Aux origines de l’imaginaire extrême-oriental : un goût présent dans la société française porté au théâtre par quelques figures hors-normes
Chapitre IV
Les populations européennes à la découverte de l’ailleurs : un contexte de goût et de fascination pour l’Extrême-Orient
La représentation de l’Extrême-Orient que les auteurs et les metteurs en scène composent n’est pas issue de leur seule imagination mais s’élabore dans un contexte d’intérêt pour l’Ailleurs. Un intérêt ancien, qui a ses moments clefs, comme la vogue du japonisme, ses supports privilégiés, comme la littérature, mais qui évolue dans les premières décennies du XXème siècle. Les Expositions internationales constituent une étape incontournable dans la représentation de l’Autre et de l’Ailleurs et nombreux sont les auteurs du corpus à les avoir fréquentées et à s’y être forgés une première image de l’Extrême-Orient.
I. Les Expositions internationales : une manifestation incontournable dans la découverte de l’Ailleurs.
Les bornes chronologiques du sujet correspondent à deux Expositions internationales de Paris. En 1900, se tient la cinquième Exposition universelle organisée dans la capitale française et, en 1931, l’Exposition coloniale. Ces manifestations qui mêlent exposition des arts et de l’industrie, découverte du monde et divertissement [2], rencontrent un immense succès [3]. Ce sont, pour la plupart des visiteurs, le premier contact avec des populations lointaines. A la connaissance livresque s’ajoute une découverte sensible. Les témoignages relèvent ce plaisir de la découverte :
« Ce n’est pas sans raison que la foule des visiteurs se presse devant les vitrines occupées par la Chine et le Japon au palais du Champ de Mars. Après avoir écouté tant de récits, lu tant de relations sur ces deux pays, le public européen est curieux de les voir pour ainsi dire à l’œuvre, et de juger par ses yeux leur civilisation, leurs industries, leurs ressources commerciales et la valeur relative de leurs productions de toutes sortes. Chacun se dirige donc vers les salles qui leur sont attribuées, avec l’espoir tout naturel d’y trouver le spectacle réduit, mais fidèle et expressif, de leur activité nationale » [4].
Les sections nationales sont organisées en pavillons [5] : un pavillon officiel, la plupart du temps, conçu par le pays lui-même, mais aussi des pavillons marchands, des pavillons dédiés à la restauration, d’autres encore accueillant des expositions que proposent collectionneurs occidentaux et orientaux.
1. Le Japon : une présence de plus en plus vaste
Le pavillon hollandais est, dès la première Exposition parisienne de 1855, le premier à présenter des objets du Japon. En effet, jusqu’au milieu du XIXème siècle, les Hollandais sont les seuls à disposer d’une tête de pont sur l’île de Dejima, dans la baie de Nagasaki et donc à pouvoir rapporter des objets japonais en Europe. Ce sont souvent des objets de fabrication courante, créés à l’intention des occidentaux, selon leurs usages et leurs goûts, et sélectionnés par les autorités nippones [6].
En 1867, toujours à Paris, la première délégation japonaise est menée par le prince Akitake. Le pavillon abrite des objets, des costumes, un salon de thé ainsi que les premiers spectacles. Le théâtre du prince accueille la troupe de Matsuis Gensui tandis qu’une troupe de saltimbanques se produit au Cirque Napoléon [7]. L’intérêt porté au Japon et à ses arts ne cesse de croître au fil des expositions. Les relations diplomatiques, commerciales et culturelles s’accroissent et augmentent les sources d’informations.
En 1900, la section japonaise compte plusieurs pavillons et quatre kiosques. Les estampes, les céramiques, l’architecture sont mises en valeur. Hayashi Tadamasa, commissaire général du pavillon japonais, s’évertue à faire connaître le véritable art japonais [8].
A l’Exposition coloniale de 1931, le Japon est invité en tant que puissance coloniale mais il décline l’invitation, ne souhaitant pas que son projet d’unification de l’ère asiatique soit confondu avec la politique de conquêtes coloniales française.
2. La Chine : une présence irrégulière
La Chine est présente à toutes les Expositions universelles de la fin du XIXème siècle mais une seule fois de façon officielle, en 1900 [9]. En 1867, sept ans après le sac du palais d’été par les troupes franco-anglaises, les relations entre la France et la Chine sont tendues. Le gouvernement chinois ne donne pas suite à l’invitation lancée par les organisateurs mais un pavillon est néanmoins construit par un architecte français sur le modèle de la résidence saccagée. Sont exposés des objets de la manufacture impériale ainsi que des pièces prêtées par des collectionneurs.
En 1878, la Chine est représentée par un négociant allemand implanté à Canton et en 1889, quelques négociants cantonais sont présents.
L’année 1900 marque la première participation officielle de la Chine. 3000 m² lui sont dédiés dans les jardins du Trocadéro. Quatre pavillons et un restaurant accueillent les visiteurs qui découvrent la Chine et son art : meubles, costumes de soie, bronzes, porcelaines.
3. L’Indochine : une présence imposée et contestée
L’Indochine est présente à l’Exposition universelle de 1900 et à l’Exposition coloniale de 1931. Contrairement au Japon et à la Chine, l’Indochine est une possession française et c’est donc la métropole qui met en scène le pays et ses habitants. Les expositions jouent un rôle primordial : justifier la politique coloniale et impliquer davantage les populations. Le pavillon de 1900 est la reproduction d’une pagode (nom donné au temple). A Vincennes, lieu de l’Exposition de 1931, le pavillon reproduit à l’échelle exacte le troisième étage du temple d’Angkor Vat. A l’intérieur du temple, quatre-vingt dioramas et trente sculptures font découvrir l’art khmer. Mais au-delà d’objets, ce sont les habitants et leur mode de vie qui sont exposés dans des villages tonkinois [10].
Parallèlement à cette manifestation à la gloire du système colonial, une contre- exposition est organisée par le parti communiste aux buttes Chaumont dans le pavillon légué par l’URSS en 1925 après l’exposition des arts décoratifs. Mais le succès n’est pas au rendez-vous : 10 000 visiteurs contre 8 millions pour l’Exposition coloniale. Quelques manifestations d’Indochinois venus contester la présence française ont lieu également aux abords du bois de Vincennes [11].
Une forte empreinte dans le territoire parisien et une attention soutenue de la presse font des Expositions internationales des lieux de visite où se mêlent les populations. Tout comme le grand public, les auteurs et les metteurs en scène de ce corpus déambulent dans les allées.
Judith Gautier raconte dans son autobiographie publiée en 1904, Le collier des jours, souvenirs de ma vie, sa visite de l’Exposition universelle de Londres de 1862. Son père, Théophile Gautier, est chargé de rédiger un compte rendu de l’Exposition au Moniteur Universel et il entraine sa famille. Judith Gautier, dix-sept ans, se promène dans les rues de Londres et fait une rencontre étonnante :
« Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable. […] C’était deux Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir tout ce cortège de badauds. […] J’étais fascinée… Ce fût là ma première rencontre avec l’Extrême-Orient ; et, par lui, dès cet instant, j’étais conquise.
L’un de ces Japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin et busqué, du type (je l’ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité, de grâce mélancolique et de dédain. [….]
Ces deux inconnus nous examinaient avec beaucoup de curiosité. Ils savaient quelques mots de français et d’anglais et nous essayâmes de causer. Débarqués en Angleterre depuis quelques jours à peine, ils faisaient leurs premiers pas dans cette Europe qu’ils ne connaissaient pas du tout. On eût dit qu’autour d’eux, sans que rien s’en fût encore dispersé, flottait le parfum et comme l’atmosphère de leur fabuleux pays » [12].
La description de Judith Gautier est particulièrement détaillée et va certainement au-delà du strict souvenir. Elle atteste néanmoins de l’importance d’une visite d’Exposition universelle dans la découverte d’un ailleurs lointain, à l’égal de la lecture d’un roman ou d’un récit de voyage, voire plus encore. Les Expositions suivantes sont également l’occasion de belles rencontres. Lors de celle de 1878, Judith Gautier se lie d’amitié avec Maeda Masana, commissaire général de la section japonaise et, ensemble, ils adaptent Chushingura, pièce qui, sous le titre de Yamato, sera jouée au théâtre de la Gaité le 23 février 1879 [13]. Pour l’Exposition de 1900, elle rédige la préface des Musiques Bizarres à l’Exposition de son ami Louis Benedictus et transcrit la pièce La Geisha et chevalier de Sada Yacco.
Louis Benedictus, Hollandais naturalisé français [14], se passionne pour les formes musicales non occidentales qu’il étudie lors des Expositions universelles. Il publie successivement Les Musiques bizarres à l’Exposition [15] en 1889 et Les Musiques bizarres à l’Exposition en 1900 [16], livrets dans lesquels il retranscrit aussi bien des musiques tziganes, algériennes que japonaises ou annamites. Grand ami de Judith Gautier, c’est son compositeur attitré. Dans une lettre de juillet 1903 à Pierre Loti au cours de l’écriture de La fille du ciel, elle écrit : "il faudra pas mal de musique. Je fais déjà travailler mon collaborateur des Musiques bizarres qui a l’habitude [17]".
Georges Clemenceau est un grand amateur d’art asiatique et les Expositions universelles autorisent des visites qui le passionnent. En 1878, Émile Guimet présente des statues bouddhiques. Siegfried Bing, marchand d’art proche de l’homme politique, prête sa collection personnelle d’estampes [18]. Comme tous les Français qui ne se sont jamais rendus au Japon, c’est lors de ces manifestations que Georges Clemenceau élargit ses connaissances. C’est ainsi qu’à l’Exposition de 1889, invité par la délégation du Japon à Paris, il participe à une vraie cérémonie du thé. Émile Deshayes, conservateur adjoint du tout jeune musée Guimet, relate la scène :
« J’ai eu l’honneur d’assister à une des cérémonies offertes par M. le Vicomte Tanaka […] à MM. Clemenceau et Guimet. Madame la Vicomtesse dirigeait elle-même la cérémonie qu’on avait répétée la veille, surveillant et guidant le japonais, un exposant [de l’Exposition universelle], qui faisait les fonctions très compliquées de Tchadjin [maître de la cérémonie du thé]. Cela se passait à la Légation. Lorsque nous fûmes tous réunis dans un petit salon d’attente, quelques coups de cloche nous annoncèrent que la cérémonie allait commencer. La porte d’un autre salon s’ouvrit et notre hôte improvisé, vêtu de son costume national, vint nous prier d’entrer. […] [Il] prend les pincettes, met quelques charbons sur le feu, dépose les pincettes, saisit délicatement la boîte à parfums, l’ouvre, en tire quelques pastilles qu’il fait brûler, remet la bouilloire sur le fourneau, enlève les anneaux et les suspend aux extrémités des pincettes. […] Le premier bol [...] préparé et entouré d’un petit foukousa violet [tissu pour envelopper les objets de la cérémonie du thé], qui servit de même à chaque invité, fut présenté par M. le Vicomte Tanaka à M. Clemenceau. Mme Tanaka avait eu soin de nous prévenir qu’il fallait tenir le bol à deux mains et boire de façon à réserver une dernière gorgée que l’on doit humer en faisant entendre un petit sifflement » [19].
Le premier contact de Paul Claudel avec l’Asie a lieu lors de l’Exposition universelle de 1889. Sa sœur, Camille, cède à la passion du japonisme en découvrant les estampes d’Hokusai et de Kitagawa exposées au palais japonais au pied de la tour Eiffel [20]. Paul, lui, assiste à des représentations de théâtre chinois et annamite données dans les pavillons indochinois : "il y avait à ce moment-là des acteurs annamites que Claude Debussy avait également admirés [21]". C’est à cette occasion qu’il entre en "contact avec le théâtre chinois pour la première fois [22]". Contrairement à la majorité des spectateurs, déconcertés par ces représentations, Paul Claudel semble les avoir appréciés. Mais il n’approfondira sa connaissance de l’Asie qu’à partir de sa nomination comme vice-consul à Shanghai en 1895.
Le 1er mai 1931, à deux jours de l’inauguration par le Président de la République Gaston Doumergue de l’Exposition coloniale internationale et des Pays d’outre-mer, un tract "Ne visitez pas l’Exposition Coloniale" signé notamment par André Breton, René Char et Paul Eluard condamne l’arrestation d’un jeune Indochinois et la politique coloniale française [23]. Georges Ribemont-Dessaignes ne fait pas partie des signataires mais cette absence dépend moins (du moins peut-on le penser) de ses convictions que de sa prise de distance récente avec le surréalisme. En effet, le 16 octobre 1925, il contresigne un tract diffusé dans L’Humanité contre la guerre du Riff :
« Camarades,
En dépit des promesses qui nous ont été faites en 1918, la guerre a recommencé au Maroc, aussi horrible que celle qui a ravagé le monde pendant plus de quatre ans.
Cette guerre n’a pas pour but de sauver l’honneur national. On vous envoie mourir au Maroc pour permettre aux banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Riff, pour engraisser une poignée de capitalistes.
Vous faites la guerre des banquiers...
Camarades soldats et marins, nous vous faisons confiance : nous savons que vous ferez votre devoir envers les Riffains qui luttent pour leur indépendance. Vous ne serez pas les valets de la Banque. Vous vous souviendrez que les bolcheviks russes, les glorieux marins de la mer Noire, les soldats d’Odessa, les soldats espagnols du Riff, ont su arrêter la guerre par la fraternisation...
Vous comprendrez votre devoir :
FRATERNISER AVEC LES RIFFAINS. ARRETER LA GUERRE DU MAROC...
A bas la guerre du Maroc !
Paix immédiate avec le Riff !
Vive l’évacuation militaire du Maroc !
Vive la fraternisation avec les Riffains ! » [24]
Cet appel antimilitariste, anticapitaliste et anticolonialiste révèle le positionnement du parti communiste des années 1920 dont Georges Ribemont-Dessaignes se montre proche à cette occasion. Une telle opposition au colonialisme reste une exception.
1. Un succès commercial et culturel
Après une tournée aux Etats-Unis, la compagnie théâtrale de Otojiro Kawakami et Sada Yacco arrive à Paris pour l’Exposition universelle de 1900. Elle est soutenue par la danseuse-impresario américaine, Loïe Fuller. Son succès est aussi exceptionnel qu’inattendu. Les comédiens japonais, qui ne sont pas invités officiellement, se produisent dans le petit théâtre de Loïe Fuller, rue de Paris, une rue à l’extérieur de l’espace de l’Exposition mais très fréquentée [25]. La troupe joue durant cent vingt trois jours la Geisha et le Chevalier (218 représentations), Késa (83), Jingoro (39) et Takanori (29). Les gains sont considérables : de dix mille francs par semaine au début de l’Exposition, ils atteignent deux mille cinq-cents francs par représentation. Le gain total approche le million de francs, soit un septième du bilan de l’entière activité de l’Exposition [26].
Nicola Savarese distingue trois niveaux d’accueil des acteurs japonais qui permettent d’expliquer le succès. D’abord, les représentations s’accompagnent d’une campagne de presse orchestrée par les impresarios autour de l’exotisme des histoires et des interprètes. Puis, la présentation de cette forme théâtrale méconnue crée un mouvement de curiosité (positive ou négative). Enfin, certains spectateurs sont réellement éblouis par cette nouvelle forme et laissent des témoignages. Parmi eux, une grande partie du milieu culturel parisien : des peintres comme Degas, Klein, Picasso, la danseuse Isadora Duncan, des écrivains et poètes comme Paul Valéry, André Gide, des hommes de théâtre comme Jules Claretie, administrateur de la Comédie Française et André Antoine [27]. Judith Gautier se dit touchée par "une grande artiste à la fois comédienne, mime, danseuse et tragédienne : Sada Yacco dont Paris raffole en ce moment [28]".
Ces pièces de théâtre, qui paraissent si (délicieusement) japonaises à la presse française et aux spectateurs qui s’y précipitent, ne sont pourtant pas représentatives de l’authentique théâtre japonais mais une mise en scène destinée au public français.
Otojiro Kawakami est, au Japon, à l’origine d’un renouveau du théâtre kabuki. Mais les spectacles qu’il donne à Paris ne témoignent pas de cette évolution esthétique. Ils représentent plutôt un retour à la tradition et reprennent les images de la geisha, du samouraï et du seppuku (vrai nom du hara-kiri), déjà familières au public français de l’époque [29]. La troupe grossit même l’érotisme et le grotesque du kabuki : lignes suggestives du kimono des geishas, extravagance de la gesticulation des samouraïs, angoisse qui précède le seppuku. De plus, Kawakami, pour plaire aux spectateurs, modifie la fin du drame de Kesa. Alors que dans la pièce originale, le personnage principal entre en religion après son crime, il se fait hara-kiri dans la version parisienne. Enfin, la durée du spectacle est adaptée à la résistance supposée des spectateurs français : la pièce La Geisha et le chevalier qui, dans sa version japonaise, peut durer jusqu’à deux jours est, à Paris, ramenée… à une demi-heure [30].
Otojiro Kawakami raconte lui-même, quelques années plus tard, les modifications qu’il a opérées dans ses pièces pour plaire au public occidental et plus particulièrement français :
« Même pour notre spectacle, par exemple, la plupart des Français aiment mieux la larme que le rire, la tristesse que la joie, ou plutôt ils adorent la tragédie qui finit en meurtre ou en suicide et sont fascinés par les spectacles horribles. Ils ont tendance à tenir à voir du sang. Si bien que dans Kesa, à la suite d’une demande de Loïe Fuller, le rôle principal fit le suppuku debout. Il se perça le ventre et le déchira horizontalement ; du sang jaillit ; il se trancha ensuite la gorge et tomba avec les yeux révulsés. Ces dernières minutes furent le sommet pour le public français qui l’applaudit plus que le public américain ou anglais » [31]
Ou encore :
« Pour la représentation d’une courte pièce, La geisha et le chevalier, tirée de deux œuvres, la première de Sayaaté et la seconde de Dôjôji, je gardais le nom de la courtisane Katsuragi de la pièce Sayaaté pour le rôle de Kiyohimé de Dôjôji. Cela semblerait bizarre aux Japonais, s’ils voyaient cette courte pièce. Pourtant ce fut la pièce qui eut le plus grand succès durant la tournée et nous lui devons notre gloire en France... Pour les étrangers il faut montrer quelque chose d’original dont les costumes soient superbes. Cela exige que nous représentions des mélodrames historiques et dansés. En outre, il faut les montrer avec rapidité dans un temps limité. C’est le goût des étrangers. Ils ne viendraient pas voir le spectacle japonais si nous négligions leur goût... » [32]
Le mélange hybride entre le vrai théâtre japonais et une vision européanisée crée alors un modèle.
Le souvenir de Sada Yacco à l’Exposition universelle reste longtemps dans les journaux et les projets théâtraux. Giacomo Puccini y puise son inspiration pour Madame Butterfly en 1904. Judith Gautier traduit et adapte (puisque la pièce d’origine est essentiellement mimée) La Geisha et le chevalier en 1900 qu’elle monte en 1901 au théâtre des Mathurins. En 1910, Aurélien Lugné-Poe monte l’Amour de Késa écrit par Robert d’Humières d’après une pièce jouée par la troupe de Sada Yacco à laquelle il a vraisemblablement assisté.
II. L’Extrême-Orient sur scène : l’achèvement d’une large diffusion de l’imaginaire extrême-oriental dans l’art et la littérature en Europe depuis le milieu du XIXème siècle.
La vogue de la représentation de l’Extrême-Orient n’est pas un phénomène proprement théâtral. La peinture, les arts décoratifs et la littérature sont aussi touchés. Entre 1855 et 1930, toute la société se passionne pour l’Asie.
« Henri : Moi, mademoiselle, je vous demanderai la recette de la salade que nous avons mangée ce soir ici. Il parait qu’elle est de votre composition.
Annette : La salade japonaise.
Henri : Elle est japonaise ?
Annette : Je l’appelle ainsi.
Henri : Pourquoi ?
Annette : Pour qu’elle ait un nom ; tout est japonais maintenant. » [33]
Après le goût pour une Chine très fantaisiste au XVIIIème siècle (les célèbres chinoiseries), le Japon devient le pays exotique à la mode du XIXème siècle. Le japonisme touche peu à peu toute la société.
Le japonisme apparaît vers 1855 [34] et s’inscrit partiellement dans la tradition de l’orientalisme. Le critique d’art et collectionneur Philippe Burty crée le mot en 1872 pour désigner l’étude organisée de la société et de l’art japonais [35]. Cet intérêt soudain pour le Japon n’est pas un hasard. Depuis l’ouverture forcée du pays, un savoir se constitue. Différents pays envoient, officiellement ou à titre privé, des représentants pour étudier la société, la langue ou les arts japonais. Au goût de la découverte, il faut aussi ajouter une dimension économique puisque l’étude de la langue doit permettre de mieux pénétrer le pays. Parallèlement, après les traités de commerce signés entre le Japon et les pays occidentaux à partir de 1854, des objets (laques, soies, porcelaines, objets d’art et estampes) commencent à affluer en Europe et aux Etats-Unis et à y être exposés et vendus. Ce premier japonisme est alors limité à quelques individus : Charles Baudelaire, James Whistler, Edmond de Goncourt ou encore Léon de Rosny, premier professeur de japonais en France en 1863 [36].
La deuxième phase du japonisme va de 1867 (première Exposition universelle à Paris) au milieu des années 1880. La découverte du Japon progresse et le japonisme s’étend à la classe bourgeoise française ainsi que vers les Etats-Unis, l’Italie, l’Autriche ou l’Allemagne. Le mot prend alors un sens plus large de "goût pour les choses japonaises". Dans les faits, le japonisme tire son inspiration de deux arts japonais. Le premier est le mouvement artistique ukiyoe (1603-1868) qui regroupe une peinture populaire et narrative ainsi que les estampes gravées sur bois dont les plus célèbres représentants sont Utamaro (1752-1806), Hokusai (1760-1849) et Hiroshige (1797-1858). Le deuxième est ce qu’on appelle les "arts décoratifs" avec ses motifs (lignes sinueuses, décors enneigés), matériaux (laque, soie), formes (paravents, éventails), objets (kimonos, services à thé). A cette période, la production d’objets inspirés par les arts japonais se multiplie. Alors que les peintres français comme Monet ou Manet s’approprient des techniques artistiques, les objets japonais ou d’influence japonaise, de plus ou moins bonne facture, deviennent une véritable mode dans les milieux bourgeois. On parle alors de japonaiseries.
La troisième phase du japonisme s’étend de 1880 à 1905. Le japonisme tend à s’essouffler dans les arts décoratifs et la peinture (où le primitivisme passe désormais au premier plan) mais s’étend au théâtre. A cette période, les connaissances sur le Japon sont de moins en moins lacunaires. L’Exposition universelle de 1900 révèle également que l’art japonais découvert par la génération précédente ne constitue pas l’intégralité de l’art japonais, mais un art profane, plutôt moderne et populaire et qu’il existe à côté de celui-ci un art plus classique d’origine chinoise et bouddhiste, dominé par la sculpture monumentale.
Chris Reyns-Chikuma parle pour la période 1905-1930 de post-japonisme. 1905 correspond, comme on l’a déjà évoqué, à la victoire japonaise sur les Russes ainsi qu’à la première représentation de Madame Butterfly de Puccini à la Scala de Milan. Les années 1930 sont une période où les tensions se font de plus en plus vives. Durant ces quelques décennies, le phénomène du japonisme est devenu essentiellement littéraire. La littérature japonaise est davantage connue. Des traductions arrivent dans les langues occidentales : l’œuvre du XIXème siècle Genji Monogatari attribuée à Murasaki Shikibu est traduite en anglais par Arthur Walley puis par Kikou Yamata en français. Paul-Louis Couchoud introduit le haïku. Cependant, le japonisme vit sa dernière période. John Walter de Gruchy résume dans sa thèse de doctorat : "l’enthousiasme pour un Japon esthétisé, cependant, tirait sur sa fin. [...] Une autre guerre sino-japonaise avait commencé, et l’image du Japon comme suprême nation esthétique s’évanouissait [37]."
« Et quand je disais que le japonisme était en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux… » [38]
Le japonisme touche deux publics distincts. Un public de lettrés et d’artistes trouve dans les arts japonais qu’il étudie une occasion de connaissances ou une inspiration pour son propre travail une occasion de connaissance ou une inspiration pour leur propre travail. Contrairement aux premières formes d’orientalisme ou aux chinoiseries des XVIIème et XVIIIème siècles, essentiellement ornementales, le japonisme, fécond aux plans techniques et stylistiques, séduit les artistes en quête d’expressions nouvelles [39]. Dans les estampes d’Hokusai ou d’Hiroshige, les peintres puis les graveurs découvrent des propositions originales en matière de couleur, de dessin, de mise en page, de perspective ou de format qui influent sur leur travail. L’impressionnisme, l’Art nouveau et même l’Art déco reflètent l’influence de l’art japonais. Mais le japonisme devient également, à la fin du XIXème siècle, phénomène de société. La bourgeoisie, tant parisienne que provinciale et, peu après, les classes moyennes se prennent de passion pour le "goût japonais".
Il faut également noter que si le japonisme a permis un approfondissement dans la compréhension d’au moins un aspect de la culture japonaise, l’aspect esthétique, le contexte est peu favorable à un questionnement sur les identités culturelles. La peinture et les arts "japonistes" n’ont jamais eu pour but de faire connaître l’Autre à l’Europe. Le japonisme a, au contraire, souvent permis de se définir soi-même, comme occidental ou Français, par opposition à l’Autre Japonais. Le Japon ou les Japonais restent la plupart du temps des subordonnés, parfois même des inférieurs. Il est ainsi significatif de constater que les collectionneurs ou les musées classent indifféremment les objets japonais dans les sections d’art ou d’ethnographie et qu’au même moment, la conférence de la paix en 1919 rejette la proposition d’une déclaration de l’égalité des races faite par les délégués japonais [40]. Néanmoins, cette période voit un grand nombre d’artistes et d’intellectuels japonais séjourner en France et en Europe. Dès 1868, le Japon envoie de très nombreux étudiants en Europe et aux Etats-Unis pour apprendre dans tous les domaines. Ceux-ci, par leurs contacts directs avec certains Européens, contribuent à l’ouverture de l’Europe à l’Autre Japonais.
Les pièces de théâtre sont également écrites, publiées et jouées dans un contexte littéraire. Trois genres, très différents, perpétuent ou renouvellent la représentation de l’Asie Extrême-orientale dans les trente premières années du XXème siècle : la littérature exotique, la littérature coloniale et la littérature du péril jaune.
Représentation dominante de l’ailleurs jusqu’à la fin du XIXème siècle, la littérature exotique demeure un genre lu et apprécié dans les années suivantes. Son historique et ses caractéristiques ont été développées dans la première partie de ce mémoire. Il sera ici question d’un auteur qui incarne, encore aujourd’hui, la littérature exotique du tournant du XXème siècle : Pierre Loti. La publication de Madame Chrysanthème en 1887 façonne l’image du Japon pour beaucoup d’Européens. L’homme écrit ensuite deux autres livres sur le Japon, Japoneries d’automne en 1889 et La troisième jeunesse de Madame Prune en 1905. Michel Butor analyse dans Le Japon depuis la France : un rêve à l’ancre [41] le regard porté sur le Japon dans ces trois ouvrages comme une évolution de la relation de l’auteur avec le pays. Dans Madame Chrysanthème, le Japon l’inquiète. Il se méfie de la modernisation du pays. Dans Japoneries d’automne, le Japon est présenté comme un mignon village. Enfin dans La troisième jeunesse de Madame Prune, il donne à lire une vision du paradis terrestre comme il l’avait déjà évoqué pour les îles et les préjugés s’effacent par moment.
La littérature coloniale, qui connaît son apogée dans les premières décennies du XXe siècle, se définit, selon Jean-Marc Moura, par un critère stylistique, le réalisme, et un critère idéologique, l’approbation plus ou moins forte de la colonisation [42]. Après la phase de conquêtes, où les romans célèbrent l’héroïsme des Européens, les écrivains français et britanniques, affichent un impérialisme moins triomphant. La Première Guerre mondiale constitue une rupture et l’entrée dans l’ère du doute [43]. À la différence d’autres littératures de l’ère coloniale, la littérature indochinoise est presque exclusivement écrite en français. Deux exemples parmi d’autres : Petite épouse de Myriam Harry écrit en 1905 raconte l’échec du couple mixte colonial et La barque annamite d’Émile Nolly écrit en 1910 analyse l’âme indigène [44]. La littérature coloniale s’oppose à la littérature exotique et tient à affirmer que seul l’auteur qui participe au groupe des colonisateurs peut produire un discours vrai sur l’Asie, à la différence des simples voyageurs [45]. La langue européenne est posée comme norme tandis que la ou les langues indigènes restent marginales.
En contrepoint de l’exotisme, qui valorise l’étranger, les romans du péril jaune construisent un autre imaginaire marqué par la peur de l’Autre. Le péril jaune est d’abord une idéologie qui dessine un Occident submergé par la race jaune, sa démographie galopante, ses conquêtes militaires et ses succès économiques. Apparu vers 1870, dans la continuité du mythe du barbare et de la figure de Gengis Khan [46], le péril jaune se développe dans le contexte de guerres menées victorieusement par le Japon face à la Chine en 1894-1895 puis face à la Russie en 1904-1905, d’immigration japonaise et chinoise dans les années 1920-1930 ainsi que du développement économique de l’Extrême-Orient [47]. Mis en avant par des hommes politiques (Otto von Bismarck [48], Guillaume II), il devient également un thème romanesque fécond. En 1909, Claude Farrère, prix Goncourt et futur académicien, publie La Bataille qui relate le conflit de 1905 entre les Russes et les Japonais, développant à sa façon le fameux mythe. En 1909 toujours, le Capitaine Danrit, pseudonyme d’Émile Driant, auteur relevant de la littérature populaire, publie une trilogie aux titres évocateurs : La Mobilisation sino-japonaise, La stratégie de la haine et L’Invasion jaune à travers l’Europe. L’Europe y est présentée comme faible et décadente et ne pouvant lutter contre la menace qui se profile. Initialement publiés aux Etats-Unis à partir de 1913, reflétant et diffusant la même idéologie, les romans de Sax Rohmer qui mettent en scène le diabolique Docteur Fu Manchu rencontrent un lectorat important dès leur publication en France par La Librairie des Champs-Elysées. Les explications données au succès du mythe du péril jaune sont nombreuses. Pour Jacques Decornoy, il s’agit d’une invention de l’Europe impérialiste et coloniale pour fédérer les Occidentaux contre un ennemi imaginaire [49]. Pour sa part, Jean-Marc Moura perçoit le phénomène comme une métaphore du mal qui ronge l’occident, une incarnation de ses doutes quant à l’avenir de la civilisation d’origine européenne [50].
« Si vous voulez savoir qui nous sommes,
Nous sommes les gentilshommes du Japon
Ceux qu’on voit sur tant de vases et de jarres,
De paravents et d’éventails » [51].
Comme le souligne, en 1958, Earl Roy Miner, la scène a une "tradition plus longue et plus populaire pour adapter l’étrange, l’exotique et le spectaculaire [...] elle a donc un avantage sur le roman dans son adaptation du sujet japonais [52]". Depuis le milieu du XVIIIème siècle, les représentations sur scène de l’Asie sont nombreuses. Les décors asiatiques et ses populations inspirent et distraient. En 1754, Christoph Willibald Gluck monte à Vienne Les chinoises (le cinesi) [53]. En 1757, c’est au tour de L’Ile déserte (l’isola disabita) de Giuseppe Scarlatti. Emaillée de mots chinois inventés, cette farce relate l’idylle entre une chinoise et un Hollandais. Son succès est essentiellement dû aux décors, aux costumes et à sa parodie des mœurs chinoises supposées. L’exotisme de l’Asie imprègne dès lors les spectacles populaires. Un siècle plus tard, c’est le Japon qui est à la mode. La première pièce mettant en scène des personnages japonais est La princesse jaune, mise en musique par Camille Saint-Saëns en 1872 mais l’œuvre ne rencontre pas le succès escompté. Malgré cet échec, quelques années plus tard, la Belle Saïnara d’Ernest d’Hervilly en 1874 ou le ballet Yedda de Philippe Gille, Arnold Mortier et Louis Mérante, en 1879, sont des succès. En 1888, Pierre Loti publie Madame Chrysanthème qui est rapidement adaptée à la scène et fixe le stéréotype de la geisha. Depuis le succès du roman, le mot chrysanthème est devenu synonyme de Japon et d’exotisme. Même un spectacle de cirque crée une variation sur le thème en 1892 sous le nom de Papa chrysanthème au Nouveau Cirque. Pour ce numéro, la piste est transformée en bassin décoré de nénuphars et de feuilles de lotus, où se produisent des danseuses munies de voiles et d’ampoules électriques de couleur. En 1885, l’opérette Le Mikado ou le village de Titipu d’Arthur Sullivan et William Schwenck Gilbert est un immense succès en Angleterre et aux Etats-Unis. Les six cent soixante douze représentations de Londres et les quatre cent trente de New York créent alors une forte demande pour les spectacles japonais. Pour donner plus d’authenticité à son spectacle, Gilbert avait pris soin de visiter un village japonais installé à Hyde Park à Londres et les tissus des costumes avaient été réalisés par une équipe envoyée spécialement au Japon pour étudier les étoffes et les motifs. A Paris, la fin de siècle voit se jouer La Marchande de sourire de Judith Gautier au théâtre japonais, en 1888. Cette liste non exhaustive révèle le succès des représentations sur scène de la Chine ou du Japon, suivant les périodes.
La théâtralisation constitue une étape importante dans la représentation de l’Autre et de l’Ailleurs. Alors que le pictural tend à montrer un pays purement esthétique, le théâtre prétend représenter un peuple et une société. Les pièces qui se déroulent en Extrême-Orient mettent en scène un mode de vie, une philosophie, des valeurs. Dans Le Voile du bonheur de Georges Clemenceau, l’aveugle Tchang-I est l’intermédiaire d’une culture chinoise fondée sur la sagesse et il cite Lao-Tseu et Confucius. L’Honneur japonais de Paul Anthelme met en avant bien sûr la notion d’honneur mais c’est aussi une pièce qui décrit la vie quotidienne d’une maison de thé et la cérémonie d’adoubement d’un samouraï.
Le théâtre reprend-il la typologie mise en avant précédemment pour la littérature romanesque (littérature coloniale, littérature exotique, littérature du péril jaune) ? La troisième partie montrera que les représentations sont plus nuancées.