant de l’aile, le front moite et le dos de sa légère tunique blanche taché de sueur, s’approchait de temps à autre d’un seau de cuir apporté par le premier peloton, où il puisait de l’eau dans le creux de ses mains, afin de se désaltérer et d’humecter son turban. Ainsi rafraîchi pour un moment, il reprenait son invariable va-et-vient à pas comptés sur le chemin poudreux qui conduisait au sommet, et sa longue épée battait régulièrement la tige lacée de sa botte de cuir. Il voulait ainsi donner à ses cavaliers l’exemple de l’endurance, mais, pris de pitié pour eux, il leur avait permis de construire des faisceaux à l’aide de leurs lances fichées en terre, sur lesquels ils avaient jeté leurs larges manteaux blancs. Sous ces tentes improvisées, les Syriens s’abritaient de l’impitoyable soleil. Les seaux s’étaient trouvés bientôt vides, et des cavaliers des différents pelotons allaient à tour de rôle chercher de l’eau dans une gorge peu profonde creusée au pied de la colline, où, à l’ombre avare de maigres mûriers, un mince ruisseau boueux vivait languissamment ses derniers jours dans cette chaleur diabolique. Là également, à la recherche d’une ombre rare et incertaine, s’ennuyaient les palefreniers qui gardaient inutilement des chevaux inertes.

L’accablement des soldats ainsi que les injures qu’ils adressaient aux brigands étaient fort compréhensibles. Le procurateur avait craint que l’exécution de la sentence ne donnât lieu, dans cette ville de Jérusalem qu’il haïssait, à de graves désordres, mais, fort heureusement, ces craintes s’étaient avérées injustifiées. Aussi, lorsque commença de s’écouler la quatrième heure du supplice, entre les deux cordons de soldats — fantassins autour du sommet et cavaliers au pied de la colline, — il ne restait — contre toute attente — plus personne. Chassée par l’ardeur du soleil, la foule était rentrée à Jérusalem. Dans l’espace délimité, au flanc de la colline, par les deux centuries romaines, on ne voyait plus que deux chiens, appartenant on ne sait à qui, et venus là on ne sait comment. Mais, écrasés eux aussi par la chaleur, ils gisaient, respirant avec peine, la langue pendante, sans accorder la moindre attention aux lézards verts — les seuls êtres, en ce lieu, à ne pas craindre le soleil — qui se faufilaient entre les pierres chauffées à blanc et les ramifications enchevêtrées de plantes à fortes épines.

Personne n’avait tenté d’enlever les condamnés, ni à Jérusalem envahie par les troupes, ni ici, sur la colline encerclée, et la foule était retournée en ville, car il n’y avait décidément rien d’intéressant à voir dans cette exécution, alors que là-bas, en ville, se déroulait déjà la préparation des réjouissances qui, ce soir, allaient marquer le début de la grande fête de la pâque.

L’infanterie romaine, en haut de la colline, souffrait encore plus que les cavaliers syriens. Le centurion Mort-aux-rats avait seulement permis à ses soldats d’ôter leur casque et de s’envelopper la tête de chiffons blancs roulés en turbans et imbibés d’eau. Mais il les obligeait à rester debout, lance à la main. Lui-même, coiffé d’un turban semblable, mais sec, faisait les cent pas non loin du groupe des bourreaux, et il n’avait rien ôté de son équipement : ni son épée, ni son poignard ni les phalères d’argent représentant des gueules de lion qui ornaient sa poitrine, par-dessus sa tunique. Le soleil frappait de face sans lui causer aucun dommage apparent, et il était impossible de regarder les gueules de lion, tant leur éclat aveuglant blessait les yeux, comme de l’argent en fusion.

Le visage mutilé de Mort-aux-rats n’exprimait ni lassitude ni mécontentement, et le gigantesque centurion semblait capable de marcher ainsi de long en large toute la journée, toute la nuit, et encore le lendemain — en un mot, aussi longtemps qu’il le faudrait. Marcher ainsi, toujours du même pas, les mains posées sur le lourd ceinturon plaqué de cuivre, en jetant toujours les mêmes regards sévères tantôt sur les piloris des condamnés, tantôt sur les piquets de soldats, en repoussant de temps à autre, toujours avec la même indifférence, du bout de sa botte poilue, les éclats de silex ou les ossements humains blanchis par le temps qui lui tombaient sous les pieds.

L’homme en capuchon s’était installé, non loin des piloris, sur un tabouret à trois pieds, et il restait assis là, dans une immobilité placide, fouillant seulement de temps en temps le sable à l’aide d’une badine, par ennui.

Entre les deux cordons de légionnaires, avons-nous dit, il ne restait plus personne ; cela n’est pas tout à fait exact. Il restait quelqu’un. Simplement, il était très difficile de l’apercevoir. Il s’était placé non pas du côté où les soldats avaient laissé un passage libre, et d’où l’on pouvait le plus commodément assister au supplice, mais du côté nord, là où le flanc de la colline, loin d’être en pente douce et d’accès aisé, était au contraire parsemé d’accidents, de parois abruptes et de profondes crevasses, là où, cramponné à cette terre aride maudite par le ciel, au bord d’un ravin, un étique figuier tentait de vivre.

C’est précisément sous cet arbre, incapable de donner de l’ombre, que s’était installé cet unique spectateur — et non acteur — du supplice ; et il était assis sur une pierre depuis le début, c’est-à-dire depuis plus de trois heures déjà. Vraiment, pour assister à l’exécution, il n’avait pas choisi la meilleure place, mais bien la plus mauvaise. De là, malgré tout, on pouvait voir les piloris — on pouvait les voir par-delà les soldats alignés, par-delà deux taches étincelantes sur la poitrine du centurion — et pour un homme qui, manifestement, désirait passer inaperçu et n’être dérangé par personne, cela paraissait amplement suffisant.

Quatre heures auparavant, cependant, alors que le supplice commençait à peine, cet homme s’était conduit tout autrement, et s’était fait très nettement remarquer ; c’est pourquoi, sans doute, il avait changé d’attitude et s’était ainsi retiré à l’écart.

Au moment précis, en effet, où le cortège franchissait le deuxième cordon de légionnaires et atteignait le sommet, il fut le premier à sortir de la foule et à se précipiter en avant, comme s’il redoutait d’arriver trop tard. Haletant, coudes au corps, il gravit en courant le versant de la colline ; lorsqu’il vit que devant lui, comme devant tous les autres, les soldats serraient les rangs pour interdire le passage, il tenta naïvement, en feignant de ne pas comprendre les apostrophes furieuses qui lui étaient adressées, de forcer le barrage pour parvenir au lieu du supplice, où l’on faisait déjà descendre les condamnés du chariot. Cela lui valut de recevoir dans la poitrine un rude coup de manche de lance, et il fit un bond en arrière en poussant un cri, non de douleur, mais de désespoir. Comme insensible à la souffrance physique, il enveloppa le légionnaire qui l’avait frappé d’un regard terne et totalement indifférent.

Se tenant la poitrine, toussant et suffoquant, il courut autour de la colline, vers le côté nord, avec l’espoir de trouver, dans la chaîne des soldats, une ouverture par où il pourrait se glisser. Mais il était trop tard : le cercle était déjà refermé. Et l’homme, les traits altérés par un profond chagrin, dut renoncer à ses tentatives d’atteindre les chariots, dont on déchargeait maintenant les piloris. Du reste, ces tentatives n’eussent abouti à rien d’autre qu’à son arrestation immédiate, chose qui, ce jour-là, n’entrait pas du tout dans ses plans.

C’est pourquoi il s’était retiré au bord de ce ravin, sous le figuier — un coin tranquille où personne ne le dérangerait.

À présent, assis sur une pierre, cet homme à la barbe noire et aux yeux rendus chassieux et larmoyants par le soleil et l’insomnie se rongeait de tristesse et d’ennui. Tantôt il soupirait, ouvrant son taleth usé par les pérégrinations et passé du bleu au gris sale, et dénudant ainsi sa poitrine meurtrie par le coup de lance et sillonnée de filets de sueur crasseuse, tantôt, tourmenté par une angoisse intolérable, il levait les yeux au ciel et suivait du regard trois charognards qui, depuis longtemps déjà, planaient très haut en décrivant de larges cercles, dans l’attente du festin proche, tantôt encore, il fixait sur la terre jaune un regard sans espoir et contemplait les restes à peine reconnaissables d’un crâne de chien, autour duquel couraient les lézards.

Et les tourments de cet homme étaient tels que de temps à autre il se mettait à parler tout seul.

– Ô l’imbécile !… gémissait-il en s’agitant sur sa pierre comme pour chasser le mal qui lui taraudait l’âme, et en griffant sa poitrine recuite par le soleil. Je suis un imbécile, une femme sans cervelle, un poltron ! Je ne suis pas un homme, je suis une charogne.

Il se tut, et baissa la tête. Puis, ayant bu un peu d’eau tiède dans une gourde de bois, il parut reprendre vie. De temps en temps, il saisissait le couteau qu’il avait dissimulé sous son taleth, ou bien il prenait le parchemin qu’il avait posé près de lui, sur la pierre, avec une fiole d’encre et un bâtonnet.

Sur ce parchemin, il avait déjà jeté quelques notes :

« Les minutes s’enfuient, et moi, Matthieu Lévi, je suis toujours là, sur le mont Chauve, et la mort ne vient pas ! »

Plus loin :

« Le soleil décline, et la mort ne vient pas. »

Matthieu Lévi prit le parchemin et, de la pointe de son bâtonnet, traça — sans espoir — ces mots :

« Dieu ! Pourquoi ton courroux est-il sur lui ? Envoie-lui la mort ! »

Il eut alors un bref sanglot, sans larmes, et, de nouveau, ses ongles déchirèrent sa poitrine.

La cause du désespoir de Lévi résidait dans le terrible échec qu’ils avaient essuyé, Yeshoua et lui, et, en outre, dans la lourde faute que lui — Lévi — pensait avoir commise. L’avant-veille, dans la journée, Yeshoua et Lévi se trouvaient à Béthanie, près de Jérusalem, où ils avaient été invités par un maraîcher sur lequel les discours de Yeshoua avaient exercé une prodigieuse séduction. Toute la matinée, ils avaient travaillé dans le potager pour aider le maître de la maison, et leur intention était de regagner Jérusalem vers le soir, à la fraîche. Mais soudain, vers midi, Yeshoua parut fort pressé de partir ; il dit qu’il avait une affaire urgente en ville, et s’en alla aussitôt, seul. Telle était donc la première faute de Matthieu Lévi : pourquoi, pourquoi l’avait-il laissé partir seul ?

Le soir vint, mais Matthieu, terrassé soudain par un mal aussi terrible qu’inattendu, ne put rentrer à Jérusalem. Tremblant de fièvre — il avait l’impression que son corps était rempli de feu — il claquait des dents, et à tout instant réclamait à boire.

Il ne pouvait aller nulle part. Il s’étendit sur une couverture de cheval, dans la remise du maraîcher, où il demeura prostré jusqu’à l’aube du vendredi ; son mal le quitta alors aussi brusquement qu’il s’était abattu sur lui. Bien que faible encore et les jambes tremblantes, Lévi, tourmenté par le vague pressentiment d’un malheur, prit hâtivement congé de son hôte et retourna à Jérusalem. Là, il apprit que son pressentiment ne l’avait pas trompé : le malheur était arrivé. Lévi se trouvait dans la foule quand le procurateur annonça la sentence.

Lorsque les condamnés furent conduits vers la colline du supplice, Matthieu suivit les soldats, en tête de la foule des curieux. Tout en marchant, il cherchait un moyen d’attirer, sans se faire remarquer, l’attention de Yeshoua, afin de lui montrer au moins que lui, Lévi, était là, à ses côtés, qu’il ne l’avait pas abandonné pour son dernier voyage, et qu’il priait pour que la mort vînt délivrer Yeshoua le plus vite possible. Mais Yeshoua, qui regardait au loin, vers le lieu où on l’emmenait, ne put évidemment apercevoir Matthieu.

Lorsque le cortège eut parcouru ainsi environ un demi-kilomètre, Matthieu, que la foule poussait tout contre le rang de soldats qui fermait la marche, fut soudain frappé d’une idée, géniale dans sa simplicité, et du même coup, avec cette ardeur qui lui était propre, il s’accabla lui-même de malédictions pour n’y avoir pas songé plus tôt. Les soldats de l’escorte, loin de marcher en rang serré, laissaient entre eux de larges intervalles. Avec beaucoup d’adresse et en calculant bien son coup, on pouvait, courbé en deux, passer comme une flèche entre deux légionnaires, foncer jusqu’au chariot et sauter dessus. Alors, Yeshoua serait délivré de ses souffrances.

Il suffisait d’un instant bref comme l’éclair pour poignarder Yeshoua dans le dos, en lui criant :

– Yeshoua ! Je te délivre et je pars avec toi ! Je suis Matthieu, ton unique et fidèle disciple !

Et si Dieu lui accordait la grâce, encore, de quelques secondes de liberté, Lévi aurait le temps de se poignarder à son tour, échappant ainsi à la mort sur le pilori. Du reste, ce dernier point intéressait peu Matthieu Lévi, l’ancien receveur d’impôts. La façon dont il périrait lui était indifférente. Il ne voulait qu’une chose : qu’à Yeshoua, qui de sa vie n’avait jamais fait le moindre mal à quiconque, fût épargnée la torture.

Ce plan était excellent. Il n’avait qu’un défaut : c’est que Lévi n’avait plus son couteau. Et pas la plus petite pièce de monnaie.

Furieux contre lui-même, Lévi se dégagea de la foule et reprit en courant le chemin de la ville. Une unique pensée harcelait sa tête enfiévrée : se procurer en ville, par n’importe quel moyen, un couteau, et rattraper le cortège à temps.

Il atteignit en courant les portes de la ville, louvoya dans la cohue des caravanes qui s’y engouffraient, et s’arrêta en apercevant à sa gauche la porte ouverte d’une échoppe où l’on vendait du pain. Ayant de la peine à reprendre son souffle après sa course sur la route écrasée de soleil, Lévi réussit à se dominer et prit un maintien parfaitement grave et posé pour entrer dans la boutique ; il salua la marchande qui se tenait derrière son comptoir et la pria de lui donner une miche qui se trouvait placée sur la plus haute planche et qui, pour quelque obscure raison, sans doute, lui plaisait plus que les autres ; dès que la marchande eut le dos tourné, il prit sur le comptoir, d’un geste rapide et silencieux, ce qu’il n’aurait pu rêver de mieux — un long couteau à pain affilé comme un rasoir, — et, sans perdre une seconde, s’élança hors de la boutique.

Quelques minutes plus tard, il était de nouveau sur la route de Jaffa. Mais le cortège n’était plus visible. Il se mit à courir. De temps à autre, il se laissait tomber de tout son long dans la poussière et demeurait ainsi quelques instants sans bouger, afin de reprendre haleine. À sa vue, les gens qui se rendaient à Jérusalem à dos de mulet ou à pied étaient alors frappés d’étonnement. Mais lui, allongé par terre, n’écoutait que les battements de son cœur, non seulement dans sa poitrine, mais dans sa tête, et jusque dans ses oreilles. Dès qu’il avait repris un peu de souffle, il se levait vivement et se remettait à courir, mais de plus en plus lentement, de plus en plus difficilement. Quand, enfin, il vit au loin le nuage de poussière soulevé par le long cortège, celui-ci atteignait déjà le pied de la colline.

– Ô Dieu !… gémit Lévi, à l’idée qu’il arriverait trop tard…

Il était arrivé trop tard…

Lorsque se fut écoulée la quatrième heure du supplice, les tourments de Lévi atteignirent leur plus haut degré, et il sombra dans une fureur démente. Se levant brusquement, il jeta à terre le couteau volé qu’il jugeait maintenant inutile, écrasa du pied sa gourde de bois, se privant ainsi de ce qui lui restait d’eau, arracha son turban de sa tête, empoigna ses rares cheveux et entreprit de se maudire lui-même.

Il se maudissait lui-même, proférant des paroles insensées, vociférait et crachait, injuriait ses père et mère pour avoir engendré un tel imbécile.

Quand il vit que ses malédictions et ses injures n’avaient aucune action, que rien ne s’en trouvait changé sous le grand soleil, il serra ses poings maigres et, clignant des yeux, les brandit vers le ciel, vers le soleil qui continuait de descendre, toujours plus bas, allongeant les ombres et s’éloignant pour aller s’enfoncer dans la mer Méditerranée, et il réclama de Dieu un miracle immédiat. Il exigeait que Dieu envoie la mort à Yeshoua, à l’instant même.

Il rouvrit les yeux, et put constater qu’au sommet de la colline, rien n’avait changé, à l’exception des taches flamboyantes sur la poitrine du centurion, qui s’étaient éteintes. Le soleil envoyait ses rayons dans le dos des suppliciés, dont le visage était tourné vers Jérusalem. Alors Lévi cria :

– Je te maudis, Dieu !

D’une voix cassée, il cria encore qu’il était désormais convaincu de l’injustice de Dieu, et qu’il n’aurait plus jamais foi en lui.

– Tu es sourd ! rugit Lévi. Si tu n’étais pas sourd, tu m’aurais entendu, et tu l’aurais tué tout de suite !

Les yeux fermés, Lévi attendit le feu qui allait tomber du ciel et le terrasser. Mais rien ne se produisit et, sans desserrer les paupières, Matthieu continua à proférer à l’adresse du ciel des paroles sarcastiques et blessantes. Il cria sa complète déception, il cria qu’après tout, il existait d’autres dieux et d’autres religions.

– Non, cria-t-il, un autre dieu n’aurait pas admis, n’aurait jamais admis qu’un homme tel que Yeshoua fût brûlé par le soleil sur un pilori ! Je me suis trompé ! cria encore Lévi d’une voix presque complètement éteinte. Tu es le Dieu du mal ! Ou bien tes yeux ont été aveuglés par la fumée des encensoirs du Temple, ou bien tes oreilles ont cessé d’entendre quoi que ce soit, sauf les trompettes de tes prêtres ! Tu n’es pas le Dieu tout-puissant ! Tu es le dieu noir ! Je te maudis, dieu des brigands, leur protecteur et leur âme !

À ce moment, un souffle passa sur le visage de l’ancien percepteur, et quelque chose bruissa sous ses pieds. Puis un souffle, de nouveau, effleura sa figure. Lévi ouvrit alors les yeux : était-ce sous l’influence de ses malédictions, ou pour quelque autre cause inconnue, mais tout, alentour, avait soudainement changé. Le soleil avait disparu, mais sans avoir atteint la mer dans laquelle il s’enfonçait chaque soir. Il avait été avalé par un nuage qui montait de l’occident, un nuage redoutable qui portait en lui l’inéluctable menace d’une tempête. Une frange blanche écumait à son pourtour, et les épaisses volutes noires qui formaient son ventre jetaient des reflets jaunes. Un grondement continu sortait du nuage, et, de temps à autre, des traits de feu jaillissaient de ses flancs. Le long de la route de Jaffa, le long de l’aride vallée de la Géhenne, au-dessus des tentes des pèlerins, volaient des tourbillons de poussière chassés par le vent soudain levé.

Lévi se tut, et se demanda si l’orage, qui s’étendait maintenant au-dessus de Jérusalem, allait apporter une modification quelconque dans le sort du malheureux Yeshoua. À la vue des filaments de feu qui zébraient la nuée, il se mit à prier pour que la foudre tombât sur le pilori où était cloué Yeshoua. Regardant avec contrition l’étendue du ciel pur que la nuée n’avait pas encore mangée, et où les charognards viraient sur l’aile pour fuir l’orage, Matthieu songea qu’il avait commis une folie en s’empressant, comme il l’avait fait, de maudire Dieu : maintenant, celui-ci ne l’écouterait plus.

Lévi tourna les yeux vers le pied de la colline, et les arrêta sur les soldats du régiment de cavalerie qui s’étaient installés en ordre dispersé, et il vit que, là aussi, de grands changements se produisaient. D’en haut, il voyait très bien les soldats s’affairer, arracher leurs piques du sol, jeter leurs manteaux sur leurs épaules, tandis que les palefreniers amenaient par la bride, au petit trot, les chevaux noirs sur la route. De toute évidence, le régiment levait le camp. Lévi, tout en se protégeant du bras contre la poussière qui lui fouettait le visage et en crachotant, essayait de comprendre ce que pouvait signifier ce départ de la cavalerie. Portant son regard un peu plus haut, il aperçut une petite silhouette en chlamyde militaire pourpre, qui gravissait la colline vers le lieu du supplice. Alors, le pressentiment d’une fin heureuse glaça le cœur de l’ancien receveur.

L’homme à la chlamyde rouge qui gravissait la colline en cette cinquième heure du supplice n’était autre que le commandant de la cohorte, venu de Jérusalem au galop, en compagnie d’une ordonnance. Sur un signe de Mort-aux-rats, la ligne des soldats s’ouvrit, et le centurion salua militairement le tribun. Celui-ci prit Mort-aux-rats à part et lui murmura quelques mots. Le centurion salua une seconde fois et se dirigea aussitôt vers le groupe des bourreaux, assis sur des pierres au pied des piloris. Quant au tribun, il dirigea ses pas vers l’homme qui était assis sur un tabouret à trois pieds, et qui, à son approche, se leva avec déférence. Le tribun lui dit également quelques mots à voix basse, et tous deux allèrent vers les piloris. Ils furent rejoints par le chef de la garde du Temple.

Mort-aux-rats se pencha d’un air dégoûté sur des chiffons sales qui gisaient à terre près des piloris : ces chiffons constituaient, récemment encore, les vêtements des criminels, qui revenaient en partage aux bourreaux, mais que ceux-ci avaient refusés, puis il appela deux des tortionnaires et ordonna :

– Suivez-moi !

Du pilori le plus proche parvenaient les accents rauques d’une absurde chanson. L’homme qui y était ligoté — Hestas — avait perdu la raison vers la fin de la troisième heure, à cause du soleil et des mouches ; maintenant, il chantonnait doucement on ne sait quoi à propos de raisin. Toutefois il secouait encore, par moments, sa tête coiffée d’un turban ; alors les mouches s’envolaient paresseusement de son visage, pour revenir s’y poser l’instant d’après.

Au second pilori, Dismas souffrait plus que les deux autres, car l’obscurité n’avait pas envahi son esprit, et il secouait la tête presque sans arrêt et en cadence — une fois à droite, une fois à gauche — jusqu’à toucher de l’oreille son épaule.

Yeshoua, lui, avait eu plus de chance. Dès la première heure il était tombé plusieurs fois en syncope, et, depuis, il avait sombré dans l’inconscience. Sa tête pendait sur sa poitrine, et son turban s’était déroulé. Aussi était-il littéralement couvert de mouches et de taons, au point que son visage avait disparu sous un masque noir et grouillant. Son aine, son ventre, ses aisselles étaient envahis de taons gros et gras qui suçaient son corps nu et jaune.

Obéissant aux ordres que l’homme au capuchon leur donnait par gestes, les deux bourreaux apportèrent près du pilori de Yeshoua l’un une lance, l’autre un seau et une éponge. Le premier leva sa lance et en frappa légèrement, l’un après l’autre, les deux bras de Yeshoua, tendus et attachés par des cordes à la barre transversale du pilori. Le corps, où les côtes faisaient saillie sous la peau, eut un sursaut. Le bourreau fit glisser la pointe de sa lance le long du ventre. Yeshoua leva alors la tête. Les mouches s’envolèrent en bourdonnant, et l’on vit apparaître un visage aux yeux gonflés, boursouflé par les morsures, un visage méconnaissable.

Ha-Nozri parvint à décoller ses paupières, et regarda à ses pieds. Ses yeux, habituellement clairs, étaient maintenant troubles et voilés.

– Ha-Nozri ! appela le bourreau.

Ha-Nozri remua ses lèvres tuméfiées et répondit d’une voix de rogomme, une vraie voix de brigand :

– Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi t’approches-tu de moi ?

– Bois ! dit le bourreau, et, du bout de sa lance, il présenta aux lèvres de Yeshoua l’éponge imbibée d’eau.

Un éclair de joie passa dans les yeux du supplicié, qui colla sa bouche à l’éponge dont il aspira avidement l’humidité. Aussitôt, du pilori voisin, parvint la voix de Dismas :

– C’est pas juste ! Je suis un bandit comme lui !

Dismas tendit ses muscles, mais il ne put remuer, car chacun de ses bras était solidement attaché à la barre transversale par trois anneaux de corde. Rentrant le ventre et s’agrippant des ongles aux extrémités de la poutre, il parvint à tourner la tête vers le pilori de Yeshoua. La colère flamboyait dans ses yeux.

Un épais nuage de poussière, cachant le jour, s’abattit sur le sommet de la colline. Quand la poussière se fut dissipée, le centurion cria :

– Silence au deuxième pilori !

Dismas se tut. Yeshoua détacha ses lèvres de l’éponge. Essayant de donner à sa voix une intonation douce et persuasive — sans y parvenir, — il dit au bourreau d’une voix rauque :

– Donne-lui à boire.

Cependant, il faisait de plus en plus sombre. Le lourd nuage noir, chargé d’eau et de feu, avait déjà envahi la moitié du ciel et courait vers Jérusalem, poussant devant lui un moutonnement de petits nuages blancs. Un éclair accompagné d’un grondement de tonnerre jaillit au-dessus de la colline. Le bourreau ôta l’éponge de sa lance.

– Gloire au généreux hegemon ! dit-il à mi-voix d’un ton solennel, et — doucement — il enfonça sa lance dans le cœur de Yeshoua.

Celui-ci tressaillit, et murmura :

Hegemon

Le sang se mit à couler le long de son ventre. Sa mâchoire inférieure fut agitée d’un tremblement convulsif, puis sa tête retomba sur sa poitrine.

Au second coup de tonnerre, le bourreau avait déjà donné à boire à Dismas. Il prononça alors les mêmes mots :

– Gloire à l’hegemon ! et il le tua.

Hestas, privé de raison, poussa un cri de terreur dès qu’il vit le bourreau près de lui. Mais lorsque l’éponge toucha ses lèvres il émit une sorte de rugissement et y planta ses dents. Quelques secondes plus tard, son corps s’affaissait à son tour, autant que le permettaient les cordes qui l’attachaient.

L’homme au capuchon suivit le bourreau et le centurion, suivis eux-mêmes par le chef de la garde du Temple. L’homme au capuchon s’arrêta au premier pilori, examina attentivement le corps ensanglanté de Yeshoua, toucha un pied de sa main blanche et dit à ses compagnons :

– Il est mort.

La même chose se répéta aux deux autres piloris.

Cela fait, le tribun adressa un signe de tête au centurion, puis se retourna et commença à descendre la colline, en compagnie du chef de la garde du Temple et de l’homme au capuchon. Cependant le jour s’assombrit encore, tandis que des éclairs sillonnaient le ciel noir. Soudain, une flamme en jaillit, et le cri du centurion : « Rompez les rangs ! » fut noyé dans le fracas du tonnerre. Tout heureux, les soldats se coiffèrent de leur casque et se mirent à dévaler la pente.

Les ténèbres couvraient Jérusalem.

Une pluie torrentielle, s’abattant tout d’un coup sur la colline, surprit la centurie à mi-pente. Le déluge fut tel que les soldats, qui continuaient à descendre en courant, furent en un instant poursuivis et rattrapés par des torrents furieux. À tout moment, ils glissaient et tombaient sur la glaise détrempée, dans leur hâte de gagner la surface plane de la route où la cavalerie, trempée jusqu’aux os et déjà presque invisible derrière le rideau de pluie, s’éloignait vers Jérusalem. Quelques minutes plus tard, dans l’épais et fuligineux brouillard de pluie, de nuages et de feu, il ne restait plus, sur la colline, qu’un seul homme.

Brandissant le couteau volé qui allait enfin trouver son utilité, trébuchant, glissant le long des arêtes rocheuses, se raccrochant à ce qui lui tombait sous la main, contraint parfois de se traîner sur les genoux, il grimpait vers les piloris, tantôt disparaissant dans un océan de ténèbres, tantôt illuminé soudain par la trépidation fulgurante d’un éclair.

Les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, il atteignit enfin le sommet. Il se dépouilla alors de son taleth chargé de pluie, ne gardant que sa chemise, et il tomba aux pieds de Yeshoua. Ensuite, il coupa les cordes qui lui enserraient les jambes, monta sur le pied du pilori, enlaça Yeshoua d’un bras et détacha les liens qui le maintenaient à la poutre transversale. Le corps nu et mouillé de Yeshoua s’effondra sur Lévi et, l’entraînant dans sa chute, le précipita à terre. Matthieu voulut tout de suite le charger sur ses épaules, mais une pensée — on ne sait trop laquelle — retint son geste. Laissant le corps allongé dans l’eau, bras écartés et tête en arrière, il courut, avec des mouvements désordonnés, dérapant à chaque pas dans la boue liquide, vers les autres piloris. Là aussi, il coupa les cordes, et les deux cadavres glissèrent à terre.

Quelques minutes plus tard, il ne restait plus au haut de la colline que trois piloris dénudés, et deux cadavres battus et ballottés par les trombes de pluie.

Quant à Lévi et au corps de Yeshoua, ils avaient disparu.



CHAPITRE XVII
Une journée agitée


Le vendredi matin, c’est-à-dire le lendemain de la maléfique séance de magie noire, aucun des employés de l’administration des Variétés — le comptable Vassili Stepanovitch Lastotchkine, les deux aides-comptables, les trois dactylos, les deux caissières, les ouvreurs, garçons de courses et femmes de ménage, en un mot : le personnel au complet — n’était à son poste. Ils avaient tous abandonné leur travail et, assis sur les appuis des fenêtres qui donnaient sur la Sadovaïa, ils regardaient ce qui se passait dans la rue, sous les murs du théâtre. Là, sur deux rangs, s’agglutinait une longue queue de plusieurs milliers de personnes, qui s’allongeait jusqu’à la place Koudrinskaïa. En tête de cette file se trouvaient une vingtaine de trafiquants bien connus dans la vie théâtrale de Moscou.

Cette foule, qui se montrait extrêmement agitée, attirait l’attention des citoyens qui passaient dans la rue et discutait des histoires sulfureuses qui couraient sur la séance de magie noire de la veille. Ces mêmes histoires avaient plongé dans le plus grand trouble le comptable Vassili Stepanovitch, qui n’avait pas assisté au spectacle. Les ouvreurs racontaient Dieu sait quoi, et, entre autres, qu’après la séance on avait vu courir dans la rue plusieurs citoyennes en tenue indécente, et ainsi de suite. Le doux et modeste Vassili Stepanovitch accueillait les récits de ces incroyables prodiges avec de simples battements de paupières. Mais que faire en l’occurrence, il n’en savait absolument rien. Et pourtant, il fallait faire quelque chose, et c’était à lui d’y penser, puisque, pour l’heure, il se trouvait être le plus ancien dans le grade le plus élevé.

Vers dix heures du matin, la foule avide de billets était devenue si dense que la milice avait fini par en entendre parler. Avec une célérité inhabituelle, elle envoya des agents, à pied et à cheval, qui réussirent tant bien que mal à rétablir l’ordre. Cependant, même ainsi ramenée à un calme relatif, cette queue qui serpentait sur près d’un kilomètre constituait par elle-même une sorte de scandale, qui laissait les citoyens de la rue Sadovaïa complètement abasourdis.

Cela, c’était au-dehors. Mais à l’intérieur des Variétés également, tout allait de travers. Les coups de téléphone avaient commencé dès les premières heures de la matinée, et, depuis, les sonneries retentissaient sans interruption dans le cabinet de Likhodieïev, dans le cabinet de Rimski, à la comptabilité, à la caisse, dans le bureau de Varienoukha. Au début, Vassili Stepanovitch répondit comme il pouvait, les caissières répondirent aussi, les ouvreurs même marmonnèrent quelques mots dans les téléphones. Mais bientôt, ils cessèrent complètement de répondre, car on leur demandait continuellement où étaient Likhodieïev, Varienoukha ou Rimski, et à cela, il n’y avait strictement rien à répondre. Ils avaient d’abord essayé de s’en tirer en disant : « Likhodieïev est chez lui » », mais de la ville on répliquait alors qu’on avait téléphoné à son appartement, et que l’appartement disait que Likhodieïev était aux Variétés.

Une dame vivement émue téléphona pour réclamer Rimski. On lui conseilla de se renseigner auprès de l’épouse de celui-ci, à quoi la voix dans l’appareil répondit en sanglotant qu’elle était justement l’épouse de Rimski, et que celui-ci restait introuvable. Les choses tournaient maintenant à l’absurde. Déjà, une femme de ménage avait raconté à tout le monde qu’elle était allée au cabinet du directeur financier pour nettoyer, et qu’elle avait trouvé la porte grande ouverte, les lampes allumées, la fenêtre du jardin brisée, un fauteuil renversé, et personne dans la pièce.

À dix heures, Mme Rimski fit irruption dans le théâtre. Elle sanglotait et se tordait les bras. Vassili Stepanovitch perdit complètement la tête, et ne sut que lui dire. À dix heures et demie apparut la milice. Sa première question, tout à fait judicieuse, fut celle-ci :

– Que se passe-t-il chez vous, citoyens ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Le personnel se réfugia aussitôt derrière Vassili Stepanovitch, blême et bouleversé. Ainsi poussé en avant, celui-ci dut appeler les choses par leur nom et avouer que l’administration des Variétés, en la personne du directeur, du directeur financier et de l’administrateur, avait disparu et restait introuvable, que le présentateur, après la séance d’hier soir, avait dû être conduit dans une clinique psychiatrique, et qu’en un mot cette séance avait été un véritable scandale.

La sanglotante Mme Rimski, que l’on s’efforça de calmer autant qu’on le put, fut conduite chez elle, et on s’intéressa alors principalement au récit de la femme de ménage, sur l’état dans lequel elle avait trouvé le cabinet du directeur financier. Le personnel fut prié de retourner à son travail, et quelques instants plus tard paraissaient les enquêteurs, accompagnés d’un mâtin fortement musclé, aux oreilles pointues, au pelage couleur de cendre de cigarette et au regard extrêmement intelligent. Parmi les employés des Variétés, on chuchota aussitôt que ce chien n’était autre que le fameux Tambour. C’était bien lui. Mais sa conduite étonna tout le monde. À peine Tambour fut-il entré dans le cabinet du directeur financier qu’il se mit à gronder, retroussant ses babines sur de monstrueuses canines jaunes, puis se coucha sur le ventre et, avec une curieuse expression de tristesse mêlée de rage dans les yeux, se mit à ramper vers la fenêtre brisée. Surmontant sa peur, il sauta soudain sur l’appui de la fenêtre, dressa vers le ciel sa gueule longue et fine, et poussa un hurlement sauvage et plein de fureur. Refusant de quitter la fenêtre, il grondait et frissonnait, et brûlait visiblement de sauter en bas.

On finit par l’emporter hors du bureau. Dans le hall, on le lâcha, et il fila aussitôt par la grande porte, entraînant les enquêteurs dans la rue, jusqu’à la station de taxis. Là, il perdit la piste qu’il suivait, et on l’emmena.

Après le départ de Tambour, les enquêteurs s’installèrent dans le bureau de Varienoukha, où ils firent venir à tour de rôle les employés des Variétés qui avaient été témoins des événements de la veille, pendant la séance. Il faut dire qu’à chaque pas les enquêteurs se heurtaient à des difficultés imprévues. À tout instant, le fil des événements leur échappait.

Avait-on mis des affiches ? Oui. Mais pendant la nuit — c’était à n’y rien comprendre, — on avait dû en coller de nouvelles par-dessus, car on n’en voyait plus une seule ! Et lui, ce magicien, d’où sortait-il ? Ça, allez le savoir ! Mais enfin, on avait bien signé un contrat ?

– C’est probable, répondit Vassili Stepanovitch, troublé.

– Si contrat il y a eu, il a dû nécessairement passer par la comptabilité ?

– C’est tout à fait certain, répondit Vassili Stepanovitch, très troublé.

– Alors, où est-il ?

– Nulle part, répondit le comptable, de plus en plus pâle et tout pantois.

Effectivement, il n’y avait nulle trace de contrat ni dans les classeurs de la comptabilité, ni chez le directeur financier, ni chez Likhodieïev, ni chez Varienoukha.

Et comment s’appelait donc ce magicien ? Vassili Stepanovitch l’ignorait : il n’avait pas assisté à la séance. Les ouvreurs l’ignoraient aussi. L’une des caissières plissa le front, plissa le front, et réfléchit, réfléchit, et dit finalement :

– Wo… Woland, i’m’semble…

Mais peut-être pas Woland ? Peut-être pas Woland. Peut-être Valand.

On appela le Bureau des étrangers : ils n’avaient jamais entendu parler d’un Woland — pas plus que d’un Valand — magicien.

Le garçon de courses Karpov déclara qu’à ce qu’il paraissait, ce magicien se serait installé dans l’appartement de Likhodieïev. Naturellement, on s’y rendit immédiatement, mais on n’y trouva point de magicien. Likhodieïev n’y était pas non plus, d’ailleurs. Grounia, la bonne, avait filé elle aussi, mais où ? Personne ne le savait. Et Nicanor Ivanovitch, le gérant de l’immeuble, était parti, et le secrétaire Prolejniev aussi.

Bref, c’était vraiment une histoire à dormir debout : tous les chefs de l’administration avaient disparu, on avait assisté à une séance étrange et scandaleuse, et qui en était l’auteur, et qui en était l’instigateur ? Mystère.

Cependant, midi approchait, heure à laquelle, habituellement, on ouvrait la caisse. Mais il ne pouvait évidemment en être question ! On accrocha incontinent, à la porte des Variétés, un énorme carton sur lequel on avait écrit « Aujourd’hui le spectacle est annulé. » À cette annonce, une vive agitation se propagea tout au long de la queue. Mais après quelques remous la foule fut bien obligée de se disperser, et, au bout d’une heure environ, il ne restait plus personne. Les enquêteurs s’en allèrent pour continuer leur travail ailleurs, on donna congé aux employés, en ne laissant sur place que le service de garde habituel, et les portes du théâtre furent fermées.

Le comptable Vassili Stepanovitch avait maintenant deux tâches urgentes à accomplir. En premier lieu, passer à la Commission des spectacles et des délassements comiques pour faire un rapport sur les événements de la veille, et, deuxièmement, remettre à la section financière des spectacles la recette de la soirée, soit 21 711 roubles.

Soigneux et ordonné, Vassili Stepanovitch empaqueta l’argent dans du papier de journal, noua une ficelle autour du paquet, le rangea dans sa serviette et — montrant ainsi sa parfaite connaissance des instructions — se dirigea non pas, naturellement, vers l’arrêt d’autobus ou de tramway, mais vers la station de taxis.

Il y avait là trois voitures vides, mais dès que leurs chauffeurs virent accourir ce client avec une serviette bourrée sous le bras, ils démarrèrent et lui filèrent sous le nez, non sans lui avoir jeté, pour une raison inconnue, un regard mauvais.

Fort troublé par cette circonstance, le comptable demeura planté là un long moment à se demander ce que cela voulait dire.

Quelques minutes plus tard, une autre voiture vide vint se ranger près du trottoir. Mais le visage du chauffeur se figea instantanément, dès qu’il aperçut le client.

– Vous êtes libre ? demanda Vassili Stepanovitch avec un toussotement étonné.

– Faites voir l’argent, répondit aigrement le chauffeur, sans regarder le client.

De plus en plus surpris, le comptable, serrant sous son bras sa précieuse serviette, sortit son portefeuille et en tira un billet de dix roubles, qu’il montra au chauffeur.

– Rien à faire, dit celui-ci d’un ton bref.

– Je vous demande pardon, mais…, commença le comptable.

Le chauffeur lui coupa la parole :

– Vous avez des billets de trois roubles ?

Complètement dérouté, le comptable tira deux billets de trois roubles de son portefeuille et les montra au chauffeur.

– Montez ! lança celui-ci, et il abaissa son drapeau avec une énergie telle qu’il faillit le démolir. En route !

– C’est que vous n’avez pas de monnaie, peut-être ? demanda timidement le comptable.

– De la monnaie ? J’en ai plein ma poche ! tonitrua le chauffeur, dont le rétroviseur refléta le regard injecté de sang. Ça fait la troisième fois que ça arrive depuis ce matin. Et pour les collègues, c’est pareil ! Le premier qui m’a refilé un billet de dix roubles, l’enfant de salaud, je lui rends sa monnaie : quatre roubles cinquante. Il sort, le salaud ! Cinq minutes après, je regarde : en fait de billet de dix, c’est une étiquette d’eau minérale. (Le chauffeur prononça alors quelques paroles inconvenantes.) L’autre, c’était place Zoubovskaïa. Encore un billet de dix. Je rends trois roubles de monnaie. Le type s’en va. Je fourre le billet dans mon porte-monnaie et crac ! une guêpe me mord le doigt, aïe ! et s’envole !… (De nouveau, le chauffeur glissa dans son récit quelques mots inconvenants.) Et le billet de dix, parti ! Paraît qu’hier soir dans cette espèce de (mots inconvenants) théâtre des Variétés, un salopard de prestidigitateur a fait toute une séance de (mots inconvenants) avec des billets de dix roubles…

Le comptable resta muet, se recroquevilla dans son coin et fit comme s’il entendait le nom même de « Variétés » pour la première fois ; mais en lui-même, il pensa : « Eh bien, eh bien !… »

Arrivé à destination, le comptable paya — sans anicroche, — entra dans l’immeuble et s’engagea dans le couloir qui menait au bureau du chef de service. Mais il eut tôt fait de se rendre compte qu’il tombait mal. Un désordre inhabituel régnait dans les bureaux de la Commission des spectacles. Le fichu dénoué et les yeux écarquillés, une employée passa en courant devant le comptable.

– Rien, rien, rien ! criait-elle, s’adressant on ne sait à qui. Rien, mes petites ! La veste et le pantalon sont là, mais dans la veste, rien de rien !

Elle disparut derrière une porte et aussitôt parvint un bruit de vaisselle brisée. Du secrétariat sortit en courant le chef de la première section de la Commission, que le comptable connaissait bien mais qui se trouvait dans un tel état qu’il ne reconnut pas Vassili Stepanovitch, et disparut à son tour.

Fortement ébranlé, le comptable entra dans le bureau du secrétariat, qui servait en même temps d’antichambre au cabinet du président de la Commission. Mais là, il fut définitivement anéanti.

Derrière la porte fermée du cabinet retentissaient les éclats d’une voix formidable, qui — aucun doute n’était possible — appartenait au président de la Commission, Prokhor Petrovitch. « Il passe un sacré savon à quelqu’un, on dirait… », pensa le comptable effaré. Mais à ce moment, son regard tomba sur un spectacle d’un tout autre genre dans un fauteuil de cuir, la tête renversée sur le dossier, un mouchoir trempé serré dans la main, sanglotant sans retenue, gisait, ses longues jambes étendues jusqu’au milieu de la pièce, la secrétaire personnelle de Prokhor Petrovitch, la belle Anna Richardovna.

Tout le menton d’Anna Richardovna était barbouillé de rouge à lèvres, et le rimmel qui avait coulé de ses yeux avait laissé des traînées noirâtres sur la peau de pêche de ses joues.

Dès qu’elle s’aperçut de la présence du comptable, Anna Richardovna se dressa d’un bond, se jeta sur lui, le saisit aux revers de son veston et le tira à travers le bureau en criant :

– Dieu soit loué ! Enfin, un homme brave ! Ils se sont tous sauvés, tous, ils m’ont trahie ! Venez, allons le voir, je ne sais plus quoi faire ! — et, toujours sanglotante, elle traîna le comptable dans le cabinet du président.

Aussitôt entré dans ce cabinet, le comptable laissa choir sa serviette, et toutes ses idées se retrouvèrent cul par-dessus tête. Il faut avouer qu’il y avait de quoi.

Derrière l’énorme bureau garni d’un massif encrier de cristal, était assis un costume vide, qui faisait courir sur une feuille de papier une plume que pas une goutte d’encre ne maculait. Le costume portait cravate, un stylo émergeait de la pochette, mais, au-dessus du col de la chemise, il n’y avait ni cou ni tête, de même que des manchettes ne sortait aucune main. Le costume paraissait profondément absorbé dans son travail et semblait ne rien remarquer du charivari qui régnait alentour. Cependant, ayant entendu entrer quelqu’un, le costume s’adossa dans son fauteuil. De l’espace situé au-dessus du col partit la voix — que le comptable connaissait bien — de Prokhor Petrovitch :

– Qu’est-ce que c’est ? C’est pourtant écrit, à la porte, que je ne reçois personne !

La belle secrétaire poussa un glapissement et, se tordant les mains, s’exclama :

– Vous voyez ? Vous voyez ? Il n’est plus là ! Plus là ! Oh ! Faites-le revenir !

Quelqu’un se glissa dans l’entrebâillement de la porte, fit « Oh ! » et prit la fuite. Le comptable, qui sentit que ses jambes se mettaient à trembler, s’assit au bord d’une chaise, sans oublier de ramasser sa serviette. Anna Richardovna sautait autour de lui, le tirait par son veston qu’elle triturait, et criait :

– Toujours, toujours je l’arrêtais quand il disait des jurons ! Et cette fois, il en a dit un de trop !

Sur ces mots, la jolie femme s’élança vers le bureau monumental et, d’une voix tendre et musicale — quoique un peu nasillarde à force d’avoir pleuré, — s’écria — Procha ! Où êtes-vous ?

– « Procha » ? À qui croyez-vous parler ? s’enquit avec hauteur le costume, et il se renversa dans son fauteuil.

– Il ne me reconnaît pas ! Il ne me reconnaît pas, moi ! Vous vous rendez compte !… et la secrétaire éclata de nouveau en sanglots.

– Je vous prie de ne pas sangloter ainsi dans mon bureau ! dit avec colère l’irascible costume rayé, dont la manche attira un bloc de papier neuf, avec l’intention évidente d’y inscrire un ordre quelconque.

– Non, je ne peux pas voir ça, non, je ne peux pas ! cria Anna Richardovna, et elle courut se réfugier dans le bureau des secrétaires.

Le comptable y entra derrière elle en trombe.

– Figurez-vous que j’étais assise là, commença-t-elle, tremblante d’émotion et de nouveau agrippée à la manche du comptable, et voilà un chat qui entre. Tout noir, et gros comme un hippopotame. Naturellement, je lui crie « Dehors ! Ouste ! » Il sort, et je vois rentrer à sa place un gros type, avec, comme qui dirait, une tête de chat, lui aussi, et il me dit : « Qu’est-ce qui vous prend, citoyenne, de crier “Dehors ! Ouste !” aux visiteurs ? » et il entre tout de go chez Prokhor Petrovitch. Naturellement, je me précipite derrière lui en criant : « Êtes-vous fou ? » Mais lui, avec un toupet inouï, va droit à Prokhor Petrovitch, et s’assoit dans un fauteuil, en face de lui. Et Prokhor Petrovitch, c’est… c’est un cœur d’or, mais il est très nerveux. Il n’aurait pas dû s’emporter, c’est vrai. Mais vous comprenez, un homme très nerveux, qui travaille comme un bœuf… enfin, il s’est emporté. « Qui vous a permis d’entrer comme ça, sans vous faire annoncer ? » Mais l’autre — quel culot ! — se prélasse dans son fauteuil et lui répond en souriant : « J’ai à vous parler de deux ou trois petites choses. » De nouveau, Prokhor Petrovitch s’est mis en colère et lui a dit : « J’ai à faire. » Et savez-vous ce que l’autre lui a répondu : « Mais non, vous n’avez absolument rien à faire »… Hein ? Alors là, évidemment, Prokhor Petrovitch a perdu patience, et il a crié : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’on le chasse, immédiatement ! Ou que le diable m’emporte ! » Là-dessus, l’autre se met à rire et dit : « Que le diable vous emporte ? Eh bien, mais c’est faisable ! » Et aussitôt — crac ! Je n’ai même pas eu le temps de pousser un cri : plus de type à tête de chat, envolé ! et là… ce… ce costume… Hiii !… glapit Anna Richardovna en ouvrant une bouche distendue, informe. (Les sanglots l’étouffaient. Quand elle reprit sa respiration, ce fut pour débiter un flot d’insanités.) Et figurez-vous qu’il écrit, qu’il écrit, qu’il écrit, impossible de l’arrêter ! Et il répond au téléphone ! Un costume qui écrit, vous vous rendez compte ! Il y a de quoi devenir fou ! Les autres ont tous pris la poudre d’escampette.

Debout, tremblant, le comptable resta coi. Mais le sort lui vint en aide. D’un pas ferme, l’air efficace, la milice pénétra à cet instant dans le secrétariat, en la personne de deux agents. Dès qu’elle les vit, la charmante secrétaire sanglota de plus belle, en montrant du doigt la porte du bureau présidentiel.

– Cessons de pleurer, citoyenne, dit calmement le premier milicien.

Certain que sa présence était désormais tout à fait superflue, le comptable s’élança hors de la pièce, et moins d’une minute plus tard, il se retrouvait à l’air libre. À ce moment, avec un bourdonnement de trompe, une sorte de tourbillon passa dans la tête du comptable, lui apportant des bribes de ce que les ouvreurs avaient raconté, à propos d’un chat qui avait pris part à la séance de la veille. « Hé, hé, hé ! pensa-t-il. Ce Raminagrobis ne serait-il pas le même que le nôtre ? »

N’ayant pu régler ses affaires à la Commission, le consciencieux Vassili Stepanovitch décida de se rendre à l’annexe de ladite Commission, rue Vagankov. Et, pour se calmer un peu, il fit le chemin à pied.

L’annexe municipale de la Commission des spectacles et délassements comiques était installée dans un ancien hôtel particulier tombé en décrépitude, situé au fond d’une cour et célèbre pour les colonnes de porphyre de son vestibule. Mais ce jour-là, ce n’étaient pas les colonnes qui retenaient l’attention des visiteurs mais ce qui se passait dessous.

Quelques-uns de ceux-ci, figés par la stupeur dans le vestibule, contemplaient une demoiselle qui pleurait, assise derrière une petite table sur laquelle étaient disposés quelques livres spécialisés concernant les arts du spectacle, que la demoiselle était ordinairement chargée de vendre. Mais, pour le moment, la demoiselle ne proposait ses livres à personne et, lorsque, par compassion, on la questionnait, elle répondait d’un geste agacé, et continuait de pleurer. Et pendant ce temps, en haut, en bas, de tous côtés, dans tous les bureaux de l’annexe, retentissaient les sonneries stridentes d’au moins vingt téléphones déchaînés.

Tout à coup, la demoiselle cessa de pleurer, tressaillit et cria d’une voix hystérique :

– Ah ! encore !

Et brusquement, d’un soprano tremblant, elle se mit à chanter :

Ô mer sacrée, glorieux Baïkal…

Un garçon de courses parut en haut de l’escalier, menaça on ne sait qui du poing, et joignit sa voix terne de baryton à la voix de la jeune fille :

Va, solide bateau, à la pêche au saumon…

On entendait au loin d’autres voix entonner la chanson, et bientôt ce fut un véritable chœur qui grandit, s’enfla, emplit l’annexe. Au bureau 6, où se tenait le service de vérification des comptes, se détachait une voix de basse, puissante et rauque. La sonnerie persistante des téléphones accompagnait le chœur.

Hé ! Le vent du Nord agite le flot !…

Les larmes coulaient sur les joues de la jeune fille, elle essayait de serrer les dents, mais sa bouche s’ouvrait d’elle-même et, une octave plus haut que le garçon de courses, elle chantait :

Brave pêcheur, ne t’éloigne pas trop !…

Ce qui frappait surtout les visiteurs médusés, c’est que les choristes, bien que dispersés dans tous les coins de l’annexe, chantaient avec un ensemble parfait, comme s’ils ne quittaient pas des yeux la baguette d’un chef invisible.

Dans la rue Vagankov, les passants s’arrêtaient près de la grille de la cour, et s’étonnaient de la gaieté qui régnait à l’annexe.

Dès que le premier couplet fut achevé, le chant s’éteignit tout d’un coup, comme arrêté net, encore une fois, par la baguette d’un chef. Le garçon de courses jura à mi-voix, et disparut.

À ce moment, la porte principale s’ouvrit, livrant passage à un citoyen vêtu d’un manteau de demi-saison, sous lequel passaient les pans d’une blouse blanche. Il était accompagné d’un milicien.

– Faites quelque chose, docteur, je vous en supplie ! cria la demoiselle d’une voix hystérique.

Le secrétaire de l’annexe dévala l’escalier et, visiblement rouge de honte et de confusion, dit en bafouillant :

– Voyez-vous, docteur, c’est un cas d’hypnose collective, de sorte qu’il est absolument indispensable…

Mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge, il laissa sa phrase inachevée, et soudain, d’une voix de ténor, il entonna :

Chilka et Nertchinsk…

– Imbécile ! cria la jeune fille, mais elle n’eut pas le temps de dire à qui elle s’adressait ainsi. Au lieu de cela, elle lança malgré elle une roulade, et entonna à son tour la chanson de Chilka et Nertchinsk.

– Reprenez-vous ! Cessez de chanter ! ordonna le docteur au secrétaire.

Tout montrait que le secrétaire aurait donné n’importe quoi pour s’arrêter de chanter, mais qu’il ne le pouvait pas. Et, accompagné par le chœur, il fit savoir ainsi aux passants que :

… Dans la forêt, le fauve affamé

Ne le toucha pas,

Et il fut épargné

Par la balle des tireurs.

Aussitôt le couplet terminé, la jeune fille fut la première servie en gouttes de valériane. Puis le docteur courut distribuer le médicament au secrétaire et aux autres employés.

– Excusez-moi, citoyenne, dit tout à coup Vassili Stepanovitch en se tournant vers la jeune fille. Vous n’auriez pas vu ici un chat noir ?

– Un chat ? Quel chat ? répliqua la demoiselle avec colère. Un âne, c’est un âne que nous avons à l’annexe ! (Sur quoi elle ajouta :) Qu’il entende, ça m’est égal, je vais tout raconter !

Et elle raconta effectivement ce qui s’était passé.

On apprit d’abord que le directeur de l’annexe municipale, « après avoir complètement désorganisé le Service des délassements comiques » (selon les propres termes de la jeune fille), avait été pris de la manie d’organiser des cercles à tout propos et en tout genre.

– Pour jeter de la poudre aux yeux des chefs ! clama la jeune fille.

En l’espace d’un an, le directeur avait trouvé le moyen d’organiser un cercle pour l’étude de Lermontov, un cercle d’échecs, un cercle de dames, un cercle de ping-pong et un cercle d’équitation. Pour l’été, il menaçait d’organiser un cercle de canotage en eau douce et un cercle d’alpinisme. Et aujourd’hui, à la pause du déjeuner, le voilà qui entre à la cantine…

– … Bras dessus, bras dessous avec une espèce de sale type, poursuivit la jeune fille, sorti on ne sait d’où, avec un affreux pantalon à carreaux, un lorgnon cassé et…, enfin, une gueule absolument impossible !…

Aussitôt — toujours selon la jeune fille — il présenta le nouveau venu, aux employés qui déjeunaient, comme un excellent spécialiste en organisation de cercles de chant choral.

Les visages des futurs alpinistes s’assombrirent, mais le directeur fit appel à la vaillance de tous. Quant au spécialiste, il plaisanta, fit de l’esprit, et leur jura la main sur le cœur que cette activité ne leur prendrait qu’un temps dérisoire, alors qu’elle leur apporterait — soit dit en passant — des tombereaux d’avantages.

Bien entendu, déclara la jeune fille, Fanov et Kossartchouk, les deux lèche-bottes bien connus de l’annexe, furent les premiers à se précipiter pour s’inscrire. Les autres employés comprirent alors qu’ils n’échapperaient pas au chant choral, et ils durent s’inscrire également à ce cercle. Il fut décidé qu’on chanterait pendant la pause du déjeuner, puisque tout le reste du temps était occupé par Lermontov, le jeu de dames, etc. Le directeur, pour donner l’exemple, annonça qu’il avait une voix de ténor. Ensuite, tout se passa comme dans un mauvais rêve. Le spécialiste chef de chœur au pantalon à carreaux entonna à tue-tête :

– Do, mi, sol, do !…

s’interrompit pour aller débusquer de derrière une armoire quelques timides qui avaient espéré ainsi se soustraire au chant, déclara à Kossartchouk que celui-ci possédait l’oreille absolue, gémit, tempêta, exigea la déférence due à un ancien chantre et maître de chapelle, se cogna le doigt d’un coup de diapason, et supplia tout le monde de vouloir bien entonner « Ô mer sacrée… ».

On entonna. Et on entonna glorieusement. C’était un fait : l’homme à carreaux connaissait fort bien son affaire. Lorsqu’on eut chanté le premier couplet, le chef de chœur s’excusa, dit :

– J’en ai pour une minute… et disparut.

On crut qu’effectivement, il reviendrait dans une minute, et on attendit. Mais dix minutes passèrent, et il ne revenait pas. La joie inonda les employés : il avait filé !

C’est à ce moment que — machinalement pour ainsi dire — ils chantèrent le deuxième couplet. Ils étaient tous entraînés par Kossartchouk, qui n’avait peut-être pas l’oreille absolue, mais possédait un ténor léger assez agréable. On termina la chanson. Et toujours pas de chantre ! Tous regagnèrent leurs bureaux, mais ils n’eurent même pas le temps de s’asseoir. Bien que n’en ayant aucune envie, ils se remirent à chanter. Quant à s’arrêter, il n’en était pas question. Et depuis, c’était ainsi : après une chanson, ils se taisaient trois minutes — et en entonnaient une nouvelle, se taisaient, et entonnaient encore ! C’est alors qu’ils comprirent l’étendue de leur malheur. De honte, le directeur s’enferma dans son bureau.

À ce moment, le récit de la demoiselle s’interrompit brusquement : la valériane n’avait servi à rien.

Un quart d’heure plus tard, trois camions franchissaient la grille, rue Vagankov. On y fit monter tout le personnel de l’annexe, directeur en tête.

Au moment précis où le premier camion sortait en cahotant de la cour pour s’engager dans la rue, les employés, debout à l’arrière et se tenant par les épaules, ouvrirent la bouche tous en même temps, et une chanson populaire retentit dans toute la rue. Elle fut aussitôt reprise en chœur dans le deuxième camion, puis dans le troisième. Et il en fut ainsi tout au long de la route. Les passants, qui se hâtaient d’aller à leurs affaires, se contentaient de jeter un rapide coup d’œil sur les camions, nullement étonnés, pensant qu’il s’agissait d’un départ en excursion dans la campagne environnante. On se dirigeait effectivement, du reste, vers la campagne environnante, non point pour une excursion, mais pour la clinique du professeur Stravinski.

Quant au comptable, il avait tout à fait perdu la tête. Au bout d’une demi-heure, il arriva tout de même à la section financière, animé par l’espoir de se débarrasser enfin de l’argent de l’État. Instruit par l’expérience, il commença par jeter un regard prudent à la longue salle où, derrière des vitres dépolies qui portaient des inscriptions en lettres d’or, siégeaient les employés. Mais il ne put découvrir aucun indice de trouble ou de scandale. Le calme régnait, comme il convient dans une administration qui se respecte.

Vassili Stepanovitch passa la tête par le guichet au-dessus duquel était inscrit le mot « Versements », salua l’employé — qu’il voyait pour la première fois — et demanda poliment un bulletin de versement.

« Pour quoi faire ? » demanda l’employé.

Le comptable s’étonna.

– Mais pour verser de l’argent. Je suis des Variétés.

– Une minute, dit l’employé, et d’un geste vif, il ferma le grillage de son guichet.

« Bizarre !… » pensa le comptable. Son étonnement était parfaitement naturel. C’était la première fois de sa vie qu’il avait affaire à un cas de ce genre. Chacun sait combien il est difficile de toucher de l’argent, et que l’on a toujours, dans ce domaine, toutes sortes d’obstacles à surmonter. Mais en trente ans de pratique, le comptable n’avait jamais vu quelqu’un — qu’il s’agît d’une personne physique ou morale — faire des difficultés pour recevoir de l’argent.

Enfin, le grillage se rouvrit, et le comptable colla de nouveau sa tête au guichet.

– C’est une grosse somme ? demanda l’employé.

– Vingt et un mille sept cent onze roubles.

– Oh ! oh ! fit l’employé d’un ton curieusement ironique, et il tendit au comptable une formule verte.

Parfaitement au courant des formalités, le comptable remplit celle-ci en un clin d’œil, et dénoua la ficelle de son paquet. Il écarta le papier de journal. Alors, sa vue se brouilla, et il poussa une sorte de mugissement douloureux.

Devant ses yeux venait de s’épanouir une masse d’argent étranger : dollars canadiens, livres anglaises, guldens hollandais, lats lettoniens, kroons estoniens…

– C’est lui ! C’est un des aigrefins des Variétés ! lança une voix rude par-dessus la tête du comptable écrasé.

Et Vassili Stepanovitch fut immédiatement arrêté.



CHAPITRE XVIII
Des visiteurs malchanceux


Au moment où le zélé comptable quittait son taxi pour aller tomber sur le costume qui écrivait tout seul, le train de Kiev entrait en gare à Moscou. Parmi d’autres, un voyageur convenablement vêtu, portant une petite valise de fibre, descendit de la voiture 9, un wagon de première classe réservé. Ce voyageur n’était autre que l’oncle du défunt Berlioz, Maximilien Andreïevitch Poplavski, économiste-planificateur, qui habitait à Kiev, dans l’ancienne rue de l’Institut. L’arrivée de Maximilien Andreïevitch avait pour cause directe un télégramme, qu’il avait reçu l’avant-veille, tard dans la soirée, et ainsi libellé :

VIENS D’AVOIR TÊTE COUPÉE

PAR TRAMWAY AU PATRIARCHE

OBSÈQUES VENDREDI 15 HEURES VIENS – BERLIOZ.

Maximilien Andreïevitch était considéré, à juste titre, comme l’un des hommes les plus intelligents de Kiev. Mais un tel télégramme est de nature à jeter dans l’embarras l’homme le plus intelligent du monde. Dès l’instant où quelqu’un télégraphie qu’il a eu la tête coupée, c’est qu’elle ne l’est pas complètement, et qu’il est toujours en vie. Mais alors, comment peut-il être question d’obsèques ? Est-ce parce que, étant au plus mal, il prévoit qu’il va mourir ? C’est possible, mais alors, il y a là une précision étrange au plus haut point : comment peut-il savoir que ses propres obsèques auront lieu vendredi à trois heures de l’après-midi ? Curieux télégramme !

Cependant, les gens intelligents sont justement intelligents en ceci qu’ils savent démêler les choses les plus embrouillées. C’était très simple. Une erreur s’était produite, et c’est un texte déformé qui avait été transmis. Incontestablement, les mots « viens d’avoir » appartenaient à un autre télégramme, et ils étaient venus prendre la place du mot « Berlioz », qui, lui, avait été rejeté à la fin de la dépêche, sous la forme d’une signature. Ainsi corrigé, le télégramme prenait un sens parfaitement clair, bien que tragique, naturellement.

Aussi, quand l’explosion de douleur que cette nouvelle avait provoquée chez l’épouse de Maximilien Andreïevitch se fut quelque peu apaisée, celui-ci se prépara-t-il sur-le-champ à partir pour Moscou.

Ici, il nous faut révéler un petit secret de Maximilien Andreïevitch. Certes, il plaignait sincèrement le neveu de sa femme, emporté dans la fleur de l’âge. Mais en homme pratique, il se rendait bien compte, évidemment, que sa présence aux obsèques n’avait rien de particulièrement indispensable. Et, néanmoins, Maximilien Andreïevitch avait hâte d’arriver à Moscou. Pour quelle raison ? Pour une seule : l’appartement. Un appartement à Moscou, c’est chose sérieuse ! On ne sait pourquoi, Maximilien Andreïevitch n’aimait pas Kiev, et, ces derniers temps, la pensée d’habiter Moscou le rongeait à tel point qu’il n’en dormait plus, ou très mal.

Il n’éprouvait aucune joie à voir les crues de printemps du Dniepr, quand l’eau, noyant les îles de la rive basse, s’étendait jusqu’à se confondre avec l’horizon. Il n’éprouvait aucune joie devant la saisissante beauté du paysage que l’on découvre lorsqu’on est au pied du monument au prince Vladimir. Les taches de soleil qui, au printemps, jouent sur les sentiers revêtus de poussière de brique qui escaladent la colline Vladimir ne le réjouissaient pas. Il ne voulait rien voir de tout cela. Il ne voulait qu’une chose : aller vivre à Moscou.

Les annonces qu’il avait mises dans les journaux, pour proposer l’échange de son appartement de la rue de l’Institut contre un logement plus petit à Moscou, n’avaient donné aucun résultat. Il ne trouva pas de candidats, ou s’il réussit à en dénicher un ou deux, les propositions qu’ils firent en échange frisaient l’escroquerie.

Le télégramme émut vivement Maximilien Andreïevitch. C’était une occasion qu’il eût été criminel de laisser échapper. Les gens qui ont le sens des réalités savent que de semblables occasions ne se présentent pas deux fois.

Bref, en dépit de tous les obstacles qui pourraient se présenter, il fallait s’assurer l’héritage de l’appartement du neveu, rue Sadovaïa. Certes, c’était difficile, très difficile, mais il fallait à tout prix surmonter ces difficultés. Homme d’expérience, Maximilien Andreïevitch savait que la première démarche, absolument obligatoire, qu’il devait accomplir, était de se faire enregistrer, au moins provisoirement, comme locataire des trois pièces de feu son neveu.

Le vendredi, au début de l’après-midi, Maximilien Andreïevitch pénétrait donc dans la salle où se tenait habituellement le comité de gérance du 302 bis rue Sadovaïa, à Moscou.

La salle était étroite et basse. Au mur, était collée une vieille affiche qui montrait, à l’aide de plusieurs dessins, comment il fallait procéder pour ranimer un noyé. Derrière une table de bois, dans la plus complète solitude, était assis un homme d’âge moyen, mal rasé et au regard inquiet.

– Puis-je voir le président du comité de gérance ? s’enquit poliment l’économiste-planificateur, en ôtant son chapeau et en posant sa petite valise sur une chaise vide.

Cette question, des plus simples en apparence, jeta l’homme assis dans un trouble inexplicable, et tel que son visage s’altéra. L’anxiété le fit loucher, et il marmonna indistinctement que le président n’était pas là.

– Il est chez lui ? demanda Poplavski. C’est pour une affaire extrêmement urgente.

De nouveau, la réponse de l’homme assis fut obscure et décousue, mais elle laissait deviner que le président n’était pas non plus chez lui.

– Quand rentrera-t-il ?

L’homme assis ne répondit rien, et regarda avec chagrin par la fenêtre.

« Ah ! ah !… » se dit à lui-même l’intelligent Poplavski, et il s’informa du secrétaire.

Avec un effort qui empourpra sa figure, l’étrange personnage bredouilla de nouveau que le secrétaire n’était pas là non plus… qu’on ne savait pas quand il rentrerait… que le secrétaire était malade…

« Ah ! ah !… » se dit Poplavski.

– Mais enfin, il y a bien quelqu’un du comité de gérance, ici ?

– Moi, répondit faiblement l’homme assis.

– Voyez-vous, commença alors Poplavski d’un ton pénétré, il se trouve que je suis l’unique héritier du défunt Berlioz, mon neveu, qui a péri, comme vous le savez, près de l’étang du Patriarche, et je suis tenu, conformément à la loi, de recueillir cette succession, qui consiste, d’une part, en notre appartement n°50…

– Je ne suis pas au courant, camarade, coupa tristement l’homme assis.

– Mais, permettez, dit Poplavski d’une voix forte, en tant que membre du comité, vous êtes tenu de…

À ce moment, un citoyen entra dans la salle. À sa vue, l’homme assis pâlit derrière sa table.

– Piatnajko, membre du comité de gérance ? demanda le nouveau venu à l’homme assis.

– C’est moi, murmura celui-ci d’une voix à peine distincte.

L’intrus lui chuchota quelques mots à l’oreille. Aussitôt, dans un grand désarroi, il se leva de sa chaise, et, quelques secondes plus tard, Poplavski se retrouvait seul dans la salle déserte.

« Ho, ho, ça se complique ! Dire qu’il a fallu que tous s’absentent en même temps… », pensa Poplavski avec dépit, en traversant rapidement la cour asphaltée pour se rendre à l’appartement 50.

À peine l’économiste-planificateur avait-il ôté son doigt de la sonnette que la porte s’ouvrait, et Maximilien Andreïevitch entra dans le vestibule à demi obscur. Tout de suite, une circonstance l’étonna quelque peu : il ne comprenait pas qui avait pu lui ouvrir la porte, car dans le vestibule il n’y avait personne, hormis un énorme chat noir assis sur une chaise.

Maximilien Andreïevitch toussota et frappa légèrement le plancher du pied ; immédiatement, la porte du cabinet de travail s’ouvrit, et Koroviev parut. Maximilien Andreïevitch s’inclina poliment, quoique avec dignité, et dit :

– Mon nom est Poplavski. Je suis l’oncle… (Sans lui laisser le temps de finir sa phrase, Koroviev tira brusquement de sa poche un mouchoir sale, y enfouit son visage et se mit à pleurer.)… du défunt Berlioz, et…

– Oh oui, oh oui ! coupa Koroviev en ôtant le mouchoir de sa figure. Rien qu’en vous voyant, j’ai deviné que c’était vous !

Un sanglot le secoua, et il se mit à crier :

– Ha, quel malheur, hein ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas, de nos jours, hein ?

– Il a été écrasé par un tramway, n’est-ce pas ? dit à mi-voix Poplavski.

– Écrabouillé ! (cria Koroviev, et un flot de larmes jaillit sous son lorgnon.) Écrabouillé ! J’étais là, j’ai tout vu. Croyez-vous — d’abord la tête — bing ! en l’air ! Puis la jambe droite — crac ! — en deux ! Et la gauche — crac ! — en deux aussi ! Voilà à quoi ça mène, ces tramways !

Et, apparemment incapable de se contenir, Koroviev piqua du nez dans la glace qui ornait le mur, à côté de lui, et demeura là, tout secoué de sanglots.

L’oncle de Berlioz fut sincèrement touché par l’attitude de l’inconnu. « Et on dit qu’à notre époque, il n’y a plus d’amis véritables ! » pensa-t-il, en ressentant lui-même un léger picotement dans les yeux. Mais en même temps, un petit nuage désagréable traversa son esprit, une petite pensée fugitive, mais venimeuse : cet ami véritable se serait-il déjà fait enregistrer dans l’appartement du défunt ? La vie n’était pas avare d’exemples de ce genre.

– Je vous demande pardon : vous étiez un ami de mon pauvre Micha ? demanda-t-il en essuyant du revers de sa manche son œil gauche, d’ailleurs parfaitement sec, et en examinant de l’œil droit Koroviev bouleversé par le chagrin.

Mais celui-ci sanglotait avec un tel débordement qu’on ne pouvait rien comprendre à ce qu’il disait, sauf ces mots sans cesse répétés : « Crac ! en deux ! » Quand il eut pleuré tout son soûl, Koroviev se décolla enfin du mur et hoqueta :

– Non, je n’en peux plus ! Je vais aller prendre trois cents gouttes de valériane à l’éther… et, tournant vers Poplavski un visage ravagé par les larmes, il ajouta : Voilà ce que c’est, le tramway !

– Excusez-moi, c’est vous qui m’avez envoyé le télégramme ? dit Maximilien Andreïevitch, en se demandant avec une inquiétude croissante qui pouvait bien être ce pleurard.

– C’est lui, répondit Koroviev en montrant du doigt le chat noir.

Poplavski écarquilla les yeux, croyant avoir mal entendu.

– Non, je n’en peux plus, je suis à bout…, reprit Koroviev en reniflant — quand j’y repense : la roue sur sa jambe… une seule roue pèse dix pounds… Crac !… Je vais m’allonger, essayer d’oublier en dormant…

Et il quitta le vestibule.

Alors, le chat bougea. Il sauta à bas de sa chaise, se dressa sur ses pattes de derrière, mit ses pattes de devant sur ses hanches, ouvrit la gueule et dit :

– Oui, c’est moi qui ai envoyé le télégramme. Et après ?

Maximilien Andreïevitch fut pris de vertige. Ses bras tombèrent et ses jambes se dérobèrent sous lui, de sorte qu’il laissa choir sa valise et se retrouva assis sur une chaise, en face du chat.

– Il me semble que je vous ai posé une question en bon russe, dit sévèrement celui-ci : et après ?

Mais Poplavski fut incapable de répondre.

– Passeport ! vociféra le chat en tendant sa grosse patte boudinée.

Hors d’état de réfléchir, ne voyant rien d’autre que les deux flammes qui brillaient dans les yeux du chat, Poplavski, d’un geste vif, comme s’il sortait un pistolet, tira de sa poche son passeport. Le chat prit sur la console une paire de lunettes à grosse monture noire, en chaussa son museau, ce qui lui donna un air encore plus imposant, et arracha le passeport de la main tremblante de Poplavski.

« Est-ce que je vais m’évanouir, ou non ? » se demanda Poplavski avec curiosité. Du fond de l’appartement lui parvint le bruit étouffé des sanglots de Koroviev, tandis que l’odeur de l’éther, de la valériane et de quelque autre saleté nauséabonde envahissait le vestibule.

– Quel est le commissariat qui vous a délivré ce document ? demanda le chat en examinant la première page.

Il n’obtint pas de réponse.

– Le commissariat n° 12, se répondit-il à lui-même en posant la patte sur le passeport, qu’il tenait d’ailleurs à l’envers. Mais oui, naturellement ! Je le connais bien, ce commissariat : il délivre des passeports à n’importe qui. Mais si ç’avait été moi, par exemple, je n’aurais jamais donné un passeport à un type comme vous ! Jamais, à aucun prix ! Il m’aurait suffi de voir votre figure pour refuser immédiatement ! (De colère, il jeta le passeport à terre.) Votre présence aux obsèques est interdite, poursuivit-il d’un ton officiel. Ayez l’obligeance de regagner votre domicile. (Et il hurla en direction de la porte :) Azazello !

À son appel parut aussitôt dans le vestibule un petit homme roux, boiteux, moulé dans un tricot noir, avec un couteau passé dans sa ceinture de cuir, quelques dents jaunes dans la bouche et une taie sur l’œil gauche.

Poplavski sentit l’air lui manquer. Il se leva et fit quelques pas à reculons, la main appuyée sur le cœur.

– Azazello, raccompagne-le ! ordonna le chat, et il quitta à son tour le vestibule.

– Poplavski, nasilla le petit homme d’une voix doucereuse, j’espère que tu as compris ?

Poplavski fit « oui » de la tête.

– Retourne immédiatement à Kiev, continua Azazello, restes-y, fais-toi muet comme une carpe et plus petit qu’une fourmi, et ne rêve plus jamais d’appartements à Moscou. Vu ?

Ce petit homme, dont les chicots jaunes, le poignard et l’œil borgne inspiraient une terreur mortelle à Poplavski, arrivait à peine à l’épaule de l’économiste, mais son action fut énergique, coordonnée et sans bavure.

Tout d’abord, il ramassa le passeport et le tendit à Maximilien Andreïevitch, qui le prit d’une main morte. Ensuite, le dénommé Azazello prit la valise d’une main, de l’autre ouvrit brutalement la porte, puis saisit l’oncle de Berlioz par le bras et le poussa sans ménagements sur le palier. Poplavski dut s’appuyer contre le mur. Sans l’aide d’aucune clef, Azazello ouvrit la mallette, dont il sortit d’abord une grosse poule rôtie, à laquelle il manquait une patte, enveloppée dans un journal taché de graisse. Il la posa sur le palier. Il en tira ensuite deux assortiments de linge de rechange, un cuir à rasoir, un petit livre, et une trousse de toilette. D’un coup de pied, il envoya tout cela voler dans l’escalier, sauf la poule. La valise vide suivit le même chemin, et on l’entendit s’écraser en bas. À en juger par le bruit, son couvercle sauta et alla s’abattre plus loin.

Ensuite, le pirate roux empoigna la poule par la patte et, avec force et précision, il en assena un coup terrible sur la nuque de Poplavski. Le corps de la poule rebondit, et sa patte resta seule dans la main d’Azazello. « Tout était sens dessus dessous dans la maison des Oblonski », disait fort justement le grand écrivain Léon Tolstoï. Il aurait dit exactement la même chose dans le cas présent. Oui ! Tout était sens dessus dessous chez Poplavski : une longue étincelle crépita devant ses yeux, puis il vit se dérouler une sorte de serpent funèbre qui obscurcit la lumière de cette belle journée de mai, et Poplavski dégringola dans l’escalier, tenant toujours son passeport à la main.

En atterrissant au palier du dessous, où l’escalier tournait, il heurta la fenêtre du pied, cassa un carreau, et se retrouva assis sur une marche. Près de lui, la poule sans pattes passa en rebondissant sur les marches et disparut dans la cage de l’escalier. Resté en haut, Azazello mangea en trois coups de dents la patte de la poule, glissa l’os dans une petite poche de son maillot et rentra dans l’appartement, dont il claqua violemment la porte derrière lui.

À ce moment, en bas, on entendit les pas précautionneux de quelqu’un qui montait.

Poplavski descendit en courant jusqu’au palier suivant. Là, il s’assit sur un banc pour reprendre son souffle.

Un petit vieux tout malingre, au visage extraordinairement triste, vêtu d’un antique costume de tussor et coiffé d’un canotier à ruban vert, qui gravissait lentement l’escalier, s’arrêta près de Poplavski.

– Puis-je vous demander, citoyen, où se trouve l’appartement 50 ? s’enquit l’homme au costume de tussor avec des larmes dans la voix.

– Plus haut, répondit abruptement Poplavski.

– Je vous remercie humblement, citoyen, dit le petit homme toujours aussi triste, et il continua de monter.

Poplavski se leva et continua de descendre.

Ici, on peut se poser une question : Maximilien Andreïevitch n’a-t-il pas couru au poste de milice le plus proche, afin de porter plainte contre ces bandits, coupables de s’être livrés sur sa personne à des actes de violences barbares, et, qui plus est, en plein jour ? Eh bien, non et non, nous sommes formels là-dessus. Se présenter au poste et dire que, eh bien voilà, un chat à lunettes a lu mon passeport, et ensuite, un homme en tricot noir avec un couteau… Non, citoyens, réellement, Maximilien Andreïevitch était un homme intelligent.

Arrivé en bas, il aperçut, tout près de la porte d’entrée, une autre porte, qui donnait sur une sorte de cabinet de débarras. C’était une porte vitrée, mais le carreau était cassé. Poplavski rangea son passeport dans sa poche et regarda autour de lui, dans l’espoir de retrouver ses affaires que l’autre avait jetées du haut de l’escalier. Mais elles avaient totalement disparu. À son propre étonnement, Poplavski n’en fut que fort peu affligé. Une autre idée l’occupait, bien plus intéressante, et, en tout cas, fort tentante : vérifier, grâce au petit vieux, la réalité de ce qu’il avait vu dans le maudit appartement. En effet, puisque celui-ci avait demandé où se trouvait l’appartement 50, c’est qu’il y venait pour la première fois. Par conséquent, il allait se jeter directement entre les pattes de l’aimable compagnie qui s’y était installée. Quelque chose disait à Poplavski que cet homme allait sortir de là très rapidement. Bien entendu, Maximilien Andreïevitch n’avait plus l’intention de se rendre à aucun enterrement d’aucun neveu, et l’heure de son train pour Kiev lui laissait encore largement assez de temps. L’économiste jeta un coup d’œil autour de lui, et plongea dans le cabinet de débarras.

À ce moment, quelque part en haut, une porte claqua. « Il vient d’entrer… », pensa Poplavski, le cœur défaillant. Dans le cabinet de débarras, il faisait froid, et cela sentait les souris et les bottes. Maximilien Andreïevitch s’assit sur une bûche qui se trouvait là, et décida d’attendre. Sa position, qui lui permettait de surveiller directement la porte d’entrée, était fort commode.

Cependant, l’attente se révéla plus longue que ne le pensait l’économiste de Kiev. Et pendant tout ce temps, on ne sait pourquoi, l’escalier demeura désert, de sorte qu’on entendait distinctement le moindre bruit. Enfin, au cinquième étage, une porte claqua. Poplavski retint son souffle. Oui, c’étaient bien des pas. « Il descend… » À l’étage au-dessous, une porte s’ouvrit. Les pas s’étaient tus. Une voix de femme. Puis la voix de l’homme triste, oui, c’était bien elle… Il prononça quelque chose comme « laissez-moi, par le Christ… ». L’oreille de Poplavski se montra au carreau cassé. Cette oreille perçut le rire de la femme. Puis des pas rapides et délurés qui descendaient. Et Poplavski vit passer la femme, de dos. Elle tenait à la main un sac à provisions de toile cirée verte. Elle sortit dans la cour et s’en alla. Les pas menus du petit homme se firent entendre à nouveau. « Bizarre ! On dirait qu’il remonte à l’appartement ! Est-ce qu’il ferait partie de la bande, lui aussi ? Oui, il remonte. Ça y est, ils ouvrent la porte. Bon, attendons encore… »

Cette fois, l’attente fut brève. Le bruit de la porte. Des pas. Les pas s’arrêtent. Soudain, un cri affreux. Le miaulement d’un petit chat. Et des pas rapides, saccadés en bas, vite, en bas !

La patience de Poplavski fut récompensée. Se signant et marmottant on ne sait quoi, l’homme triste passa en courant, sans chapeau, l’air complètement hagard, son crâne chauve labouré de coups de griffe, et le pantalon tout mouillé. Il se battit un moment avec la poignée de la porte, ne sachant plus, dans son épouvante, si celle-ci ouvrait vers l’intérieur ou vers l’extérieur, en vint finalement à bout et s’élança dans le soleil de la cour.

Poplavski, maintenant, était suffisamment renseigné. Sans plus penser à son défunt neveu, ni au mystère de l’appartement, Maximilien Andreïevitch, frémissant à l’idée du danger qu’il avait couru, murmura simplement :

« J’ai compris, j’ai compris ! » et se précipita dans la cour. Quelques minutes plus tard, un trolleybus emportait l’économiste-planificateur vers la gare de Kiev.

Quant au petit homme, pendant que l’économiste attendait dans le cabinet de débarras, il lui arriva une aventure excessivement désagréable. Cet individu de taille médiocre était buffetier au théâtre des Variétés, et s’appelait Andreï Fokitch Sokov. Au théâtre, pendant l’enquête, il s’était tenu à l’écart de tout ce qui se passait. On remarqua seulement qu’il était devenu encore plus triste que d’habitude, et qu’il avait demandé au garçon de courses Karpov où logeait le magicien.

Donc, après avoir quitté l’économiste sur le palier, le buffetier monta jusqu’au cinquième étage et sonna à la porte de l’appartement 50.

On lui ouvrit aussitôt, mais le buffetier sursauta et eut un mouvement de recul, avant de se décider à entrer. Ce n’était pas sans raison. La personne qui avait ouvert était en effet une jeune fille qui ne portait sur elle, pour tout vêtement, qu’un mignon tablier de dentelle et une petite coiffe de dentelle blanche sur la tête. Ses pieds, au demeurant, étaient chaussés de mules dorées. Les formes de cette jeune personne étaient irréprochables, et si l’on pouvait trouver un défaut à son aspect extérieur, c’était évidemment la cicatrice cramoisie qui marquait son cou.

– Eh bien, entrez, puisque vous avez sonné, dit la jeune fille en fixant sur le buffetier le regard libertin de ses yeux verts.

Andreï Fokitch fit « oh ! », battit des paupières, et entra dans le vestibule en enlevant son chapeau. Juste à ce moment, le téléphone accroché dans le vestibule sonna. L’impudique femme de chambre posa un pied sur une chaise, décrocha le récepteur et dit :

– Allô !

Le buffetier, ne sachant où porter les yeux, se balança d’un pied sur l’autre et pensa : « Ils ont de drôles de femmes de chambre, ces étrangers ! Pouah, quelle débauche ! » Et, pour échapper à la débauche, il loucha obstinément vers un coin de la pièce.

Le vaste et sombre vestibule était encombré d’objets et de vêtements extraordinaires. Ainsi, sur le dossier d’une chaise, on avait jeté un manteau de deuil doublé d’une étoffe couleur de feu, et sur la console était posée une longue épée dont la poignée d’or scintillait dans l’ombre. Trois autres épées, à poignée d’argent, avaient été négligemment déposées dans un coin, comme s’il s’agissait de cannes ou de parapluies quelconques. Au mur, des bois de cerf portaient des bérets à plumes d’aigles.

– Oui, dit la femme de chambre au téléphone. Comment ? Le baron Meigel ? J’écoute. Oui, M. l’artiste est chez lui, aujourd’hui. Oui, il sera heureux de vous voir. C’est une réception, oui… Frac, ou veston noir. Comment ? À minuit.

La conversation terminée, la soubrette reposa l’appareil et s’adressa au buffetier.

– Vous désirez ?

– Il faut absolument que je voie le citoyen artiste.

– Comment ? Lui-même, en personne ?

– Lui-même, répondit le buffetier d’un ton lugubre.

– Je vais voir, dit la femme de chambre, visiblement hésitante.

Elle ouvrit cependant la porte du cabinet du défunt Berlioz et annonça :

– Chevalier, il y a là un petit homme qui dit qu’il a besoin de voir Messire.

– Eh bien, qu’il entre ! répondit, dans le cabinet de travail, la voix cassée de Koroviev.

– Entrez dans le salon, dit la jeune fille aussi simplement que si elle avait été habillée de façon civilisée.

Elle ouvrit la porte du salon, et se retira elle-même dans une autre pièce.

Déférant à cette invitation, le buffetier en oublia du coup son affaire, tant il fut frappé d’étonnement par l’ameublement de ce salon. À travers les vitres de couleur des hautes fenêtres — une fantaisie de la bijoutière, maintenant disparue sans retour — entrait à flots une étrange lumière, semblable à celle d’une église. Dans une énorme et antique cheminée, malgré la chaleur de cette journée de printemps, flambait un feu de bois. Pourtant, il ne faisait nullement trop chaud dans la pièce ; bien au contraire, le visiteur se sentit enveloppé par un air humide et froid, semblable à celui qu’exhalerait un caveau funéraire. Devant la cheminée, sur une peau de tigre, les yeux mi-clos et l’air bénin, un gros chat noir contemplait le feu. Il y avait une table, à la vue de laquelle le buffetier, qui craignait Dieu, tressaillit : cette table était en effet recouverte d’une nappe d’autel de brocart. Et sur cette nappe était disposée une énorme quantité de bouteilles, pansues, poussiéreuses, tachées de moisissure. Entre les bouteilles brillait un plat dont on voyait immédiatement qu’il était d’or fin. Devant la cheminée, un petit homme roux, un poignard passé à la ceinture, faisait griller au bout d’une longue épée d’acier des morceaux de viande dont le jus s’égouttait dans le feu, en dégageant de petits nuages de fumée qui disparaissaient sous la hotte. À l’odeur de la viande rôtie se mêlaient les effluves de lourds parfums — entre autres, de l’encens. Le buffetier, qui avait appris par les journaux la mort de Berlioz et qui savait où celui-ci habitait, se demanda même un instant si ces gens, après tout, n’avaient pas participé au service religieux des obsèques de Berlioz, mais il rejeta aussitôt cette idée, comme évidemment absurde.

Passablement ahuri, le buffetier entendit tout à coup une voix de basse profonde qui disait :

– Eh bien, en quoi puis-je vous être utile ?

Alors le buffetier découvrit dans l’ombre celui qu’il voulait voir.

Le magicien noir était mollement étendu sur un immense divan bas parsemé de coussins. À ce que crut distinguer le buffetier, l’artiste était en linge de corps noir, et chaussé de poulaines, noires également.

– Je suis, dit le buffetier d’un ton amer, tenancier du buffet au théâtre des Variétés…

L’artiste allongea une main dont les doigts étaient chargés de pierreries, comme s’il voulait clore les lèvres du buffetier, et dit avec feu :

– Non, non, non ! Pas un mot de plus ! Jamais, et à aucun prix ! Pas un morceau de ce qu’il y a dans votre buffet n’entrera dans ma bouche ! Hier, très honoré monsieur, je suis passé près de votre comptoir, et jamais je ne pourrai oublier ni votre esturgeon ni votre brynza ! Ah ! mon très cher ! Quelqu’un vous a induit en erreur : la brynza n’est jamais verte ! Elle est normalement blanche. Et votre thé ? De l’eau de vaisselle, rien de plus ! J’ai vu, de mes propres yeux, une jeune fille malpropre prendre un seau et remplir votre énorme samovar d’eau non bouillie, pendant que l’on continuait à verser le thé. Non, mon tout bon, non, on ne s’y prend pas ainsi !

– Excusez-moi, dit Andreï Fokitch abasourdi par une soudaine attaque, ce n’est pas pour cela que je suis venu, et l’esturgeon n’a rien à voir…

– Comment cela, il n’a rien à voir, s’il est tout gâté !

– C’est qu’on m’a envoyé de l’esturgeon de deuxième fraîcheur, expliqua le buffetier.

– Mon petit agneau, c’est absurde !

– Qu’est-ce qui est absurde ?

– La deuxième fraîcheur : voilà qui est absurde ! Il n’y a qu’une fraîcheur — la première — qui est en même temps la dernière. Et si votre esturgeon est de deuxième fraîcheur, cela signifie tout bonnement qu’il est pourri.

– Excusez-moi…, commença de nouveau le buffetier, qui ne savait comment se dépêtrer des chicaneries de l’artiste.

– Vous excuser ? Impossible ! dit fermement celui-ci.

– Ce n’est pas pour cette affaire que je suis venu ! prononça d’une seule traite le buffetier, tout à fait désarçonné.

– Pas pour cette affaire ? s’étonna le magicien étranger. Et quelle autre affaire aurait pu vous amener chez moi ? Si ma mémoire ne me trompe pas, je n’ai connu, parmi les gens de votre profession, qu’une vivandière, mais il y a très longtemps de cela — vous n’étiez pas encore au monde. Au reste, très heureux, Azazello ! Un tabouret pour monsieur le tenancier du buffet !

L’homme qui rôtissait la viande se retourna — le buffetier fut épouvanté à la vue de ses longues dents jaunes — et, avec dextérité, il lui donna un des tabourets de chêne foncé qui constituaient les seuls sièges du salon.

Le buffetier balbutia : « Je vous remercie humblement », et s’assit sur l’escabeau. Aussitôt, le pied arrière de celui-ci se rompit avec un craquement sec et le buffetier, poussant un cri, tomba brutalement sur le derrière. Dans sa chute, il heurta du pied un autre escabeau placé devant lui et renversa sur son pantalon une pleine coupe de vin rouge qui y était posée.

L’artiste s’écria :

– Aïe ! Vous vous êtes fait mal ?

Azazello aida le buffetier à se relever, et lui donna un autre siège. D’une voix pleine de larmes, le buffetier refusa d’ôter son pantalon pour le faire sécher devant le feu, comme le lui proposait son hôte, et, excessivement mal à l’aise dans ses vêtements mouillés, il s’assit sur le nouveau tabouret, avec précaution.

– J’aime être assis très bas, dit l’artiste. Ainsi, il est moins dangereux de tomber. Bon, nous en étions donc à l’esturgeon. Mon petit agneau, de la fraîcheur, encore de la fraîcheur, toujours de la fraîcheur ! Telle doit être la devise de tout buffetier. Tenez, voulez-vous goûter…

À ce moment, dans la lueur pourpre de la cheminée, la lame d’une épée brilla devant les yeux du buffetier, et Azazello déposa dans une assiette d’or un gros morceau de viande grésillante, qu’il arrosa de jus de citron, et qu’il donna au buffetier avec une fourchette d’or à deux dents.

– Humblement… je…

– Mais si, mais si, goûtez donc !

Par politesse, le buffetier coupa un petit morceau de viande qu’il mit dans sa bouche et, tout de suite, il dut convenir qu’il n’avait jamais rien mangé d’aussi frais, ni, surtout, d’aussi extraordinairement délicieux. Mais, comme il achevait la viande juteuse et odorante, le buffetier faillit s’étrangler et tomber à la renverse une deuxième fois. De la pièce voisine, en effet, venait d’entrer un gros oiseau au plumage sombre dont l’aile frôla sans bruit le crâne chauve du buffetier. L’oiseau se posa sur la tablette de la cheminée, à côté d’une pendule, et on put voir alors que c’était une chouette. « Seigneur, mon Dieu !… pensa Andreï Fokitch qui, comme tous les buffetiers, était très nerveux. En voilà une maison !… »

– Une coupe de vin ? Blanc, rouge ? Du vin de quel pays préférez-vous, à cette heure de la journée ?

– Humblement… je ne bois pas…

– C’est un tort ! Désirez-vous alors faire une partie de dés ? Ou bien aimez-vous mieux un autre jeu ? Dominos, cartes ?

– Je ne joue pas, répondit le buffetier, excédé.

– Très mauvais ! déclara catégoriquement le maître de maison. Il y a, si vous le permettez, quelque chose de malsain chez un homme qui fuit le vin, le jeu, la compagnie des femmes charmantes et les conversations d’après-dîner. De telles gens, ou bien sont gravement malades, ou bien haïssent en secret leur entourage. Il est vrai que des exceptions sont possibles. Parmi les gens qui se sont assis avec moi à des tables de festin, il s’est trouvé parfois d’étonnants gredins !… Bon, j’écoute votre affaire.

– Hier, vous avez daigné faire quelques tours de passe-passe…

– Moi ? s’écria le magicien d’un air stupéfait. De grâce ! ce n’est vraiment pas mon genre !

– Pardon, dit le buffetier interdit. Mais hier… la séance de magie noire…

– Ah ! oui, mais oui, bien sûr ! Mon cher, je vais vous révéler un secret. Je ne suis pas du tout un artiste. Simplement, je voulais voir les Moscovites rassemblés en foule, et quoi de mieux qu’un théâtre pour cela ? C’est ma suite — il montra le chat d’un signe de tête — qui a organisé cette séance, et moi, je me suis contenté de rester assis et de regarder les Moscovites. Mais ne changez pas ainsi de visage, et dites-moi plutôt ce qui, à propos de cette séance, vous amène ici.

– Eh bien, si vous le permettez, entre autres choses, des billets sont descendus du plafond… (Ici, le buffetier baissa la voix et jeta un regard confus autour de lui.) Enfin, tout le monde en a ramassé. Puis un jeune homme est venu au buffet, il m’a donné un billet de dix roubles, et je lui ai rendu huit cinquante de monnaie… Ensuite un autre…

– Aussi un jeune homme ?

– Non, un vieux. Et un troisième, un quatrième… À chaque fois j’ai rendu la monnaie. Et aujourd’hui, quand j’ai vérifié ma caisse, au lieu d’argent je n’ai trouvé que des bouts de papier. Ça coûte cent neuf roubles au buffet.

– Aïe, aïe, aïe ! s’écria l’artiste. Croyaient-ils vraiment qu’il s’agissait de véritables billets ? Je ne peux pas admettre l’idée qu’ils aient fait cela consciemment.

Le buffetier eut un regard torve et attristé, mais ne dit rien.

– Des escrocs, alors ? demanda le magicien avec angoisse. Est-il possible qu’il y ait des escrocs parmi les habitants de Moscou ?

Le sourire que fit le buffetier en réponse était si amer qu’aucun doute ne put subsister : oui, il y avait des escrocs parmi les habitants de Moscou.

– Quelle bassesse ! s’indigna Woland. Vous êtes un homme pauvre… N’est-ce pas, vous êtes un homme pauvre ?

Le buffetier rentra la tête dans les épaules, et l’on vit bien, ainsi, que c’était un homme pauvre.

– À combien se montent vos économies ?

La question fut posée d’un ton compatissant, mais on ne pouvait nier qu’elle manquait de tact. Le buffetier se troubla.

– Deux cent quarante-neuf mille roubles, répartis dans cinq caisses d’épargne ! lança de la pièce voisine une voix chevrotante. Et à la maison, sous les lames du parquet, deux cents pièces de dix roubles-or.

Le buffetier sembla se ratatiner sur son tabouret.

– Oui, évidemment, ce n’est pas une grosse somme, dit Woland d’un air dédaigneux, bien qu’au fond, à proprement parler, vous n’en ayez nul besoin. Quand mourrez-vous ?

Là, le buffetier eut un mouvement de révolte.

– Personne ne le sait et ça ne regarde personne, répliqua-t-il.

– Personne ne le sait ? Tu parles ! reprit l’horrible voix dans le cabinet de travail. C’est aussi simple que le binôme de Newton ! Il mourra dans neuf mois, en février de l’année prochaine, d’un cancer du foie, à la clinique du quartier de l’Université, salle 4.

Le visage du buffetier prit une couleur jaune.

– Neuf mois…, compta Woland d’un air songeur. Deux cent quarante-neuf mille… Cela fait en chiffres ronds, vingt-sept mille par mois… c’est peu, mais en se contentant d’une vie modeste… Et puis, il y a aussi les pièces d’or…

– Il n’aura pas la possibilité de les changer, intervint encore la voix, glaçant le cœur du buffetier. À la mort d’Andreï Fokitch, sa maison sera immédiatement démolie et les pièces d’or seront portées à la banque d’État.

– Quant à moi, je ne vous conseillerais pas d’aller à la clinique, reprit l’artiste. Quel sens cela a-t-il de mourir dans une salle d’hôpital, au milieu des gémissements et des râles des malades incurables ? Ne vaudrait-il pas mieux, avec vos vingt-sept mille roubles, organiser un grand festin, et ensuite prendre du poison, et passer dans l’autre monde au son des violons, entouré de splendides bacchantes et de hardis compagnons ?

Le buffetier, immobile sur son siège, semblait avoir vieilli de dix ans. Ses yeux étaient cernés, ses joues flasques, et sa mâchoire inférieure pendait lamentablement.

– Du reste, nous rêvons, nous rêvons ! s’écria l’artiste. Au fait ! Montrez-moi vos bouts de papier.

Le buffetier, profondément troublé, tira de sa poche un paquet, l’ouvrit et demeura cloué de stupeur : dans le morceau de journal, il y avait des billets de dix roubles.

– Mon cher, effectivement, vous êtes souffrant, dit Woland en haussant les épaules.

Le buffetier, souriant d’un air hagard, se leva.

– Eh b…, eh bien…, dit-il en bégayant, si jamais ça recomm…

– Hum…, dit l’artiste, songeur. Eh bien, revenez nous voir. Vous serez toujours le bienvenu. Heureux d’avoir fait votre connaissance…

À ce moment, du cabinet de travail, surgit Koroviev. Il se cramponna au bras du buffetier, le tirailla de tous côtés et pria Andreï Fokitch de transmettre ses compliments à tout le monde, à tout le monde ! N’y comprenant pas grand-chose, le buffetier regagna le vestibule.

– Hella, reconduis-le ! cria Koroviev.

Nouvelle apparition de cette rousse toute nue ! Le buffetier franchit hâtivement la porte, gémit faiblement « au revoir », et s’en alla en titubant comme un homme ivre. Ayant descendu quelques marches, il s’arrêta, s’assit dans l’escalier et ouvrit son paquet : les billets étaient toujours là.

À ce moment, de l’appartement voisin, sortit la femme au cabas vert. En voyant l’homme assis sur une marche qui contemplait d’un air stupide ses billets de dix roubles, elle sourit et dit pour elle-même :

– Quelle maison !… Celui-là qui est déjà soûl… Et encore un carreau de cassé dans l’escalier !

Mais, ayant examiné le buffetier de plus près, elle s’écria aussitôt :

– Oh ! dites donc, citoyen, vous ne vous mouchez pas du pied ! Tu les partages avec moi, ces gros billets, dis ?

– Laisse-moi tranquille, par le Christ ! dit le buffetier effrayé, et il cacha promptement son argent.

La femme éclata de rire.

– Hé, va te faire voir, vieux rapiat ! Je plaisantais…

Et elle descendit.

Le buffetier se releva lentement, porta la main à sa tête pour rajuster son chapeau, et s’aperçut qu’il ne l’avait pas. L’idée de remonter lui faisait horreur, mais il regrettait son chapeau. Il hésita, puis se décida à remonter et sonna.

– Que voulez-vous encore ? lui demanda cette maudite Hella.

– J’ai oublié mon chapeau…, balbutia le buffetier en montrant du doigt son crâne chauve.

Hella lui tourna le dos. Mentalement, le buffetier cracha, et il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il vit qu’Hella lui tendait son couvre-chef, et une épée à poignée noire.

– C’est pas à moi…, marmonna le buffetier en repoussant l’épée et en se coiffant vivement de son chapeau.

– Vraiment ? Vous êtes venu sans épée ? fit Hella d’un air étonné.

Le buffetier grogna quelques mots indistincts et se hâta de redescendre. Mais tout à coup il sentit sa tête incommodée par une chaleur excessive. Il ôta son chapeau et, avec un sursaut de frayeur, il poussa un léger cri : en fait de chapeau, sa main tenait un béret de velours orné d’une plume de coq défraîchie. Le buffetier se signa. Au même instant, le béret fit « miaou », se changea en petit chat noir, regagna d’un bond la tête d’Andreï Fokitch et s’accrocha de toutes ses griffes à la peau de son crâne. Jetant un cri affreux, le buffetier se rua dans l’escalier. Le petit chat sauta alors à terre et remonta au galop.

Aussitôt à l’air libre, le buffetier traversa la cour à toutes jambes et quitta pour toujours la diabolique maison n°302 bis.

On sait très précisément ce qu’il advint de lui ensuite. Arrivé dans la rue, le buffetier regarda autour de lui avec égarement, comme s’il cherchait quelque chose. Une minute plus tard, il était sur le trottoir d’en face et entrait dans une pharmacie. Il eut à peine prononcé ces mots « Dites-moi, s’il vous plaît… », que la femme qui se tenait derrière le comptoir s’écria :

– Citoyen, vous avez la tête tout écorchée !

Cinq minutes après, le buffetier, la tête enveloppée de gaze, apprit que les meilleurs spécialistes du foie étaient les professeurs Bernadski et Kouzmine, demanda lequel des deux habitait le plus près, rougit de contentement quand on lui dit que Kouzmine demeurait exactement de l’autre côté de la cour, dans une petite maison blanche. En deux minutes, il y fut.

La petite propriété était fort vieille, mais remarquablement confortable. La première personne qui accueillit le buffetier — il s’en souvint par la suite — fut une antique nounou qui ne cessait de mâchonner, bien qu’elle n’eût rien dans la bouche. Elle vint pour lui prendre son chapeau, mais comme il n’en avait pas, elle s’en alla, et il ne la revit plus.

À sa place parut, près d’un miroir et, semble-t-il, sous une espèce d’arche, une femme d’âge moyen qui lui dit tout de suite qu’il pouvait se faire inscrire, mais seulement pour le 19 du mois, pas avant. Le buffetier vit aussitôt le moyen de s’en tirer. Jetant un regard éteint de l’autre côté de l’arche où, dans ce qui ne pouvait être qu’une antichambre, trois personnes attendaient, il murmura :

– Je vais mourir…

La femme regarda avec perplexité la tête bandée du buffetier, hésita, et dit enfin :

– Dans ce cas… et elle s’effaça pour laisser entrer le buffetier.

Au même instant, en face de l’arche, une porte s’ouvrit, dans l’embrasure de laquelle brilla un pince-nez d’or. La femme en blouse blanche dit :

– Citoyens, ce malade ne peut attendre.

Et le buffetier n’eut pas le temps de faire « ouf » qu’il se trouvait dans le cabinet du professeur Kouzmine. C’était une pièce oblongue, qui n’avait rien d’effrayant, ni de solennel, ni même de médical.

– Qu’avez-vous ? demanda le professeur Kouzmine d’une voix agréable, en regardant la tête bandée avec une certaine inquiétude.

– Je viens d’apprendre, d’une personne digne de foi, répondit le buffetier en fixant d’un regard dément une photo de groupe encadrée, qu’en février de l’année prochaine je mourrai d’un cancer du foie. Je vous supplie de me guérir.

Le professeur Kouzmine se renversa sur le haut dossier de cuir de son fauteuil gothique.

– Pardon, je ne vous comprends pas bien… Vous… vous avez vu un médecin ? Pourquoi avez-vous ce pansement à la tête ?

– Un médecin, quel médecin ?… En fait de médecin, si vous l’aviez vu…, répondit le buffetier qui se mit soudain à claquer des dents. Ne vous occupez pas de ma tête, reprit-il, elle n’a aucun rapport… Ma tête, mettez-la au rancart, elle n’a rien à voir ici… C’est le cancer du foie, guérissez-moi !…

– Mais permettez, qui vous a dit ?

– Croyez-le ! dit le buffetier avec feu. Il sait !

– Je n’y comprends rien du tout ! dit le professeur en reculant son fauteuil. Comment peut-il savoir quand vous mourrez ? D’autant qu’il n’est pas médecin !

– Salle 4, répondit le buffetier.

Alors, le professeur regarda plus attentivement son patient, sa tête, son pantalon humide, et pensa : « Il ne manquait plus que ça : un fou… » Il demanda :

– Vous buvez de la vodka ?

– Je n’ai jamais touché une goutte d’alcool, répondit le buffetier.

L’instant d’après, il était déshabillé, allongé sur la toile cirée froide d’une couchette, et le professeur lui pétrissait le ventre — ce qui eut pour effet, il faut bien le dire, d’égayer notablement le buffetier. Le professeur affirma catégoriquement qu’à l’heure actuelle, tout au moins à première vue, le buffetier ne présentait aucun symptôme de cancer, mais que, puisque aussi bien… il semblait le craindre, effrayé sans doute par quelque charlatan, il faudrait faire les analyses…

Le professeur écrivit rapidement quelques lignes sur une feuille de papier, tout en expliquant au buffetier où il devait aller, et ce qu’il devait porter. En outre, il lui donna un mot de recommandation pour le professeur Bourié, neuropathologue, en lui disant que son système nerveux était complètement détraqué.

– Combien vous dois-je, professeur ? demanda le buffetier d’une voix cérémonieuse, mais mal assurée, en tirant de sa poche un épais portefeuille.

– Ce que vous voudrez, répondit brièvement le professeur.

Le buffetier prit trois billets de dix roubles et les étala sur le bureau. Puis, avec une douceur inattendue, comme un chat faisant patte de velours, il déposa par-dessus un petit rouleau de papier de journal qui produisit un léger tintement métallique.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Kouzmine en se redressant et en frisant sa moustache.

– Allez, pas de manières, citoyen professeur, chuchota le buffetier. Et guérissez mon cancer, je vous en supplie !

– Reprenez immédiatement vos pièces d’or ! dit le professeur, qui se sentit fier de lui. Et faites-vous examiner les nerfs, cela vaudra mieux. Dès demain, faites-vous faire une analyse d’urine, ne buvez que très peu de thé, et mangez sans sel.

– La soupe aussi, sans sel ? demanda le buffetier.

– Pas de sel, absolument, ordonna le professeur.

– Hélas !… s’écria tristement le buffetier.

Puis, en regardant le professeur d’un air attendri, il ramassa son or et sortit du cabinet à reculons.

Le professeur n’avait pas beaucoup de malades ce soir là, et, à la tombée du crépuscule, le dernier s’en allait. En ôtant sa blouse, le professeur jeta un coup d’œil au coin du bureau, où le buffetier avait laissé les billets de dix roubles. Mais il n’y avait plus de billets : à leurs place se trouvaient trois étiquettes de bouteilles de champagne.

– Diable ! Qu’est-ce que c’est, encore ? grommela le professeur.

Traînant sa blouse dont une manche était encore enfilée, il s’approcha et palpa les étiquettes. « Apparemment, non seulement c’est un schizophrène, mais aussi un filou. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il me voulait. Simplement une ordonnance pour une analyse d’urine ? Impossible. Oh ! oh !… Je parie qu’il m’a volé mon manteau ! » Le professeur se précipita dans l’antichambre, sans finir d’ôter sa blouse.

– Xenia Nikitichna ! cria-t-il d’une voix perçante, regardez voir si tous les manteaux sont là !

Tous les manteaux étaient là. Mais lorsque le professeur, enfin débarrassé de sa blouse, rentra dans son cabinet, il sembla tout d’un coup prendre racine dans le plancher, et demeura ainsi, les yeux rivés sur son bureau.

À l’endroit même où, tout à l’heure, se trouvaient les étiquettes, était assis un petit chat noir, abandonné sans doute, qui miaulait d’un petit air triste au-dessus d’une soucoupe remplie de lait.

– Pa… pardon, mais qu’est-ce que c’est ? Enfin je…

Et Kouzmine sentit un frisson courir dans son dos.

La faible plainte du professeur fit accourir Xenia Nikitichna, qui, aussitôt, le rassura complètement en lui disant que c’était l’un des malades, certainement, qui avait déposé ce chat ici, et que pareille chose n’était pas rare chez les professeurs.

– Des gens qui vivent pauvrement, sans doute, expliqua Xenia Nikitichna, tandis que chez nous, évidemment…

Ils cherchèrent alors à deviner qui avait pu abandonner le petit chat. Les soupçons se portèrent finalement sur une petite vieille qui souffrait d’un ulcère à l’estomac.

– C’est sûrement elle, dit Xenia Nikitichna. Elle a dû se dire : moi, ça m’est égal de mourir, mais il faut qu’on prenne soin de mon petit minet.

– Mais permettez ! s’écria Kouzmine. Et le lait ?… Elle l’a apporté aussi ? Et la soucoupe, hein ?

– Elle l’aura apporté dans une petite bouteille, et versé ici dans une soucoupe, dit Xenia Nikitichna, qui n’était pas à court d’explications.

– En tout cas, emportez-moi tout ça, chat et soucoupe, dit Kouzmine, et il prit soin d’accompagner Xenia Nikitichna jusqu’à la porte.

À son retour, la situation changea rapidement.

Au moment où il accrochait sa blouse à une patère, le professeur entendit des rires dans la cour. Il regarda par la fenêtre et, naturellement, resta bouche bée. Une dame courait en direction du bâtiment d’en face vêtue de sa seule chemise. Le professeur savait même comment elle s’appelait : Maria Alexandrovna. Quant au rieur, c’était un quelconque galopin.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Kouzmine avec mépris.

Au même instant, derrière la cloison, dans la chambre de la fille du professeur, un phonographe se mit à jouer le fox-trot « Alléluia », et le professeur entendit en même temps derrière lui le pépiement d’un moineau. Il se retourna d’un bloc, et vit un gros moineau qui sautillait sur son bureau.

« Hm… du calme ! se dit le professeur. Il est entré au moment où je m’écartais de la fenêtre. Tout va bien ! » décida-t-il, en se rendant fort bien compte que tout allait mal, et principalement, bien sûr, à cause de ce moineau. Après l’avoir observé un moment, le professeur dut convenir que ce moineau n’était pas tout à fait un simple moineau. La sale bête pliait la patte gauche, la ramenait en la traînant, se livrait à toutes sortes de contorsions sur un rythme syncopé — en un mot, se trémoussait aux sons du fox-trot, comme un ivrogne devant un comptoir, et, avec toute la goujaterie dont il était capable, dévisageait insolemment le professeur.

Kouzmine posa la main sur le téléphone, avec l’intention d’appeler son confrère et condisciple Bourié pour lui demander ce que pouvait signifier, quand on a soixante ans, ce genre d’apparition de moineau, accompagnée, qui plus est, de vertiges.

Entre-temps, le moineau s’était posé sur l’encrier que le professeur avait reçu en cadeau. Il le salit (je ne plaisante pas !), puis s’envola vers le plafond, demeura un instant suspendu en l’air et, d’un seul trait, il alla donner un coup de bec — un bec qu’on eût dit d’acier — à la photo de groupe, qui représentait la promotion universitaire de 1894 au complet. Le verre vola en éclats, et l’oiseau s’enfuit par la fenêtre.

Le professeur, qui s’apprêtait à former le numéro de Bourié, changea d’avis et appela l’office des sangsues médicinales, dit que c’était le professeur Kouzmine à l’appareil et qu’il demandait qu’on lui apporte le plus vite possible des sangsues à domicile. Après avoir raccroché, il se retourna de nouveau vers son bureau, et poussa un hurlement. Une femme en cornette de sœur de charité était assise derrière le bureau. Elle tenait un petit sac sur lequel était inscrit le mot « sangsues ». Si le professeur avait hurlé, c’était surtout en voyant sa bouche : une bouche d’homme, tordue, fendue jusqu’aux oreilles, et garnie d’une seule dent semblable à un croc. Et ses yeux étaient morts.

– Je prends l’argent, dit l’infirmière d’une voix basse, masculine. Il n’a pas besoin de traîner ici.

Elle allongea une patte d’oiseau, rassembla les étiquettes, et se dissipa dans l’air.

… Deux heures avaient passé. Le professeur Kouzmine était allongé sur son lit, dans sa chambre. Des sangsues étaient fixées à ses tempes, derrière ses oreilles et à son cou. Aux pieds de Kouzmine, sur la courtepointe de soie, était assis un homme à moustaches blanches. C’était le professeur Bourié, qui regardait Kouzmine avec compassion et essayait de le réconforter en lui disant que tout cela n’était que balivernes et n’avait jamais existé. Derrière la fenêtre, il faisait nuit.

Y eut-il, cette nuit-là, à Moscou, d’autres événements insolites ? Nous l’ignorons et, naturellement, nous ne chercherons pas à le savoir — d’autant plus que le moment est venu de passer à la seconde partie de cette véridique histoire.

Lecteur — suis-moi !



[ ... ]


P.-S.

L’illustration est de l’artiste Wolfgang Hutter.

À propos de cette édition électronique :

- Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe "Ebooks libres et gratuits" :
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/.

- Janvier 2006

Source : Mikhaïl Boulgakov, LE MAÎTRE ET MARGUERITE (1928-1940).

Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : BrunoB, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

- Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

- Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

Actualité du Maître et Marguerite et de Mikhaïl Boulgakov en janvier/février 2013 à Paris, (La RdR).

Notes

[1Mikhaïl Boulgakov,
LE MAÎTRE ET MARGUERITE, roman (1928-1940). Traduction en français de Claude Ligny (1967) - libre de droits ; 334 pages ; téléchargement : ebooks libres et gratuits. Table des matières :

PREMIÈRE PARTIE

- CHAPITRE I Ne parlez jamais à des inconnus
- CHAPITRE II Ponce Pilate
- CHAPITRE III La septième preuve
- CHAPITRE IV Poursuite
- CHAPITRE V Ce qui s’est passé à Griboïedov
- CHAPITRE VI La schizophrénie, comme il a été dit
- CHAPITRE VII Un mauvais appartement
- CHAPITRE VIII Duel d’un professeur et d’un poète
- CHAPITRE IX Les inventions de Koroviev
- CHAPITRE X Des nouvelles de Yalta
- CHAPITRE XI Le dédoublement d’Ivan
- CHAPITRE XII La magie noire et ses secrets révélés
- CHAPITRE XIII Apparition du héros
- CHAPITRE XIV Gloire au coq !
- CHAPITRE XV Le songe de Nicanor Ivanovitch
- CHAPITRE XVI Le supplice
- CHAPITRE XVII Une journée agitée
- CHAPITRE XVIII Des visiteurs malchanceux

DEUXIÈME PARTIE

- CHAPITRE XIX Marguerite
- CHAPITRE XX La crème d’Azazello
- CHAPITRE XXI Dans les airs
- CHAPITRE XXII Aux chandelles
- CHAPITRE XXIII Un grand bal chez Satan
- CHAPITRE XXIV Réapparition du maître
- CHAPITRE XXV Comment le procurateur tenta de sauver Judas de Kerioth
- CHAPITRE XXVI L’enterrement
- CHAPITRE XXVII La fin de l’appartement 50
- CHAPITRE XXVIII Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth
- CHAPITRE XXIX Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé
- CHAPITRE XXX Il est temps ! Il est temps
- CHAPITRE XXXI Sur le mont des Moineaux
- CHAPITRE XXXII Grâce et repos éternel

ÉPILOGUE.

Le site http://www.masterandmargarita.eu/ ; l’article éponyme @ fr.wikipedia.

[2Le découpage du roman en cinq épisodes, leur numérotation et leurs titres pour repères, sont un choix arbitraire de La RdR afin d’organiser la publication en série.

1 Message

  • Le Maître et Marguerite (3) - Le grand carnaval 24 janvier 2013 20:55, par Lucien O.

    Mali, 2013.
    "Les visages des futurs alpinistes s’assombrirent, mais le directeur fit appel à la vaillance de tous. Quant au spécialiste, il plaisanta, fit de l’esprit, et leur jura la main sur le cœur que cette activité ne leur prendrait qu’un temps dérisoire, alors qu’elle leur apporterait — soit dit en passant — des tombereaux d’avantages."
    Combien de morts civils si l’on compte les femmes et les enfants touaregs dont les campements ont été - sont encore ? - bombardés ? Silence radio.
    "C’était le professeur Bourié, qui regardait Kouzmine avec compassion et essayait de le réconforter en lui disant que tout cela n’était que balivernes et n’avait jamais existé. Derrière la fenêtre, il faisait nuit."
    Peut-on ajouter en matière de désordre du sens quelques mots sur des phalanges djihadistes françaises exporttées en Syrie avec la bénédiction secrète des Affaires étrangères divines : est-ce pour s’en débarrasser ?

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter