« Ma grand-mère était mendiante, mon père, qui était un enfant plein d’orgueil, a mendié lorsqu’il était trop jeune pour gagner son pain. J’appartiens à une génération qui n’est pas encore passée par les livres. [...] Il faut que je vous rappelle qu’il est en moi des vérités plus impérieuses que celles que vous appelez « les vérités françaises ». Vous séparez les nationalités, c’est ainsi que vous différenciez le monde, moi je sépare les classes. [...] Nous avons été murés comme des pauvres et, parfois, lorsque la Vie entrait chez nous, elle portait un bâton. Nous n’avons eu comme ressource que de nous aimer les uns les autres. C’est pourquoi j’écris toujours plus tendre que ma tête ne le commande. Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres. » [1]
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– 1/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Présentation
– 2/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Marguerite Audoux
– 3/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Léon-Paul Fargue
– 4/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — André Gide (en préparation)
– 5/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Paul Claudel (en préparation)
sur Charles-Louis Philippe.
Wikisource.
Souvenirs, Marguerite Audoux, La Nouvelle revue française,
Tome III (Février 1910 — Juin 1910), p. 195-202, NRF, Paris ; (N°14, 15 février 1910, "Numéro consacré à Charles Louis Philippe").
SOUVENIRS
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Le jour même où Bubu de Montparnasse parut en librairie, Berthe Méténier écrivait à Charles-Louis Philippe : “ Vous seul pouvez avoir pitié de moi. J’ai confiance en vous. Sauvez-moi. Je serai demain à deux heures derrière l’église Saint-Leu ”.
Philippe aurait voulu que demain fût tout de suite. Depuis deux ans il était sans nouvelles de Berthe Méténier, et si elle l’appelait ainsi, c’est qu’elle courait un danger. Il ne pouvait rester tranquille en attendant demain. Il alla prévenir ses deux plus proches amis Charles et Michel. Il était dans une grande inquiétude. Il disait :
— Songez donc, d’ici à demain il y a encore une nuit à passer, et une nuit pour une fille publique, c’est toute une vie.
Le lendemain, il fut bien avant deux heures derrière l’église Saint-Leu. Berthe Méténier arriva par la rue de la grande Truanderie, et tout en regardant à droite et à gauche d’un air peureux elle expliqua qu’elle avait quitté Bubu, qu’elle ne pouvait plus faire ce métier là, qu’elle en était lasse à en mourir, qu’elle avait essayé plusieurs fois de retourner à l’atelier, mais que Bubu avait toujours su la retrouver. Alors elle avait pensé au seul homme qui s’était montré bon et pitoyable pour elle. Elle voulait quitter Paris, s’en aller n’importe où, et elle suppliait Charles-Louis Philippe de l’aider et de la conseiller.
Il la ramena dans un petit café de la rue Vavin où l’attendaient ses amis. Il la fit passer devant lui en la prenant aux épaules, et comme s’il eût exposé au regard de ses amis une chose infiniment précieuse, il dit moitié riant et moitié grave :
— Voilà une femme que je vais sauver.
Il lui enleva son manteau, la fit asseoir à côté de lui. Il la détailla. “ Voyez comme son corps est menu et comme ses yeux sont doux ”.
Il toucha ses bandeaux. “ Elle a des cheveux noirs aussi ”.
Berthe Méténier souriait.
Philippe mit ses coudes sur la table, serra ses tempes dans ses doigts et dit, avec une crispation de tout le visage :
— Elle est comme une petite fille, et il y avait un homme qui la battait.
À l’heure du dîner il fallut chercher un restaurant peu éclairé. Il s’en trouva un sur le Boulevard Raspail.
Pendant que Berthe Méténier s’enfonçait tout au bout de la banquette à la table la plus sombre, Charles aida Michel à sortir d’un journal qui l’enveloppait un petit buste en plâtre. C’était la tête merveilleuse de Santa Fortunata. Tous deux l’offraient à leur ami. Philippe ne se lassait pas de la regarder. Il la mit devant lui, puis à côté, puis au bout de la table et chaque fois qu’il la déplaçait il s’émerveillait de la trouver plus jolie selon que les ombres la faisaient différente. Il regarda Berthe et la petite tête de plâtre, et il dit tout joyeux.
— Voilà que j’ai deux filles, maintenant.
— Je voudrais lui ressembler, dit Berthe Méténier, et Philippe répondit :
— Vous êtes encore plus belle puisque vous respirez.
En sortant du restaurant, on enveloppa de nouveau Santa Fortunata dans un journal, et Philippe la porta sous son bras gauche. Il donnait l’autre bras à Berthe Méténier, et toute la soirée on rôda par les rues sombres pour ne pas rencontrer Bubu. De temps en temps, on s’arrêtait sous un bec de gaz, on entr’ouvrait le journal pour regarder encore Santa Fortunata.
— Je n’ai jamais rien vu d’aussi pur, disait Philippe. Et il refermait le papier pour le rouvrir un peu plus loin.
Vers minuit, on entra dans une gare. Philippe fit monter Berthe Méténier dans un train prêt à partir. Il l’installa plein d’attention au milieu d’oreillers et de couvertures. Et quand le train fut parti son visage prit une expression ferme et sereine que ses amis ne lui avaient jamais vue.
En ce temps-là, il aimait déjà Marie Donadieu. Il l’aimait d’un amour entier et plein de force. Il la menait le soir sur les boulevards, parce qu’elle aimait le bruit et la lumière des cafés. Il la tenait très serrée contre lui.
Elle marchait les bras raides et les poings fermés.
Il venait souvent parler d’elle à une couturière qu’il aimait comme une sœur, et qui était du même pays que lui. Il disait :
— Elle est plus blonde que toutes les blondes, et ses yeux sont plus bleus que tous les yeux bleus.
Quelques fois elle venait avec lui. Il la faisait asseoir dans la clarté de la fenêtre. Il tournait autour d’elle comme s’il eût voulu l’entourer d’un cercle fait de lui-même. Il tâchait de lui ouvrir les doigts qu’elle tenait serrés contre ses paumes, comme si elle y enfermait un secret. Puis il s’intéressait au travail de sa vieille amie. Il soulevait les étoffes et disait :
— Pourquoi faites-vous des robes noires ? Les femmes devraient toujours porter des robes blanches.
Il revenait aux mains de Marie Donadieu. “ Ouvre-les, disait-il, afin que tout soit clair en toi ”.
Un jour d’automne, il apprit que Marie était partie avec un homme riche. Les plis soucieux qu’il avait au front se creusèrent davantage. À chaque instant il ouvrait la bouche pour respirer, on eût dit qu’une chose énorme et que personne ne voyait cherchait à lui écraser la poitrine. Il disait à la couturière :
— Quand j’étais tout petit, je la connaissais déjà. Elle était dans tous mes rêves avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Il mettait une chaise devant la fenêtre comme si Marie allait s’asseoir dessus tout à l’heure, et il disait avec un froncement douloureux du front :
— Il faut qu’elle revienne.
Charles et Michel qui aimaient profondément Philippe se rapprochèrent davantage de lui. Par les longues soirées d’hiver, ils s’installaient dans le sous-sol de la taverne du Panthéon.
Charles-Louis Philippe était à la fois timide et audacieux. Il n’osait pas renvoyer une consommation que le garçon apportait par erreur, et il regardait les femmes en redressant hardiment le visage. “ Toutes les femmes sont belles, disait-il. Elles ont une bouche qui sourit et des cils qui battent ”.
C’était l’époque où il écrivait Le Père Perdrix. Par les beaux dimanches il s’en allait avec ses amis dans la vallée de Chevreuse. Le rendez-vous était dans une petite gare du boulevard Saint-Michel. Pendant que Charles s’informait de l’heure des trains, Philippe attendait sa vieille amie devant la grille du Luxembourg. Elle arrivait en courant à travers le jardin toujours un peu en retard. Michel s’impatientait, ayant peur de manquer le train. Mais Philippe disait en frappant sa canne sur le trottoir :
— J’aime mieux manquer tous les trains que de la laisser toute seule un dimanche.
Aussitôt qu’il l’apercevait, il faisait un signe à Michel qui se précipitait pour prendre les billets. Et tous quatre s’engouffraient dans un compartiment.
Charles-Louis Philippe restait debout près de la portière, pour voir passer les couples d’amoureux qui couraient le long du train, en quête d’un compartiment où ils seraient seuls. Et quand le train s’ébranlait, il s’asseyait, ôtait son binocle qu’il essuyait soigneusement, et quand il le remettait, on ne savait si c’était les verres qui étaient plus clairs où si c’était des larmes retenues qui faisaient briller davantage ses yeux.
Un dimanche il voulut s’arrêter à Lozère où il était venu plusieurs fois avec Marie Donadieu. Quand il voulut s’asseoir sur une grosse pierre en forme de bête où elle avait un jour oublié son manteau, une petite vipère sortit de dessous la pierre. Elle n’était guère plus longue qu’un porte-plume, et pas beaucoup plus grosse. Michel voulait la tuer, mais Philippe l’en empêcha. “ Elle est si petite, dit-il, elle n’a encore fait de mal à personne ”.
La maison aux glycines le rendit rageur. Il se souvenait que Marie Donadieu y avait cueilli une grappe de fleurs, malgré les injures que lui criait un collégien penché à une fenêtre.
Aujourd’hui, les grappes de glycines s’étalaient comme autrefois sur le mur et la grille, mais toutes les fenêtres de la maison étaient closes, et rien n’y vivait. Cela n’empêcha pas Philippe de dire au collégien que, s’il le tenait au bout de son soulier, il l’enverrait bien loin. Et il lançait son pied comme si le collégien était au bout. Sa colère douloureuse était en même temps si comique que ses amis riaient de bon cœur. Il se mit à rire aussi avec eux, et au milieu de sa gaieté tout à coup revenue, il se retournait vers la maison pour crier, “ Sale petit bourgeois, vilain petit monsieur ! ”
Il avait dans sa poche ce jour-là le quatrième chapitre du Père Perdrix. Charles et Michel voulaient s’asseoir commodément sous les peupliers pour en entendre la lecture, mais lui ne trouvait pas de place à sa convenance. Il finit par s’adosser à une palissade et il dit :
— Il y a déjà un bon repas dans mon chapitre ; nous pouvons bien nous passer de sièges.
Il lisait avec une voix un peu grêle et qui montait parfois comme un chant.
Le Père Perdrix parut cette année là, et l’année suivante ce fut Marie Donadieu. Contre son habitude, il n’avait pas lu un à un les chapitres à ses amis. “ J’ai fait une Marie Donadieu que vous ne connaissez pas ”, disait-il.
Quelques jours avant la publication du livre, il dit à la couturière :
— Il me vient des idées comme aux bonnes femmes de chez nous. J’ai le pressentiment que Marie Donadieu me donnera de ses nouvelles le jour où mon livre paraîtra.
Et comme elle riait, il eut un geste d’inquiétude en lui disant :
— Ne rions pas de ces choses-là. Nous ne connaissons rien des forces qui sont autour de nous.
Et le jour même où parut le livre, ainsi que l’avait fait Berthe Méténier quatre ans plus tôt, Marie Donadieu écrivit à Charles-Louis Philippe, après deux ans d’absence, pour lui demander aide et protection.
Quand il commença d’écrire Croquignole sa timidité avait disparu tout-à-fait. Il parlait peu avec ceux qui lui étaient étrangers, mais avec ses amis il laissait déborder sa gaieté pleine de malice, et toutes les folies lui paraissaient bonnes.
Il avait un geste tout particulier pour assurer son binocle, et en levant le front très haut, et en aspirant avec force il disait :
— Je me sens capable de vivre plusieurs vies à la fois.
Pendant sa maladie, il dit à sa vieille amie :
— Je voyage à travers un monde qui s’appelle la fièvre. J’y fais des découvertes très importantes, qui me seront précieuses pour l’avenir.
A un autre moment il dit encore :
— Je viens de faire une culbute dans l’espace. Je ne peux pas raconter maintenant ce que j’y ai vu. Il fronça le front en ajoutant :
— L’essentiel est que j’en garde le souvenir.
La veille du jour où il cessa de vivre, il se souleva de lui-même sur son lit, il chercha de la main son binocle sur la petite table à côté de lui, il l’assura comme il le faisait toujours avec les derniers doigts de la main, et en s’appuyant sur un coude il tendit le visage vers la croisée. Il regarda longtemps, et tout à coup il dit :
— Comme tout cela est beau.
Il avança son visage comme s’il espérait voir plus loin, et d’un accent plein d’admiration, il dit encore :
— Bon Dieu que c’est beau.
Il laissa aller sa tête comme s’il était écrasé par toute la beauté qu’il voyait, puis il remit son binocle sur la table, reposa sa tête sur l’oreiller, et aussitôt ses yeux commencèrent à se voiler.
Le logo est un fragment de la première de couverture de
Bubu de Montparnasse, l’édition actuelle aux éditions Grasset, collection Les cahiers rouges.