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L’écriture de la guerre chez Alain Mabanckou et E. B. Dongala 

mercredi 28 avril 2010, par Yves Mbama-Ngankoua

A Hilaire BOUKA (1956-2005) in memoriam

INTRODUCTION

Après la littérature qui a dénoncé le colonialisme, les pouvoirs autoritaires… les écrivains africains font le travail de l’historien et du sociologue lorsqu’ils parlent des sujets de société comme les guerres civiles qui ravagent la plupart des pays du continent noir. Certes Chinua Achebé avait déjà écrit sur la guerre civile qui opposa les Ibos au pouvoir central nigérian. Depuis la fin de l’Apartheid qui a donné aux lettres sud africaines le sujet de nombreux romans et pièces de théâtre, le génocide rwandais de 1994 semble être le moment historial qui réintroduit la guerre comme réalité africaine dans le roman. Les atrocités commises au Rwanda ont choqué les consciences africaines au point où des écrivains comme Boris Boubacar Diop ont analysé ou romancé sur celles-ci. Après le Rwanda, la Sierra Leone, le Liberia et les deux Congos sont devenus les théâtres absurdes des tueries barbares. Outre le déchaînement des instincts primitifs, toutes ces guerres se caractérisent par l’irruption de l’enfant-soldat. Alain Mabanckou et E.B. Dongala se sont intéressés à la/ aux guerre (s) qui a/ ont ravagé leur pays, le Congo Brazzaville.
Après la vague des conférences nationales des années 1990, le Congo Brazzaville adopte le multipartisme. Mais le pays sombre dans une période de guerres civiles que l’historien congolais Dominique Ngoïe Ngalla qualifie avec justesse d’« ère du retour des ethnies » où l’Autre est regardé d’un œil torve et anxieux, où les milices, hordes de gueux drogués, bras armés ethniques des partis politiques composées essentiellement des enfants désoeuvrés sèment la terreur en massacrant, violant, volant et en saccageant tout sur leur passage. C’est avec ces enfants que nous allons cheminer, le cœur renversé, pour assister à leurs exploits. Johnny Chien Méchant de Dongala (2002) et Les Petits fils nègres de Vercingétorix de Mabanckou (2002) regorgent de récits de guerre où le cocasse côtoie le cruel. Nous analyserons donc comment les acteurs et leurs victimes parlent de la guerre.

I - La scène de l’action

L’un des deux textes qui composent notre corpus est un écran qui montre Brazzaville, la capitale du Congo, à feu et à sang. Les Petits fils nègres de Vercingétorix est le journal d’une des victimes de ces guerres, Hortense Eloki.

Dès la préface, le lecteur est informé que le pays dont il est question vient de changer de régime politique à la suite d’une guerre civile. L’une des causes de cette guerre est politique : s’emparer du pouvoir ; moralité les habitants du Viétongo (sont) pour la plupart dispersés dans les forêts de l’arrière pays. [1]
Mabanckou a voulu ancrer son récit, « le Journal d’Hortense Iloki », dans un pays phantasmé, imaginaire cependant facilement identifiable grâce à la description géographique que l’auteur en fait, sa superficie 342 000 Km², le nombre d’habitants, le rôle historique joué par sa capitale dans l’histoire de la France contemporaine : capitale de l’Afrique équatoriale française et de la France libre du général de Gaulle. Les noms de certaines localités renvoient au Congo Brazzaville : Louboulou, petite bourgade de la sous-préfecture de Mabombo, département de la Bouenza. Cette dernière localité devient par la magie du romancier une ville dotée d’un aéroport (p 168). De même, la capitale de cuvette congolaise, Owando, y est citée, Mayombe : la forêt frontière entre le Niari et le Kouilou, Dziama, anagramme de Madzia, ville-gare au sud de Brazzaville. L’autre ville évoquée qui renvoie au Congo-Brazzaville est Pointe-Noire devenue « Pointe-Rouge », le seul endroit épargné par les événements (p 185). Certains événements cités dans ces textes renvoient au martyrologue congolais : l’assassinat du président Marien Ngouabi ainsi que celui du capitaine kimbouala kaya le 18 mars 1977 devenus l’Immortel pour le premier nommé et Kaya-Kaya pour le second ainsi que les événements d’Okonongo relatifs à la capture et au massacre du capitaine Pierre Anga en 1987.
Dans Johnny Chient Méchant, l’espace congolais est nommé à travers des événements facilement identifiables. Laokolé met le lecteur sur la piste de la guerre du 5 juin 1997 à l’issue de laquelle le général Sassou Nguesso s’emparera du pouvoir :

j’étais au lycée. Par malheur, c’était la première journée du bac et rien ne laissait prévoir le chaos qui allait s’abattre sur la ville.(…) Evidemment, l’examen avait été arrêté dans la panique générale [2].
A la recherche d’un nom pour leur faction Johnny Chien Méchant, le narrateur du roman éponyme parle des noms idiots comme Ninjas, Cobras, Zoulous, Mambas, Requins, Condors, Faucons, etc [3]. Or, tous ces noms nous rappellent les milices ethniques rendues célèbres au Congo dans les guerres de 1993-1994, 1997-2002. Elles se sont illustrées par leur cruauté inouïe. Le lecteur en a des échos dispersés dans le corpus que nous avons choisi.
Nous ne sommes plus les Mata-Mata. Notre commando doit choisir un nouveau nom [4].
Dans les langues du groupe kongo, « mata » veut dire fusils, armes au pluriel. Ailleurs, le narrateur rapporte un épisode au cours duquel les acteurs de la tragédie qui sont toujours en quête de noms de guerre les puisent dans le fonds culturel congolais. Ils font appel à ce qui évoque la brûlure, la méchanceté, quelque chose qui provoque la terreur, l’émoi chez la victime comme le piment ou pili pili. Malgré tout, les combattants semblent ne pas se satisfaire de ces noms. Celui qui s’appelait « pili pili devient Giap  ». Le pili pili est le piment qui brûle les papilles. Pour finir avec cette question de nom, le narrateur passe en revue tout ce qui, dans la culture populaire congolaise, véhicule la force, la puissance et jette l’effroi chez l’ennemi. Après la flore, c’est autour de la faune notamment les félins de fournir la panoplie nécessaire :

Les Lions indomptables ! Voilà notre nouveau nom (Le clin d’œil à l’équipe du Cameroun de football, plusieurs fois championne d’Afrique et finaliste de la coupe du monde, est évident). Panthère… Panthère. Non, trop commun, trop vulgaire. Jaguar ! Voilà, Jaguar ! C’est la plus dangereuse des panthères et elle ne vit même pas ici chez nous. (Je me suis rappelé d’un film indien ou brésilien dans lequel un homme s’était fait bouffer les tripes par un jaguar. Nous sommes le « Commando Jaguar » ! [5]

Dans le registre exotique, la plupart des personnages portent des noms qui évoquent les guerres du Vietnam, le conflit bosniaque… : Giap, Exocet, Missile… Mais le soldat doit être doté d’une force ou d’une puissance, d’un courage extraordinaires lorsqu’il est à l’oeuvre. Pour cela, il lui faut consommer de la drogue ou porter sur lui des sortes d’amulettes auxquelles on attribue plusieurs pouvoirs. Ainsi le narrateur parle des plantes hallucinogènes fumées au Congo, auxquelles on attribue des effets dopants : le chanvre indien, par exemple :

Un nom n’est jamais innocent. Lifwa Liwa ne fait pas peur : quelqu’un qui trompe la mort est certainement malin, rusé, astucieux, ringard, mais n’a jamais semé la terreur dans le camp ennemi. Désormais, je me ferais appeler Matiti Mabé, la Mauvaise Herbe. Mauvaise comme le Diamba, le chanvre fort de chez nous qui fait tourner la tête et rend fou, mauvaise comme le champignon vénéneux qui tue ! Matiti Mabé ! [6]

Johnny, le narrateur du roman de Dongala, est en phase avec la société congolaise dans laquelle il évolue. En effet, pour le congolais, le soldat, le vrai est celui qui marche torse bombé, yeux rougis par les substances tel que le « le curare » qu’il consomme. Le « curare », Matiti Mabé dope le soldat, le rend courageux. Aussi, avant de violer son amie Lovelita, Johnny Chien Méchant roule une cigarette de chanvre qu’il ordonne à Lovelita de fumer le joint (avec moi)…et je l’ai entraînée loin des regards dans l’herbe haute. [7]
A côté des herbes dopantes ou hallucinogènes – Matiti Mabé – Johnny décrit une autre réalité en vogue au Congo – le port des gris-gris censés éloigner le mauvais sort ou rendre invulnérable celui qui les a sur lui. Dans ce dernier cas, on parle d’un « anti-balles ». Sur les lieux de travail, dans ceux de jouissance et de sport, sur le champ de bataille, chacun a son amulette.
Johnny constate, convaincu que l’un de ses camarades était brave à cause du gris-gris : attaché à son biceps qui le protégeait des balles. Ces gris-gris-là, quand il travaillait à faible puissance, transformait les balles en mottes de terre humide tandis qu’à puissance maximum, il les faisait ricocher sur son corps et elles revenaient frapper celui qui les avait tirées. [8]
Sûr de sa force et de la puissance surnaturelle procurées par le gris-gris, tout conseil devient superflu.

Cette petite bourse de gris-gris…faisait aussi monter la colère à sa tête et le rendait méchant comme le gorille. Quand il la portait, il n’écoutait personne, ne craignait rien, grimpait au cocotier en un quart de seconde et il ne fallait pas s’aventurer à lui dire quelque chose de sensé… [9]

Soldat congolais, Johnny lui-même en a. Il est cousu de petits morceaux de miroir qui aveuglerait l’adversaire mais aussi parce que les miroirs dévient la trajectoire de balles. Autour de mon cou, j’avais enfilé mon collier de coquilles sur lequel j’avais attaché trois petits sachets de gris-gris différents dont l’un avait le pouvoir de rendre invisible [10].
Rassuré par les effets conjugués de Matiti Mabé et des gris-gris, Johnny Chien Méchant peut enfin se rendre au combat, le cœur net.
Sur cette question, Dongala s’éloigne de son jeune compatriote Alain Mabanckou. En effet, dans le texte de Mabanckou, les noms sont congolais, ancrant ainsi son texte dans un espace culturel qui lui est familier. Mais ses personnages essentiellement féminins ne vantent pas les bienfaits du curare, ils n’ont pas sur eux les gris-gris. Alors que Dongala montre à travers les noms et les traits culturels que le « soldat » congolais reste attaché à son environnement tout en ayant en tête les souvenirs des films qu’il a vus. Il suit l’actualité internationale. Rien n’est laissé de côté : cinéma, médias audiovisuels et peut-être presse écrite lui servent d’exemple.

II - Johnny Chien Méchant et les autres saccagent la ville

Qu’est-ce que une guerre civile ? … une guerre civile oppose des concitoyens et non pas des citoyens de pays différents…la guerre civile apparaît (au moins dans sa forme classique) comme une insurrection armée émanant d’une partie d’un corps social contre le gouvernement en place, écrit Victor-Yves Ghebali [11].
Dans un pays où toutes les structures de l’Etat sont solides, la guerre entre une ou deux des composantes ethniques entraînées par une logique de guerre fatricide, tel est ce qu’on entend par guerre civile. Dans ce type de guerre, l’ennemi est celui qui, d’une façon ou d’une autre, met en péril la communauté. La guerre dont Johnny Chien Méchant est l’un des héros est la traduction funeste d’un affrontement politique qui, ailleurs, se limite aux joutes oratoires et trouve sa résolution par la médiation de la représentation nationale à travers le Parlement : … lorsque les combats avaient commencé nous on savait seulement que, comme d’habitude, deux leaders politiques se battaient pour le pouvoir après des élections que l’un disait truquées et que l’autre disait démocratiques et transparentes [12]. Le roman de Dongala se passe après que le président au pouvoir a été déchu :

je lui ai annoncé rapidement que les troupes gouvernementales celles qui nous avaient pillées la dernière fois, étaient en déroute et fuyaient la ville tandis que des troupes rebelles y entraient en ce moment même, ce qui voulait dire qu’un pillage n’allait pas tarder. Je lui ai répété que les troupes rebelles et les troupes qui étaient rebelles étaient maintenant les troupes du gouvernement [13].

Avec sa candeur juvénile, Laokolé montre que dans ce pays, il n’y a pas d’armée nationale et républicaine ; à la place, un ramassis de pilleurs qui profitent de l’arme de guerre qu’ils ont entre les mains pour s’enrichir. Pour cela, le pouvoir et les instruments de souveraineté étant mis à mal, les troupes rebelles peuvent enfin s’adonner à cœur joie au saccage de la ville, au viol des femmes et des filles. Le général Giap a proclamé un pillage de quarante huit heures et plus loin je lui ai dit qu’un pillage allait commencer dans quelques heures et qu’il fallait que nous nous dépêchions, il ne fallait pas se laisser surprendre comme la dernière fois [14].
Toute écriture sur les guerres des pauvres, celles qui ravagent l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine ou les Balkans insiste sur le pillage. Birahima, l’enfant soldat de la guerre du Libéria, le héros du roman de Kourouma Allah n’est pas obligé, le dit avec effronterie : Dans toutes les guerres tribales et au Libéria, les enfants soldats (…) ne sont pas payés ; comme rétribution, nous avons pillé [15].
Ce pillage fait partie de la solde des milices ethniques et du résidu de l’armée. Pour faire face aux difficultés financières du moment, il a été autorisé, et ordonné par les nouvelles autorités de piller.

Giap a autorisé un pillage général de quarante-huit heures (…). Pour fêter cette victoire du peuple libéré, moi, Général Giap, avec l’accord de notre nouveau président, je vous donne l’autorisation de vous servir pendant quarante-huit heures. Servez-vous donc, prenez tout ce que vous voulez, cela fait partie de la victoire, c’est la prime de guerre. Servez-vous donc jusqu’à lundi [16].

On croit entendre les propos inouïs de cet officier congolais qui ont été largement diffusés en octobre 1997 à Brazzaville par les médias « nationaux » et internationaux. Mais que vont-ils piller dans ce pays où le plus riche des habitants vit avec moins de deux dollars par jour ? Que peuvent-ils piller dans cette ville où les maisons ne sont que des mansardes ?
Ici les choses n’avaient plus aucune logique, on saccageait pour saccager, on tuait pour tuer, on pillait pour piller même les choses les plus invraisemblables dont une table bancale constate, hébétée Laokolé.
Piller un pauvre est un acte méchant qui provoque la nausée ; par contre, piller un riche qui a plusieurs voitures, des biens acquis frauduleusement s’apparente fort à une revanche sur les puissants :

j’étais chez M. Ibarra, dit Johnny Chien Méchant avec assurance, l’un de ces grands qui passaient dans leurs véhicules luxueux en nous méprisant en ignorant la misère autour d’eux. Ces grands qui volaient l’argent de l’Etat pour bâtir leurs villas et entretenir leurs maîtresses, qui n’avaient pas besoin de construire des hôpitaux ou des écoles ici au pays puisque dès qu’ils avaient un petit mal de tête ils prenaient l’avion pour l’Amérique ou l’Europe pour se faire soigner. Ouais, j’étais dans la maison d’un grand. J’ai posé mes fesses dans le fauteuil d’un grand, j’ai bu dans les verres d’un grand [17].

Ibarra est l’un des grands de la capitale, sinon du pays. Dans le français du Congo, un « grand » est un riche, un notable, quelqu’un qui a le pouvoir, une autorité mais aussi l’homme du pouvoir. De même que Johnny est débordé d’orgueil pour avoir pillé, assis et bu chez M Ibarra ; violer la femme « d’un grand » donne à celui qui pose cet acte une autre dimension. Cet acte l’affranchit imaginairement des riches et des puissants. Johnny a changé de statut et de classe sociale : je me suis senti comme un grand. Je baisais aussi une intellectuelle pour la première fois de ma vie. Je me suis senti plus intelligent [18].
M. Ibarra est traumatisé, il n’a plus que ses yeux pour pleurer, tant il est choqué par le spectacle qu’il voit : Pendant ce temps M. Ibarra pleurait littéralement devant son impuissance. Rien ne peut humilier plus un homme que d’humilier sa femme en sa présence sans qu’il ne puisse rien faire pour elle [19].
Cette volonté funeste de prendre la revanche sur le destin pousse Johnny Chien Méchant à violer Tanya Toyo, la belle présentatrice vedette du journal du soir : je lui ai dit d’enlever son grand boubou, son pagne et son soutien car je voulais voir ses seins. Elle m’a regardé sans réagir. Alors j’ai perdu patience. J’ai arraché le grand boubou et déchiré son soutien-gorge. Elle me résistait plus, elle se laissait faire [20].
Le viol ainsi que le pillage sont devenus une arme de guerre. Ils sont le moyen d’anéantir l’Autre. Mais cette stratégie macabre de la guerre est lourde de conséquences : métissage forcé de la société et maternité forcée, propagation des maladies sexuellement transmissibles et de la pandémie du sida : C’est cela qui est magnifique avec un fusil, qui peut résister ? [21] Avant de mettre en garde les puissants : Messieurs les grands de ce monde, sachez que les petits existent aussi et chaque fois qu’ils le pourront, ils ne vous rateront pas. Ouais, vous avez intérêt à le savoir [22].
L’arme devient le signe de virilité comme l’ont été les machettes pendant la guerre du Rwanda. La politique est pour Johnny Chien Méchant un prétexte pour s’enrichir, pour obtenir tout ce qu’il il ne pouvait obtenir en temps de paix. La détention d’une arme le rend puissant. Il devient grand à son tour.
Les guerres des pauvres sont aussi des guerres pour la survie, le paraître, la domestication et la possession du monde des dominants. Aux politiciens, la lutte pour s’accaparer les restes de l’Etat et contrôler les richesses générées par l’exploitation des matières premières dont le pétrole ; aux milices ethniques l’arme pour anéantir l’Autre qui tente(rait) de résister. Pour éviter d’être mal jugées, elles ont pris le masque de défenseurs des idéaux de la liberté et de la démocratie. Les politiciens leur ont enjoint de dire (…) que nous combattions pour la liberté et la démocratie et cela pour nous attirer les sympathies du monde extérieur [23].
Viols, exécutions sommaires et bombardements alternent dans les récits de Johnny Chien Méchant et de Laokolé. Face à cela, les populations affolées quittent massivement leurs maisons. Elles errent à la recherche d’un lieu sûr.
Dans la littérature africaine portant sur la guerre civile, le pillage est le thème récurrent. Sur la question du pillage, Kourouma fait dire à Birahima, l’enfant-soldat, le narrateur d’Allah n’est pas obligé ce que Dongala a mis dans la bouche de Johnny Chien Méchant : Dans toutes les guerres tribales et au Libéria, les enfants soldats ou Small-soldiers (…) tuent les habitants et emportent tout ce qui est bon à prendre. [24] L’arme est un instrument de pressuration de la population : … Avec les kalachnikov, les enfants-soldats avaient tout et tout. Ils avaient de l’argent, même des dollars américains. Ils avaient des chaussures, des galons, des radios, des casquettes et même des voitures qu’on appelle aussi 4×4. [25]
La philosophie est la même chez tous les enfants-soldats au service d’un chef de guerre. Devant une telle situation, baluchons sur la tête, bébés solidement attachés au dos… les populations quittent non seulement leur quartier et maisons mais aussi la ville. Vers où vont-elles se diriger ? Où trouveront-elles un havre de paix ? Ces molochs que sont les milices ethniques, et les mercenaires les laisseront-elles s’installer et goûter enfin un peu de pain ?

III - L’Exode et les massacres

L’écrivain se sent habituellement investi de la mission de communiquer à autrui ce qu’il a vu, éprouvé, entendu, à sa façon et selon ses moyens. Ce désir de transmettre s’accroît au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la sphère intime, privée pour aborder l’Histoire en marche, écrit Sophie Kepes à propos de la responsabilité de l’écrivain bosniaque face au siège de Sarajevo et d’autres villes bosniaques [26].
Le romancier africain observe son monde et aborde au vol cette Histoire en marche. Le Journal d’Hortense Iloki mis en page et publié par Mabanckou fait une observation socio-politique : le Congo est un pays où les antagonismes ne s’originent pas seulement dans sa scission ethnico-administrative : ethnies, clans ou régions mais ils transcendent ces frontières comme le montre l’affaire dite d’Okonongo, relative au massacre du capitaine Pierre Anga. L’affaire d’Okonongo eut lieu en 1987, un capitaine se rebelle contre le pouvoir en place en république populaire du Congo, il se réfugie dans son village d’Okonongo, dans le district d’Owando, puis il quitte le village pour se réfugier dans la forêt. Avec l’aide du gouvernement français, M. Sassou Nguesso réussit à capturer le capitaine rebelle. Les habitants d’Okonongo sont massacrés ; ceux qui parmi eux ne le sont pas, subissent les pires humiliations. Or, le capitaine Anga et le président du Congo sont deux anciens camarades du Comité Militaire du Parti (CMP) ; tous les deux sont originaires de la même région ; leurs tribus sont « sœurs ». Dès lors que leurs intérêts ont divergé, le Président, avec le soutien de la France – en période de cohabitation – n’a pas hésité à faire assassiner son frère d’armes, son frère de la région. Le raccourci qui consiste toutes les fois à ramener les drames qui se jouent en Afrique à des conflits ethniques et claniques est une feinte intellectuelle qui vient de l’anathème longtemps jeté sur l’Afrique où les oppositions philosophico-politiques ne seraient qu’un prolongement des antagonismes ethniques. C’est une manière élégante et insultante de nier à l’Africain une quelconque maturité politique. Ce déni est à la base du refus de voir l’Africain jouer un rôle historique.
Pourtant, si les deux romanciers qui nous occupent ici sont nuancés quant au manichéisme Nord Sud que nous venons de dénoncer, ils montrent que la ville de Brazzaville, à l’instar du Congo, est elle aussi divisée en quartiers « ethniquement corrects ». Cette situation culturelle, historique, sociale est ignominieusement exploitée par les politiciens dans la résolution de leurs différends.

Mapapouville s’était désormais scindée en deux. Au nord de la ville, le général et ses Romains attendaient les assauts du pouvoir mais projetaient d’assiéger la capitale. Au sud, son Excellence et ses Anacondas imaginaient toutes sortes de stratagèmes en vue de désarmer leurs adversaires d’en face, capturer les criminels et traduire le général en justice pour complicité d’assassinat [27].

Dans Le Retour des Ethnies : La violence identitaire. Quel Etat pour l’Afrique ? l’universitaire congolais Dominique Ngoïe Ngalla, après avoir montré que la capitale du Congo est divisée en deux, analyse les conséquences de cette division sur le plan culturel et sur la vision politique [28]. Peu active en temps de paix, cette division devient funeste en temps de guerre. Mabanckou met le lecteur sur les traces d’Hortense Iloki et de sa jeune fille, errant de Mapapouville à Pointe Rouge en passant par Louboulou. Mais le roman qui montre les errants démunis, traqués sans cesse par la mort gratuitement donnée par les milices reste Johnny Chien Méchant de Dongala.

IV - La réalité au secours de l’imaginaire

Je pars de la réalité autour de moi et je crée mon imaginaire. Je lisais les réflexions très intéressantes d’un homme de théâtre anglais, Edward Bond, qui disait que c’est l’imaginaire qui crée l’humanité [29].
La réalité dont il est question ici, c’est la ville en proie au pillage, avec des quartiers entiers littéralement vidés de leurs habitants quand ils ne sont pas massacrés, des maisons pillées avant d’être détruites. L’imaginaire, pour Johnny Chien Méchant, ce sont des noms de pays ou de villes, théâtres des violences, des guerres civiles : Kandahar en Afghanistan, Huambo en Angola, réalité lointaine néanmoins rendue familière au reste du monde grâce à la magie des médias audiovisuels. Cependant, pour échapper à l’emprise de la réalité, le romancier invente. Johnny Chien Méchant, Giap et les autres combattants les Mayi Dogos aussi appelés « Tchétchènes » [30]. Pourquoi Dongala préfère-t-il nommer ces pauvres Mayi Dogos par un patronyme qui symbolise le martyre ? A coup sûr, à cause de la similarité de leur sort. Pour l’anecdote, pendant la première guerre (1992-1993) de Brazzaville opposant les Koongo Laadi aux Koongo de la Vallée du Niari, les premiers nommés étaient appelés Tcheks (abréviation de Tchétchènes). Dongala s’est donc souvenu de cette période. Son texte est un condensé des deux guerres qui ont ensanglanté Brazzaville d’abord et le sud de ce pays ensuite. Comme les Tchétchènes jetés sur les routes baluchons sur la tête s’ils ne sont pas entassés dans des remorques agricoles, les Mayi Dogos n’ont qu’une idée en tête, se mettre à l’abri. «  fuir, et fuir avec ses biens les plus précieux. Les gens transportaient leurs richesses sur la tête, au dos, dans des brouettes, dans des cuvettes, des hottes… l’essentiel était qu’ils nous aident à survivre constate Laokolé [31].
Spectacle poignant que celui de voir ces personnes exténuées, décharnées prenant d’assaut les routes, déambulant, tel un troupeau, à la recherche d’un pâturage verdoyant. Comme le troupeau, elles courent parce que les bêtes qui ouvrent le chemin se mettent à courir. A la détresse de Laokolé et des autres « Tchétchènes », répond l’arrogance révoltante de Johnny Chien Méchant :

Les bombardements de Kandahar avaient donc commencé à l’aube… Je jubilais car cela allait neutraliser autant de tchétchènes que possible avant l’assant, et tant pis pour le reste de la population du quartier, ils n’avaient qu’à ne pas naître Mayi Dogos. (…) . Cette fois-ci c’était la fin des Tchétchènes et de l’arrogance des Mayi-Dogos. Nous étions dans leur fief, nous allions leur donner une bonne leçon pour qu’ils comprennent une fois pour toutes qu’ils devraient laisser notre général président commander [32].

Laokolé et Johnny Chien Méchant semblent dialoguer à distance, chacun défendant son camp, sa conception du vivre-ensemble que leur impose la ville. Le lecteur attend avec impatience qu’ils soient l’un en face de l’autre.
L’une, Laokolé, n’a pour arme que la soif de vivre ; la peur au ventre, elle est prête à tout pour sauver ce qu’elle a de très cher, la vie. L’autre, Johnny, armé de son fusil d’assaut, soutenu par les nouvelles autorités, est sûr de triompher. Comme dans la tragédie grecque ou dans un film de « western », la tension est à son comble. Habitée par le rêve de vivre, Laokolé, naïve, espère trouver refuge dans une ambassade. Elle croit apitoyer les représentants étrangers au nom des principes qui sous-tendent la conception politique de certains pays : celui de la fraternité humaine et celui de l’assistance des peuples en danger. A contrario, Johnny Chien Méchant est un partisan de la realpolitik dans la mesure où il sait que les ambassades accréditées dans un pays – dans ce cas précis, il s’agit du sien – défendent avant tout les intérêts de leurs pays d’origine. Tous les discours sur la fraternité humaine, sur les droits de l’homme résonnent faux. Ils sont destinés à amuser la galerie. En tout cas en Afrique, du Biafra au Rwanda en passant par le Liberia, la Sierra Leone, ces discours n’ont jamais montré leur efficacité. Malgré tout, Laokolé ainsi que tous les autres Mayi-Dogos espèrent toujours trouver refuge dans les ambassades ou dans les représentations des organisations internationales :

un cri a surgi et a parcouru la foule : « Ambassade ! » Je ne sais pas de quelle ambassade on parlait, mais tout d’un coup ç’a été comme un mot de passe ; un mot qui nous ouvrait la porte de l’espoir… J’avais toujours appris que les ambassades étaient des domaines inviolables, (…) j’avais également entendu parler de la Communauté internationale, en particulier les mots fétiches d’ « aide de la Communauté internationale ». Et avec ces mots j’avais aussi appris que cette Communauté internationale s’opposait à la barbarie, et que jamais plus elle ne croiserait les bras devant le massacre d’un peuple, d’une communauté. Nous étions un peuple, une communauté en train d’être massacrée, elle ne nous laisserait donc pas tomber. Au fait, que représentait cette fameuse Communauté ? [33] dit Laokolé.

Laokolé pose le problème de notre humanité conventionnelle. Elle se demande ce qu’un homme. Celui-ci est-il encore doué d’une raison ? La question fondamentale qui occupe toute la pensée de Laokolé est celle de savoir si l’homme ne devrait-il pas être autrement. Elle pose donc l’exigence de justice Johnny Chien Méchant comme Birahima (Allah n’est pas obligé) ne sont pas conscients de leur inhumanité.
En effet, les ambassades étrangères n’ont pas à accueillir les nouveaux barbares les mots sont de Coetzee, ceux que le nouveau pouvoir désigne par génocidaires : Il semblait que toutes avaient reçu la même consigne : ne pas ouvrir leurs portes [34] ; de plus : à présent c’était nous qui faisions face à un mur : serions-nous les nouveaux barbares qui prenaient d’assaut les forteresses érigées par les nouveaux maîtres du monde ? [35]
Dans le texte de Dongala, il y a une appropriation des termes, des interrogations qui amènent le lecteur à jeter un regard suspect sur les rapports entre les Africains et les Autres – les Occidentaux.
Mabanckou et Dongala ont écrit l’histoire en marche pour que le lecteur se souvienne. « Se souvenir c’est déjà le début d’une prise de conscience : « … faire parler la souffrance est la condition de toute vérité » [36]. Ils montrent un peuple traqué, exposé aux feux croisés des Mata Mata et leurs supplétifs de mercenaires. Aucun coin de la ville, aucun village ne sont épargnés. Aucune arme n’est exclue. Un jour, Hortense Iloki et les autres habitants de Louboulou sont surpris par un bruit inhabituel au point que :

la terre bouge, comme si notre case allait s’effondrer d’un moment à l’autre. Le bruit que nous entendons dehors n’est pas celui des corbeaux, même s’il vient du ciel. Un bruit assourdissant. On dirait de la ferraille qui s’entrechoque. Des moteurs qui cafouillent. Je ne me trompe pas ; c’est un hélicoptère qui va se poser à l’entrée de Louboulou. Nous entendons aussi des klaxons d’automobiles de l’autre côté du village. Des jeep, à coup sûr [37].

De même, après avoir quitté le camp de réfugiés, Laokolé se retrouve par hasard dans un groupe d’une vingtaine de personnes dont le leader était un homme qui avait généreusement offert de conduire dans son village ceux qui voulaient bien suivre.(…) . Lui au moins avait un village [38].
Et pourtant la paix espérée, les bouffées d’air pur aspirées sont précaires, d’autant que la parole du président Dabanga doit être traduite dans les faits et ce quel qu’en soit le prix pour les Mayi Dogos :

Je suis allée tout au bout du village, à la lisière de la forêt… A peine avais-je entendu des bruits de moteur que le premier hélicoptère était déjà sur le village. Un autre a surgi du côté opposé et les deux se sont mis à nous bombarder. (…) J’ai entendu des cris, des hurlements (…) plusieurs maisons ont pris feu. Puis ils sont partis, vers l’est… Je ne suis pas arrivée que de nouveaux bombardements ont commencé, cette fois-ci du côté de la route. Des blindés sur roues. Et un bahut d’où ont sauté des militaires. Ils hurlaient, tiraient sur tout. [39].

Dans le discours des politiciens congolais l’Autre doit être détruit dès que celui-ci ne l’a pas soutenu ou s’il n’est pas membre de son parti ou de son ethnie, ce qui revient au même. Sur cette question, le professeur Dominique Ngoïe Ngalla écrit :
L’acceptation de l’autre différent de soi, la reconnaissance de son droit à la différence relèvent de la culture, et passent par une certaine ascèse dont ne sont surtout pas capables nos rustres. Mais certainement comme fait sociologique massif, l’intolérance ethnique dans notre pays est un produit de la ville. En y entassant des hommes et des femmes de toutes origines ethniques et de toutes conditions sociales sur un espace exigu où des mécanismes de leur lente et progressive intégration n’avaient pas été prévus, exposant de différence à l’affrontement direct, le hasard de l’histoire et les fondateurs de ce que Georges Balandier nomme par ce terme qui veut tout dire, les Brazzavilles noires, amassaient pour le futur du matériau pour un beau tapage, et du comestible pour des déflagrations inévitables lorsque des intérêts majeurs visés par des groupes qui s’excluent seraient en jeu. Et puisque c’est le pouvoir qui y donne accès, on se battra pour s’en emparer. Et on veillera pour tenir loin de ce pouvoir ceux qui ne sont pas nos parents ceux qui n’appartiennent pas à la même communauté culturelle que nous [40]

Cette tragédie congolaise est en miniature la tragédie africaine d’autant plus qu’éclatent, ici et là, des guerres à « forte dose » ethnique. Face à cette situation, Ngoïe Ngalla laisse éclater sa colère :

Nous périrons tous. Riches et pauvres. Ceux qui auront engrangé, et ceux qui n’auront pas engrangé, parce que des brigands les auront dépouillés de leur patrimoine, ou les auront empêchés de le constituer. Les brigands, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui, par la ruse, l’intrigue et la menace, ont fabriqué à notre peuple le terrible destin qui le broie aujourd’hui. [41].

Ailleurs, ces violences identitaires et égoïstes ont accouché d’un Etat. Elles ont permis de nouer un lien fort entre les différentes composantes ethniques dans la construction d’une Nation solide où les antagonismes sont résolus au Parlement, dans les médias, espaces de médiation ouverts à tous. L’exemple de l’Europe est à lui-seul édifiant, elle, qui se lance à l’aventure de mettre en commun le destin des peuples qui se sont longtemps combattus. Cet exemple force l’admiration. Pour cela, il a fallu la clairvoyance de quelques politiciens, de quelques illuminés au sens propre de ce terme pour que les peuples d’Europe se décident à sortir du cocon nationaliste pour aller à la rencontre de l’Autre.
Au Congo Brazzaville, les politiciens qui sont restés les mêmes depuis l’indépendance gèrent leurs rancoeurs, leurs frustrations. Aucun n’ose travailler pour atténuer les antagonismes persistants et traumatisants. Dans un pays où le poids de l’ethnie est considérable, ces contradictions quittent le champ politique pour devenir un problème ethnique qui, à long terme, finira par poser le problème du vivre-ensemble.
Dans les conflits romancés par Mabanckou et Dongala, l’enfant et la femme en sont les premières victimes. Le premier pour avoir été transformé en machine à tuer ; la deuxième pour avoir fait l’objet des viols qui lui ont fait perdre sa dignité et l’ont exposée à de terribles maladies. La structure familiale a éclaté : la mère devenant le seul chef de famille. Ces guerres pour l’appropriation des richesses et l’accaparement de l’Etat donc du pouvoir ressemblent à celles qui ont eu lieu dans le monde gréco-romain analysées par l’universitaire suisse Ghebali :

La guerre civile fut considérée comme un phénomène scandaleux et hors-nature. (…). D’autre part, en exacerbant au plus point l’ardeur guerrière des êtres humains, la guerre civile poussait les citoyens à commettre les uns vis à vis des autres, dans une lutte où la neutralité n’tait guère praticable, des actes d’une sauvagerie extrême dépassant même celles des guerres extérieures et interdisant toute réconciliation ultérieure.(…). Il ravalait l’homme –censé être animal politique- au rang d’animal tout court. De même les Romains n’incriminèrent leurs discordes incessantes qu’aux passions privées d’hommes de premier plan motivés avant tout par des rivalités et d’intérêts personnels ; deux termes-clés utilisés par l’historien Salluste pour expliquer la conjuration de Catilina, résumant bien la vision latine des causes des guerres civiles : la soif des richesses matérielles (avaritia) et la soif du pouvoir (ambitio)  [42].

CONCLUSION

Les textes de la guerre et sur la guerre sont des textes dominés par deux figures : la femme et l’enfant ; victimes des conflits dont ils ne comprennent pas le sens. Les seuls personnages féminins rencontrés dans Les petits fils nègres sont Hortense Iloki, sa fille Maribé ainsi que la vieille Mam’ Tsoko. Les hommes quant à eux sont des anonymes, pour la plupart des paysans si l’on met de côté le chef Bayo et Iloki le père de l’héroïne. Ceux-ci ne sont pas concernés par le conflit car leur ville, située dans la partie septentrionale du pays, en est épargnée. Kimbembé, le mari d’Iloki, est en pleine guerre, et Gaston Okemba, le mari de son amie Christiane Kengué, est en prison. Dans Johnny, les acteurs sont essentiellement des adolescents : d’une part Laokolé, la fille, sa malheureuse amie Mélanie, sa mère cul-de-jatte…, d’autre part Johnny Chien Méchant, Giap et leurs autres miliciens. Certains sont tués comme ce malheureux technicien de la télévision, d’autres enfin, sont anonymes, comme cet ancien infirmier qui chemine avec Laokolé. Seuls ont été épargnés Ibarra ainsi que les expatriés venus dans ce pays au titre de la coopération. Il nous semble qu’ils sont malgré eux du côté du nouveau président Dabanga dans la mesure où ils refusent aux Mayis Dogos la protection nécessaire.
Johnny Chien Méchant, roman de l’enfant-soldat, est traversé par ces adolescents grisés par l’arme à feu, par les plantes hallucinogènes qu’ils ont fumées, par les gris-gris qui ne les quittent pas ; eux qui sèment la terreur en distribuant la mort et en semant la désolation par les viols et les pillages. L’arme à feu devient pour eux un passe-droit qui leur permet d’obtenir ce qu’en temps de paix, ils n’auraient pu avoir ; conception qu’ils partagent avec le héros d’Allah n’est pas obligé de Kourouma.
Toute la thématique rencontrée dans ce corpus est devenue le lieu commun de la littérature sur les guerres des pauvres. A certains endroits, il nous a semblé entendre des échos des voix qui ont eu à dénoncer l’égoïsme des puissants lors du génocide rwandais.
Par leur violence, ces conflits nous rappellent le Chant XXI de l’Iliade où la fureur homicide d’Achille est montrée de façon crue. Ici, la mort de Patrocle est remplacée par une mort symbolique : la perte du pouvoir par le candidat de l’ethnie de Johnny Chien Méchant, l’actuel président Dabanga. Mabanckou et Dongala, à l’instar de tous ceux qui ont écrit sur les guerres qui ravagent le continent noir, montrent ce que George Steiner appelle la chaîne des meurtres collectifs pour des raisons tribales, idéologiques ou politiques [43]. Ces Vents de l’homicide de masse, de la « purification ethnique » qui soufflent sur l’Afrique [44] inaugurent une ère lourde de menace et posent la question du vivre-ensemble. L’Autre qui ne vote pas pour le candidat soutenu par une autre tribu est la cible toute désignée sur laquelle s’exerceraient les représailles parce que par son vote, il « nous » prive de « nous enrichir ». Par acharnement à la disparition de celui-ci, s’installera alors la loi de la jungle. Les ténèbres jadis combattues par les philosophes des Lumières vont envelopper le continent noir. Les populations des zones en guerre deviennent des réfugiées dans leur propre pays. Situation inédite. La Chute du Mur de Berlin, les conférences nationales, l’instauration du multipartisme auraient signifié la fin des guerres civiles. Elles ont au contraire, encouragé les haines ethniques, libéré les instincts grégaires longtemps refoulés. Les romanciers congolais à la suite de leurs frères africains ont voulu à travers leurs textes montrer la cruauté de l’homme envers son semblable et crier : « Plus jamais ça ! » comme l’ont fait avant eux les écrivains et philosophes européens après la deuxième guerre mondiale. A quel futur doit s’attendre l’Afrique ? Difficile de répondre pour le moment à cette question étant donné les positions contradictoires des Nations développées.
Mabanckou et Dongala posent le problème de la raison. Les enfants-soldats ne sont pas conscients de leur inhumanité. Laokolé seule se pose la question fondamentale de savoir si l’homme ne peut pas être autrement que méchant [45].

P.-S.

En logo : Emmanuel Dongala

En survol : Alain Mabanckou

Bibliographie

Œuvres étudiées :

Dongala, Emmanuel Boundzeki, Johnny Chien Méchant, Le Serpent à Plumes, 2002.
Kourouma, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Editions du Seuil, « Points n°940 »,2000.
Mabanckou, Alain, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, Le Serpent à Plumes, 2002.

Textes cités :

Dongala, Emmanuel Boundzeki, Entretien avec Eloïse Brezault in Mots pluriels, n°24, 2004.
Ghebali, Victor-Yves, Les guerres civiles de la bipolarité, nouveaux acteurs et nouveaux enjeux in Relations internationales, n°105, Printemps, 2001.
Kepes, Sophie, Bosnie : les assiégés et l’écriture in Etudes, février, 1998.
Ngoïe-Ngalla, Dominique, Combats pour une Renaissance de l’Afrique nègre. Parole de Vivant. Editions Espaces Culturels JA Mfoutou, 2002.
Ngoïe-Ngalla, Dominique, Le Retour des Ethnies. Quel Etat en Afrique ? Abidjan, 1998.
Steiner, George, Errata. Récit d’une pensée. (traduit de l’Anglais par Pierre Emmanuel Dauzat) NRF Gallimard, 1998.
Zeyes, Mate, Mémoire et Barbarie. L’impératif catégorique d’Adorno in Les Temps Modernes, n°, 630-631, mars-juin, 2005.

Notes

[1Mabanckou, Alain, Les Petits fils nègres de Vercingétorix, Le Serpent à Plumes (2002), p. Jean Baptiste Tati Loutard & Philippe Makita in Nouvelle Anthologie de la littérature congolaise, Hatier International, Paris (2003) écrivent à propos de ce roman : « Le Vietongo, pays imaginaire duquel transparaît le Congo ou qui se donne à être considéré comme la juxtaposition du Vietnam et du Congo dans Les Petits Fils nègres de Vercingétorix, est l’espace dans lequel le jeune romancier congolais campe le récit d’une guerre civile dont les ingrédients évoquent celle du Congo » (p.268).

[2Dongala Boundzeki, Emmanuel, Johnny Chien Méchant, Le Serpent à Plumes (2002),p.47.

[3Ibid. p.74.

[4Idem

[5Johnny, p74 & p.75.

[6Johhny, p.21.

[7Johnny, p.194.

[8Johnny, p.28. Kourouma évoque aussi cette fonction des gris-gris dans Allah n’est pas obligé.

[9Johnny, p.30.

[10Johnny, p.91. Le miroir est considéré comme une protection. En effet, comme le gris-gris que portent les soldats, le miroir éblouit l’ennemi qui, au moment de tirer, rate sa cible.

[11Ghebali, Victor-Yves, « Les guerres civiles de la post-bipolarité : nouveaux acteurs et nouveaux objectifs » in Relations Internationales, n°105, printemps 2001, pp.31-44.

[12Johnny. pp.100-101.

[13Op.cit.p.24.

[14op. cit. pp. 13-14.

[15Kourouma, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Editions du Seuil « Points n°940 » pp.51-52

[16Johnny, p.16.

[17Johnny, p.269.

[18idem

[19op.cit. p.271.

[20op.cit. p.36.

[21idem

[22Ibid., p. 270.

[23Ibid., p.80.

[24Allah n’est pas obligé ; p.51.

[25Ibid., p.43.

[26Kepes, Sophie ; « Bosnie : les assiégés et l’écriture »in Etudes, Février 1998, pp.239-243.

[27Les petits fils nègres… p.194.

[28Ngoïe Ngalla, Dominique, Congo Brazzaville. Le Retour des ethnies : la violence identitaire au Congo Brazzaville, Abidjan 1998. pp.67 et sq.

[29Dongala Boundzeki Emmanuel, Entretien avec Eloïse Brezault in Mots pluriels, p.76.

[30Johnny Chien Méchant, p.152.

[31Ibid., pp.38-39.

[32Ibid. pp.253-254.

[33Ibid. pp.82-83.

[34Ibid. p.119.

[35Ibid., p.126.

[36Adorno cité par Reyes Mate, in Les Temps Modernes n° 630-631, Mars-Juin 2005

[37Mabanckou, Les Petits fils ,p.261.

[38Johnny, p.279.

[39Ibid., p.307.

[40Ngoïe Ngalla, Congo Brazzaville. Le Retour des ethnies… p. 64.

[41Ngoïe Ngalla, Dominique, Combats pour une Renaissance de l’Afrique Nègre. Parole de Vivant. Editions Espaces Culturels, J.A. Mfoutou, Editeur, 2002, p.35.

[42Ghebali, Victor-Yves, article cité.

[43Steiner, George, Errata. Récit d’une pensée. (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat) NRF Gallimard, 1998. p.149.

[44Idem

[45Lire sur la question de l’exigence de justice après une période caractérisée par les massacres de grande échelle, Zeyes, Mate, Mémoire et Barbarie. L’impératif catégorique d’Adorno in Les Temps Modernes n° 630-631, Mars-Juin 2005 « pp.36-54 ».

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